Alocco.com

Ecritures en patchwork
 
 

 

 

« Des écritures en Patchwork »

Textes de  Marcel ALOCCO  parus de 1965 à 1985
 en divers périodiques ou catalogues

Publiés en recueil par les « Z’Editons »  d’Alain Amiel, à Nice en 1987

 

13.
Lumière en devenir

Le texte de Marc Devade : « D’une peinture chromatique, théorème écrit à travers la peinture » (Tel Quel n°41) se présente sous une forme rigoureuse, articulant la pensée d’une proposition 0 à une conclusion 12, chaque paragraphe comprenant un certain nombre d’alinéas, parois eux-mêmes développés en sous-alinéas, ce qui semblerait impliquer une exigence scientifique dont il conviendra de vérifier  si elle est satisfaite à l’égal du mécanisme formel apparent. Une première lecture nous permet de constater, ce qui à nos yeux est très important, que le forme employée tout au long du texte est celle de l’affirmation absolue, comme il semble normal dans un travail qui prétend à la rigueur d’une analyse scientifique, et non seulement à la considération de théorie(s) hypothétique(s) en vue d’une pratique créatrice qui se présenterait, habituellement, comme un « manifeste » : donc, la formalisation du texte, (confirmée par la conclusion… »peinture démesurée des couleurs qui nous laisse sans voix devenir ») lui donne valeur de théorie générale sur son objet et non de modeste exposé d’une ligne de recherche plus ou moins empiriquement définie dans un domaine arbitrairement privilégié par l’auteur en fonction de ses préoccupations présentes. D’autres part, et en apparente contradiction, on relève l’insertion dans le corps même du texte  (par exemple entre 2–4 et 2-5) de plusieurs séries de citations , dont on peut se demander quel est le rôle dans un texte de ce type, et s’il est justifié. Ces citations n’étant pas motrices (la démarche ne serait en rien modifiée par leur absence), il nous est laissé le choix entre deux interprétations très voisines, qui sont : ou l’illustration du propos (mais illustre-t-on un propos abstrait par un autre propos tout aussi abstrait ?) ou l’appel à la garantie de l’autorité tel Aristote jadis… Mais il ne nous paraît aucunement nécessaire de garantir une affirmation fondée par une autre, simple rappel d’orthodoxie, la conjonction des conclusions ne nous semblant pas, hors dogme, avoir force de preuve – surtout opposée à une démonstration.

Posés ces préliminaires qui nous permettent déjà d’entrevoir les limites méthodologiques du travail examiné, il est nécessaire de cerner le problème fondamental, c’est-à-dire de préciser quel est l’objet de cette analyse. Il nous faut donc nous pencher sur le fondement du discours, et en extraire l’axiome. Or, dès l’origine, nous constatons une distorsion dans la pensée : l’énoncé de 0 – comprend des certitudes géométriques – par définition – telles que « le volume d’un  corps est la portion de l’espace occupé par ce corps », auxquelles se juxtapose arbitrairement l’affirmation 0-3 « La surface du corps pictural historiquement déterminée (la toile) est une surface plane », conclusion d’une analyse qu’il ne nous est pas donné de suivre et qu’il est d’ailleurs aisé d’infirmer, sauf à poser pour seul corps pictural la toile ; ce qui est abusif puisque la toile est, dans l’histoire de la peinture, d’une apparition relativement récente, alors que des peintures préhistoriques à nos jours, d’Altamira à certains travaux actuels dont nous seront amenés à parler ci-dessous, en passant par la statuaire grecque polychrome, les totems, les masques et les corps peints des peuples dits primitifs, tout implique un support ou corps pictural variable quant à la définition géométrique. Cette liberté prise avec la détermination historique s’aggrave encore en 1-1 d’un arbitraire aussi flagrant : « L’épaisseur du corps pictural peut être considéré comme négligeable ; c’est un volume creux ; du point de vue géométrique (1) il est assimilé à une surface ». Ce qui suppose dans l’établissement du corps pictural, pour être justifié, de la possession à priori par Marc Devade d’une idée (fort platonicienne !) du corps pictural et même de la Peinture, laquelle pourra nous être servie comme déduite…– très logiquement en somme puisqu’elle le sera d’elle-même ! (Cf. également le N.B. page 73 et le § 2 ; la démarche à partir de « chroma, chromatos », dans la manière d’Alain, est de portée équivalente). Il nous est donc maintenant permis de dire qu’établi sur des propositions non-fondées tout le travail de Marc Devade se trouve faussé dès l’origine.

La question qui surgit alors est : comment, si la chose est possible, se pose le problème ? Sans prétendre détenir la réponse, nous aimerions indiquer une orientation de travail.

Considérant le fait pictural historique on se trouve devant l’alternative suivante : soit réduire le problème à un seul des ses aspects historico-socio-esthétique, et décider arbitrairement de limiter son étude, par exemple, à la peinture dite de chevalet, ce qui dans le cadre d’un travail posé comme fragmentaire est parfaitement légitime mais implique bien évidemment de respecter les limites que l’on s’est soi-même données, et donc l’impossibilité de fonder des conclusions sur la peinture conçue comme une notion plus vaste que celle déterminée au départ, et à plus forte raison sur l’art plastique en général, (ce que se permet, abusivement, Marc Devade quand il pose en 5-5_3 que « la production picturale affronte ici la fin de l’histoire des formes »… qui ne pourrait avoir de sens que par rapport à des conditions d’examen indiquées ci-après) ; soit tenter d’ouvrir au maximun le problème en cherchant, avant de l’analyser, quelle est la structure englobante, c’est-à-dire me semble-t-il, aborder le problème de l’art plastique conçu comme pratique de la lumière en tant que génératrice des volumes, des surfaces et des valeurs,(au sens pictural), de la lumière comme instrument de la vision. Il est évident que la seconde hypothèse exigerait une analyse infiniment plus complexe, mais conduirait, si elle était menée à terme, à des conclusions moins simplistes et probablement plus fécondes (ouvertes) que celles qui nous sont assénées.

Enfin, on peut se demander ce qui peut expliquer, sans la justifier, la conduite (ou l’inconduite) du travail de Marc Devade ; mais avant de tenter d’entrevoir la ou les causes (autres que méthodologiques) de l’échec… de manière peut-être un peu hypothétique, mais aussi éclairante que possible, on doit souligner qu’il y a quelque mérite à avoir assumé la tentation de produire un travail non-subjectif dans le domaine qui nous occupe, même si le résultat ne nous semble guère heureux, car voici ouverte une voie qui n’est pas à la veille d’être close.

On remarquera dans le déroulement du texte le recoupement, dans les points forts – on serait même tenté de dire sur tous les points forts – on serait tenté de dire sur tous les points forts – avec les positions plus ou moins empiriquement prises en compte dans les textes ou la pratique par un certain nombre de peintres (une bonne douzaine au moins) depuis quelques années.(2) Tout se passe comme si Marc Devade avait tenté la synthèse des positions éthiques et/ou esthétiques de Parmentier, Buren, Mosset, Viallat, Dezeuze, etc… ; il ne faut donc pas s’étonner de voir le raisonnement dirigé en conduite forcée, au prix de bien des contorsions et de sentencieux énoncés de nombreuses banalités, vers des conclusions que n’implique aucunement dans sa nécessité l’analyse entreprise. Un autre mouvement, complémentaire, consiste à lever les obstacles par la réduction du champs analysé, à conduire son raisonnement comme si toute la peinture était plane (toile) et nécessairement constituée de rapports de couleurs sans volume géométrique, ce qui aboutit paradoxalement à l’annexion d’idées avancées précédemment par des artistes dont l’œuvre se trouve du même coup disqualifié(3), tel Dezeuze (surface transparente, quand surface il y a) Viallat (tissus non plans, filets), Mosset (graphisme ou non-chromatisme). On est ici face à une pensée dogmatique et terroriste grimée en analyse objective conduite, pour ce qui concerne la partie esthétique au moins, comme si l’objet de l’étude était une peinture abstraite et géométrique : (7-4… « peinture comme diagramme de couleurs », et tout le § 4, et plus révélateur encore le §5, 5-1 : « permet de déterminer soit de façon empirique, soit de façon algébrique les paramètres de solutions géométriques ». (1)

D’une manière générale, on pourrait reprocher à ce travail de ne pas se fonder sur l’analyse d’une réalité, mais sur celle d’une construction mentale, ce que nous nous sommes attaché à montrer, mais aussi de ne pas assurer la vérification constante de propos par l’expérience, ce qui aurait sans doute réduit les dégâts. Prenons par exemple les §10 et 10-1. Le propos, si séduisant soit-il, est nié par la pratique, qui tient non « à la production picturale » mais au système économique dans lequel est le produit : il s’agit de l’une des parties de texte les plus révélatrice du processus qui tout au long du travail promeut le désir au rang et place du réel, et donne ici comme acquis un aperçu qui n’est, au mieux, que prospectif. Pour conclure, nous dirons que « D’une peinture chromatique » est surtout une addition de positions actuellement engagées par ailleurs avec plus ou moins de bonheur dans la pratique, dont l’un des mérites est sans doute de poser simultanément un certain nombre de problèmes perçus comme probablement solidaires, et qui vaut surtout par l’impulsion qu’il peut donner : en somme, un manifeste de Devade, qui reste un l’expression d’un désir-Devade, à propos d’une peinture qui pourrait aussi bien être celle, réalisée, d’un Mondrian, Itten ou Albers… mais finalement en retrait sur celle qui se réalise sous nos yeux. Il était peut-être nécessaire d’indiquer ce qui est en jeu, un ensemble d’œuvres en cours d’élaboration par des artistes qui, s’ils sont concernés par les problèmes agités par Marc Devade, ne sont pas sans voix devenant.

Nice le 30 juin 1970

  1. C’est moi qui souligne.
  2. Cf « La peinture et son modèle » par Marcelin Pleynet (Les lettres Françaises, Juillet 1968) les divers textes du groupe Buren- Toroni- Mosset- Parmentier ; « Mise ne garde n°4 » de Buren et « Buren est-il encore justifiable ? » par Catherine Millet (les lettres Françaises, 17 juin 1970) ; « La peinture en question » (Catalogue du Musée du Havre pour l’exposition Cane - Dezeuze – Saytour – Viallat) ; « Commentaire 1 » de Marcel Alocco, catalogue de l’exposition Galerie A. de La Salle (Décembre 1969), divers textes dans le catalogue « 100 artistes dans la ville » (Montpellier, mai 1970) texte de Daniel Dezeuze, dans le catalogue « Environs 2 » (Tours, Mai 1970), etc…
  3. Sans compter nombre de travaux dont il est fait bon marché, tels que les collages Dada, les reliefs (Tapiès par exemple) les œuvres « graphiques » selon Devade (certains Falhström, George Brecht, Simonetti, Arakawa, Baruchello…) une bonne partie du Pop’, le néo-réalisme dans sa presque totalité, le cinétisme, qui se touvent rejetés hors du champ analysé.

 

Polycopié, expédié à cent exemplaires.

 

c