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Ecritures en patchwork
 
 

 

 

« Des écritures en Patchwork »

Textes de  Marcel ALOCCO  parus de 1965 à 1985
 en divers périodiques ou catalogues

Publiés en recueil par les « Z’Editons »  d’Alain Amiel, à Nice en 1987

 

21/ 22/ 23.

Entretiens Monticelli / Alocco
(Eté 1975 et été 1976)
Extraits publiés en trois occasions + fragments inédits,
 Ensemble restitué dans l’ordre chronologique des propos.
–Les passages en italiques sont inédits–

 

Raphaël Monticelli :
Entrons directement dans le vif du sujet. La première question que j’aimerais te poser est simplement : « Quelle fonction attribues-tu, sinon à la peinture, du moins à ta peinture ? »

Marcel Alocco :
Tu te souviens peut-être ce que j ‘écrivais en 1972 à tes élèves qui me demandaient, entre autres, à quoi l’art est utile, quelle est ta place dans notre société, celle de l’artiste…etc ? Voici le polycopié de cette enquête. Je lis, ici par exemple : « L’art serait donc à la recherche de sa fonction. Il s’auto-questionne ». Je vois bien que j’étais optimiste et que cette attitude n’est juste qu’appliquée à une infime fraction des peintres dits « d’avant-garde ». Je disais aussi : «  Cette position angoissante fait que quelques uns prévoient pour bientôt la mort de l’art au bénéfice d’une activité collective de création sociale, ce qui est, à mon avis, mythique et fondée sur une vision faussée de certaines activités artistiques dans les sociétés antérieures. Je serais tenté de penser que l’art marque actuellement une crise des valeurs ; il traduit une situation dans laquelle nous savons assez bien ce que nous ne voulons pas, et assez mal ce qui , parmi l’acceptable, est possible et compatible. »
Dans mon atelier je me contente aujourd’hui, par mon travail, d’accuser, comme on accuse un coup, une situation. A défaut d’un dogmatisme-fauteuil, je vois mal comment embrayer mon activité picturale. Il y a cette contradiction, à montrer, je le dis dans le texte  de mon catalogue « Patchwork », entre ce qui est juxtaposé dans la diversité d’origines historiques et géographiques, et l’unicité qui est dite, et que je ne parviens pas… disons « à vivre ».
Je ne voudrais pas non plus être aveuglé par mon savoir ; je me refuse par exemple de partir de la signification actuellement donnée à certains effets picturaux (telle couleur, tel geste..) pour accepter de les faire entrer dans mon travail, ou pas. L’objectif qui est, dit fort schématiquement, d’obtenir à partir « d’images » un tissu sans orientation, tissu de couleurs qui manifeste la séparation autant que l’unité, fixe les nécessités. Je déchire le tissu, le recouds à gros fil, gros points, donc à la main ; je soupçonne bien quelles en sont les interprétations possibles. Ce qui m’importe, c’est que ces actes soient le passage nécessaire pour que se constitue ce tissu de couleurs, dispersé mais unique et continu : un seul « Patchwork ». Entre l’analyse du projet et celle du travail fait, il y a un passage à l’acte qui engage une telle complexité qu’il est forcément, sauf scientisme simpliste et naïf, perçu comme empirique : disons que je préfère ce saut dans et dessus le vide au simulacre qui consiste à dire pour cause d’analyse d’effets picturaux prémédités, ce qui engage dans mon activité, faussement impulsive puisqu’on ne peut alors aboutir que là où on a déjà été…
Si je n’ai pas répondu à ta question – ou mal, en dérivation– c’est qu’on ne répond finalement qu’à ses propres questions – plus justement à celles que l’on parvient à se poser. Ceci dit, je suppose, à ta façon de formuler l’ouverture de cet entretien qu’il t’est possible d’avancer un peu plus sur ce terrain…

R.M. :
Oui. J’ai peut-être démarré un peu sec… Enfin, ce que tu viens de me dire va sans doute m’aider à mieux poser mon problème.
Avant tout, j’aime à t’entendre affirmer – reprends-moi si je fais erreur sur tes propos – qu’un peintre n’est pas – comme tel– autorisé à répondre à cette question ; que la fonction de la peinture ne dépend pas de la conscience que le peintre en a. C’est déjà dans ce sens que tu avais répondu à mes élèves, les renvoyant aux sociologues ou aux historiens. La différence, c’est que tu me renvoies à moi. Mais, vois-tu, si je t’ai posé cette question ce n’est pas parce que je voulais y répondre, mais parce qu’il me semble que c’est là une question qu’il faut poser et que – à ma connaissance – elle est toujours moins posée – et n’a toujours pas obtenu de réponse satisfaisante.
Apparemment cette question en appelle une autre. Quelle peinture ? Et dans les réponses aux questions de mes élèves quelqu’un avait dit « pour quelle société ? ». Il faut avouer que c’est là une façon de voir assez séduisante. En somme, on veut dire ; « Il n’y a pas une fonction de la peinture, mais une fonction d’une peinture déterminée dans l’histoire ». C’est séduisant parce que ça semble s’échapper des prisons de l’éternité, de l’essence, du Beau… Parce que ça tourne le dos à des valeurs en crise. Dans les milieux cultivés où j’ai été amené à fréquenter ça avait en plus un petit air de gauche qui vous donne l’allure d’un Lénine de salons artistiques. Et la petite bourgeoisie qui se mêle d’art a des démangeaisons révolutionnaires, elle se prétend volontiers matérialiste. Sans compter qu’elle a appris, ma petite bourgeoisie, que l’histoire est mise en mouvement par la lutte des classes. Alors elle a écrit que la peinture peut être l’un de instruments de domination d’une classe sur l’autre. Elle, comme elle savait, ma petite bourgeoisie picturale s’est cru capable de faire une peinture qui aille dans le sens de la classe ouvrière. Ma petite bourgeoisie ultra-révolutionnaire travaille sa peinture pour que l’aurore soit rouge…
Elle a les idées claires et nettes, et la conscience tranquille… elle est l’avant-garde ! La peinture a une fonction idéologique de répression, sauf la sienne, bien entendu, qui est subversive et libératrice. Nos cher révolutionnaires de la peinture peuvent bien s’attacher l’historicisme le moins opératoire.
Car vois-tu les réponses : »la fonction de la peinture varie selon les sociétés – elle est historiquement déterminée– La peinture féodale n’a pas la même fonction que la peinture bourgeoise ou que la peinture prolétarienne – ces réponses là ne satisfont pas le Boétien que je suis sans doute. Parce que je ne suis pas marxiste ou parce que j’essaie de le devenir ?
Dire que la peinture change de fonction selon l’état de la lutte des classes, c’est partiel – et sans doute partiellement vrai– sauf que ce n’est pas la fonction qui me paraît varier ; mais disons, ceux pour qui cette fonction existe, pour qui la peinture fonctionne, ceux à qui d’une manière ou d’une autre elle doit servir. Mais que je crois que les formes disposées sur ma pirogue permettent la flottaison, ou que l’animal peint aujourd’hui rituellement je tue assure le bon huer de ma chasse demain ne change rien non plus à ce que la peinture s’apprend ce pour quoi en réalité j’ai peint, que je le veuille ou non. Je peux toujours croire aussi que là est représentée la Foi flanquée de la charité et que ces vertus sont bonnes et que je dois m’y conformer ; ça ne m’empêche pas– que je le veuille ou non, de prendre là la mesure d’un savoir, de me heurter à l’espace construit, à l’apparence calculée, à la couleur maîtrisée, au bonheur, peut-être, éprouvé de voir là un objet né du rapport entre un peintre, son savoir, ses techniques, son habileté, sa sensibilité, avec un matériau, support, outils, avec et dans une histoire. Je ne saurai peut-être pas dire « j’aime » ou « c’est beau ». La question ne se posera peut-être pas mais je me serai étendu de toute l’étendu de l’objet, j ‘aurai eu là une expérience supplémentaire – et irremplaçable- de l’espace, du matériau, de la couleur…
Tu comprends, quand on me dit qu’en somme l’art est le résultat de la lutte des classes, cette restriction – ce contresens– m’a fait penser à d’autres… L’histoire aussi, la science aussi… On a l’impression qu’en luttant pour que cesse un jour la lutte des classes, par la suppression de la classe dominante, pour le socialisme et le communisme, on lutte pour un mode apocalyptique, figé, pétrifié – sans histoire, sans art, sans… Le mythe de l’âge d’or n’a pas fini de nous poursuivre.
Alors j’aimerais distinguer la fonction de la peinture, ce qui lui appartient en propre et qui en fait une activité irremplaçable dans la structuration de l’intelligence et la constitution du savoir, de mon rôle en tant qu’institution dans une société. Loin d’âtre mécaniquement le pur produit d’une classe, elle me paraît l’un des terrains où, dans les sociétés de classes, se développe cette lutte dont elle devient l’un des enjeux.
Nous pourrons y revenir… Mais une deuxième idée de ta réponse concerne ton travail : j’en retiens deux indications qui me paraissent importantes  et dont j’aimerais tirer une question ; la première concerne les exigences du travail… en somme, il semble – et beaucoup de peintres donnent cette impression – que le peintre se sente (et sans doute est) bien moins libre de faire ce qu’il fait, qu’il y a nécessité à respecter des procédures auxquelles il faut se soumettre. La deuxième concerne le « but » plastique à atteindre. Tu dis : « Ce qui m’importe c’est que les actes soient le passage nécessaire pour que se constitue ce tissu de couleurs, dispersé mais unique et continu : un seul Patchwork. » Ce qui devient cause, n’est-ce pas alors l’œuvre à constituer, le « patchwork » pré-vu, fut-ce dans le relatif hasard de la disposition des rectangles et ne mérites-tu pas le même reproche que celui que tu adressais au simulacre ?
A quoi est soumis l’ordre de tes opérations, le choix des outils, la déchirure et la couture… ? Est-ce vraiment à cette constitution du tissu de couleur, le « Patchwork » ?

 

21.
Deuxième entretien
Patchwork
(Publié dans le magazine N.D.L.R n°1, 1976)

 

Marcel Alocco :
Bien, je vais tenter de reprendre dans l’ordre.
Un peintre est-il autorisé à répondre à la question de sa fonction ? Il est certain que si je ne choisis pas la fonction qui est la mienne, si comme peintre « fonctionnant » je ne suis – quoique témoignant– pas forcément le mieux placé pour analyser ma fonction, je ne suis pas non plus le chien mort traînant au fil de l’eau. Je pense souvent que je suis comme un gros poisson batailleur qu’un pêcheur, hors de ma vue, a ferré : position fort inconfortable – mais tant que je n’aurai pas été tiré hors de l’eau la partie n’est pas jouée. Le défaut de cette image, c’est que le poisson n’est pas « je », mais « nous ». «Je » n’est pas un autre, il est « avec les autres ». « Je » est partie prenante, mais forcément la partie décisive… Mon impression est que je suis une pièce du « Patchwork » toujours continu, mais jamais identique, en apparence au moins, une pièce pas indispensable peut-être, mais pas inutile non plus. Tu m’excuseras de m’exprimer ici en « images » et en « impressions », ce qui en ces temps de théories terrorisantes peut passer pour de la légèreté, mais je crains avant tout, ici comme dans mon activité en général, de tomber dans l’une de ces assurances dogmatiques qui stérilisent, et dont sont victimes, selon moi, la presque totalité des jeunes peintres actuellement sur le devant de la scène ; fascinés par l’effet pictural posé en but ou, autrement dit, englués dans leur « image de marque »… Ce qui ne signifie d’ailleurs pas, entre parenthèses, que ces travaux soient tous automatiquement sans intérêt : il arrive aussi que le poisson se débatte.
Il faut bien distinguer ici ce que j’appelle un « effet plastique », qui est le résultat, du « Patchwork », lequel est un projet toujours en cours de constitution en même temps que de construction.
Le projet de « Patchwork » présuppose bien un ensemble de processus, et même une chronologie des actes : par exemple, premièrement peindre, deuxièmement déchirer, mélanger, puis remettre les morceaux bord à bord, et pour finir coudre… parce que le « Patchwork » donne pour seul acquis qu’il s’agit d’un travail en morceaux… La multitude des éléments simultanément en jeu à divers niveaux à chaque étape rend impossible la prévision. Chacun des temps du travail pourrait bien poser un « effet plastique » s’il est isolé et arrêté – pris en soi – mais tous vont dans le processus engagé se trouver « remis en jeu » par une sorte de combinatoire, chaque étape revenant sur les précédentes dont elle est issue, ce qui rend le résultat imprévu ; d’ailleurs je le fais « pour voir ». Des premiers travaux préparatoires, vers la fin 1973 ? à la mise en cours vers avril 1974, et jusqu ‘à ce jour, on peut reconnaître un processus, mais les effets sont eux extrêmement divers.
 La dernière  question que tu me posais était de savoir si ma démarche est vraiment soumise à la constitution de ce tissu continu… J’ai répondu oui, et j’ai aussi répondu non.  Alors ?
Je crois qu’on commence à avoir une vue de la  question quand on est conscient de tout  ce qu’on ne sait pas  à son sujet : ma culture aujourd’hui est suffisamment « grosse » –  j’emploie à dessein ce mot apparemment impropre… je ne pense pas être d’une « grande » culture…) suffisamment grosse , donc, ma culture, pour m’ouvrir une vue plongeante  sur l’abîme de mon ignorance… Sur quoi je peux dire, avec le manque d’humour habituel, que j’admire ceux qui nous assènent des vérités définitives sur ce qu’est et doit être la peinture, et bien d’autres choses… Ce qui me frappe depuis le début de cet entretien, c’est l’imprudence des sujets abordés et la relative, et nécessaire je crois, prudence avec laquelle nous les abordons. Je réponds donc oui-non, car pour analyser une pratique il faut délimiter un corpus, adopter ou forger des concepts opératoires, souvent spécifique au champ de la pratique  envisagée – mais dans mon travail je ne me coupe pas en morceaux : confondre le corpus soumis à l’analyse avec le champ de la pratique c’est assimiler  le concept à l’objet, et poser l’effet, pré-déterminé, comme cause. Ceci me semble aujourd’hui l’attitude commune ; d’où ma prudence – prudence qu’on a pu me reprocher… Mais j’y reviendrai.
Je veux bien, par exemple, qu’on parle d’ « économie  libidinale » et tous les développements en ce sens qu’on pratique actuellement à propos de la peinture. Outre que « la peinture » me paraît moins « économique » que  faire  l’amour  (si je  peu me permettre de faire jouer les mots !) – c’est un bien long et, pour beaucoup, fastidieux détour, la peinture – cela peut, disons à la rigueur excuser l’existence de la peinture, ou… comment dire ?... la fonder en droit ? mais n’explique  pas – est insuffisante à expliquer –  telle peinture et pas une autre. Toutes ces réponses parlées ne me satisfont pas, ou alors,  elles me dispenseraient du « faire » .

Raphaël Monticelli :
J’ai remarqué que l’image par laquelle tu décris ta situation te permettais de justifier sinon expliquer, non seulement que tu fasses de la peinture, mais aussi cette peinture. Sans préjuger de ce qu’une méthode solide et assurée pourrait nous apprendre, je serais curieux de savoir si tu as le sentiment, en portant des images sur une toile que tu lacères…

M.A :
Non ! que je déchire…

R.M. :
Oui, que tu déchires… pour la recoudre en désordre, si tu as le sentiment donc, de procéder à une espèce de contre-attaque rituelle – tu vois pourquoi j’ai glissé sur « lacérer » – ou si tu te bornes, excuses-moi si l’idée te paraît naïve, à présenter l’image éparpillée d’une culture que tu admets, mais dans laquelle tu te sens mal à l’aise ?

M.A. :
Est-ce que j’ai le choix ? Mon problème n’est pas d’admettre ou ne pas admettre cette culture ; elle est le seul matériau que je possède. Ce n’est donc pas pour moi tant une question de « valeurs » que « d’exposition », si j’ose dire… Il y a ce qu’on dit d’un côté, ce que l’on donne de l’autre, qui ne me paraissent pas aller dans le même sens : un discours unitaire et des bouts d’objets culturels… Une illusion qui recouvre un fonctionnement autre. Le « Patchwork » est ce fonctionnement, ce tissu d’incohérences, de contradiction, qui agit sous couleurs d’un bel ensemble sans problèmes, où chaque chose serait à sa place. Non que tout ne soit pas en effet, d’une certaine manière, à sa place ! Mais ce qui est vu, ce qui est dit n’est pas ce qui fonctionne. La « femme de Matisse » a les pieds du cheval de Lascaux, mais il est convenable de lui trouver les orteils mignons. Si tu veux, le « Patchwork » prend le discours littéralement, il prend au mot, et découvre ainsi un écart… Tu parlais de « contre-attaque rituelle ». Tu sais que j’affectionne le mot « aussi ». Alors je dirai qu’il doit y avoir aussi une part magique… j’ai toujours pensé – et c’est pourquoi mes écrits s’intitulent volontiers « commentaires »– que sous couvert de théorie, le discours des peintres est toujours et principalement fantasmatique ; je n’en nie d’ailleurs pas l’utilité, ne serait-ce que pour s’assurer à soi-même, sur soi-même, une vue cohérente, cohérence qui probablement n’est pas là où je (le peintre) la situe, mais plus… fondatrice peut-être ? Oui, les images sont le matériau de mon travail parce qu’elles sont moins illusoires que ce discours. Mais tout s’intrique, et il faut remonter loin, vers 1965-1966… ou parler de convergences d’intérêt : j’ai peut-être, aussi, éta conduit au « Patchwork » par le soucis de faire revenir les restes ou déchets dans le tout. Ou plutôt, sans doute, par le refus d’admettre que dans mon travail il y ait un « tout » et des « restes »… Déjà au temps de l’Idéogrammaire, de 1966 à 1968, j’avais recueilli dans un bocal les allumettes dont j’usais comme de fins pinceaux, conserve d’allumettes aux couleurs. Mais ce n’est pas un hasard si cette attention aux « restes », je préfèrerais dire « ce-qui-se-passe-à-côté », se concrétise en mars 1974 par une exposition que j’avais depuis au moins deux ans proposée à Ben, « La Peinture déborde » et cela alors que j’avais depuis quelques mois entrepris de petites études préparatoires (30 cm x30 cm) sur le « Patchwork ». Il ne s’agissait pas dans cette exposition « La peinture déborde » de nier qu’il y ait des restes, mais de regarder ces restes comme de la peinture et de les porter aux regards, car il y a du sens en eux, autant au moins qu’en ce qui est « cadré » n’est pas le problème : en même temps, contextuellement ; l’un donnant, et réciproquement, sens à l’autre. Il n’empêche que persistent des pertes de sens…
Ces pertes, ces à-côtés récupérés gardent leurs « allures » de « à-côtés », et puis ce geste récupérateur engendre d’autres pertes… Oui, je parlais de « cadré ». C’est là qu’est le sophisme de toute la peinture actuelle, dan sa façon de donner le travail comme étant décadré, cette illusion d’infini qui est joué. Or, tout ce qui déborde le cadre est perdu – sauf à déplacer le cadre ! La peinture déborde ? Oui. Il faut l’accepter, le montrer : pour cela j’encadre encore. Avec d’autant moins de mauvaise conscience que je sais bien qu’elle continue de déborder, toujours plus loin, chaque –geste créant sa part de pertes.

R.M. :
Pour en revenir à ma question, tu as apparemment si peu le choix que tu présentes ton activité à la fois comme un acte magique (je reprends volontiers ton terme) et comme reflet de la situation. Tu n’es guère « dans le vent » ! et ça ne me gêne pas… Deux questions donc à ce propos : premièrement, l’acte magique me paraît illusoire ; en es-tu d’accord ? Comment acceptes-tu cette illusion ? Deuxièmement, le reflet – ou le constat – de ta situation… quel est son intérêt ?

M.A. :
L’explication par la magie est certainement illusoire. Quand on dit « la lessive X lave plus blanc », si la publicité marche on fait apparemment de la magie. Mais je suppose que l’analyse psycho-sociologique du problème efface la notion de magie. Je crois que l’acte, lui, n’est pas illusoire. Je dis « là intervient une activité magique » parce qu’il est ressenti qu’il se passe quelque chose, et qu’il n’y a pas, à ma connaissance, d’hypothèse raisonnée suffisante pour couvrir cet événement. C’est le saut dans et par-dessus le vide dont j’ai déjà parlé. Là je lâche la rampe, et je le sais : c’est la condition, le risque de l’avancée. Je peux toujours feindre de revenir sur mes pas, ne pas tenir compte de ce qui a été fait cette fois, et recommencer autrement. Je n’en tiens pas compte, peut-être, mais ça compte…
Bon, bon, bien sûr, je sais : on pourrait me traiter d’obscurantiste. Mais je ne suis pas naïf ! Je connais bien ce qu’il faudrait dire, ce qu’il est convenu de déclarer, si je voulais paraître progressiste, voire révolutionnaire… Le paraître des salons ne m’intéresse guère… à quoi bon ? Devant le faire, j’aurais les mains plus vides encore, et sous prétexte que tout est résolu, les problèmes qui se posent seraient éludés. Je n’entre pas dans ce jeu où il est convenu que pour soi tout est fait, qu’il faut changer les autres… position de pouvoir des profs et des rédacteurs en chef… vous voyez le type de bonhomme… disons que devant le mur je dis qu’il y a un mur, et je vois si je peux passer ; tandis qu’il est bien vu de dire : » Quel mur vous arrête ? J’ai moi passé tous les obstacles… mais je vais consentir à vous dire comment s’y prendre… »  après quoi on peut légitimement s’asseoir… à l’ombre du mur.
Quant au deuxième point… J’ai évité d’employer le mot reflet. D’abord parce qu’il est bien trop connoté. Ensuite parce que s’il y a miroir, ce n’est pas un miroir plan – ne serait-ce que par « défauts ». Et puis intervenir c’est modifier ce sur quoi on intervient. Alors… N’est-ce pas plutôt ton, rôle de répondre à cette question ?

  1. « Identités » n°11/12. Eté 1965
  2. « Art Press » n° 2. Février 1973
  3. René Passeron « L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence. Vrin. 1960

 

 

21. bis
Une démarche en crabe
Premier entretien avec R. Monticelli

Raphaël Monticelli :
Je te disais il y a un instant que tu n’es guère « dans le vent ». Il me semble que c’est d’une manière générale ta position dans la peinture qui est « marginale », ou au moins, non pas à contre-courant, mais pour ainsi dire en dehors du courant, et cela depuis que tu peins. Par exemple tu employais le châssis alors que tous, dans nos milieux du moins, le bannissaient. Tu donnes à voir des « images » quand l’aniconicité est à la mode. Tu faisais figure de « théoricien » à une époque où les peintres n’avaient pas encore cette manie ; je me souviens même qu’à l’époque où nous nous sommes connus, tu flirtais avec le mouvement Fluxus agonisant, avec comment dire ? une retenue, et une espèce de distance qui m’avait étonné…
Marcel Alocco :
Mon travail, dans le contexte des arts plastiques et de la peinture de ces dix dernières années, peut paraître incongru – ou bien il l’est ?... C’est qu’au moment où les peintres qui vont faire la peinture de cette décennie sortent des écoles d’art, je reviens aux problèmes plastiques après des études littéraires et par la voie de la critique, de façon générale, de l’écriture. Quand je tente, un peu imprudemment pour une fois, semble-t-il, quoique de manière modeste et mesurée, d’introduire dans mes « commentaires » des concepts linguistiques, c’est insolite parce que la critique d’art n’en avait pas encore fait son cheval de bataille, mais c’est conforme à ma formation et à ma préoccupation d’alors : « l’idéogrammaire » est la tentative d’une sorte de pont lancé entre le texte d’où je viens et la peinture dans laquelle j’interviens. En fin 1967 ou début 1968, lorsque Dezeuze, de passage à Nice, voit pour la première fois dans mon atelier mes « écritures », « lexiques », etc… il résume mes explications par cette phrase que j’aurais peut-être oubliée si je ne l’avais notée dans mon « journal d’atelier » : « En somme, tu veux faire avec les moyens de la peinture une anti-peinture ». C’est ce que toi-même écrira vers la fin de la même année dans le catalogue d’INterVENTION à Rome. N’oublions pas qu’alors B.M.P.T., bien que scandaleux (je pense aux réactions qu’ils provoquent durant la Biennale de Paris en octobre 1967) reste un groupe noyé dans le flot de la production hétéroclite et qu’il est donc un groupe fort marginal et très contesté, n’oublions pas qu’alors l’objet occupe le premier plan et que la peinture identifiée à la depuis longtemps agonisante, à ce qu’on dit, Ecole de Paris, est pour ma génération un moyen dévalorisé : on refuse de se dire peintre, on est plus volontiers à la rigueur anti-peintre. On rejette la couleur, en emploie le moins possible et en s’en excusant, on est volontiers monochrome, on peint en camaïeu, comme si c’était moins compromettant d’employer une couleur que  des couleurs ; et on va bientôt préférer parler de matière, de pigment… La « belle » peinture, affublée du péjoratif « rétinienne » est bannie. J’apparais, dans ce contexte, comme quelqu’un qui cherche à redonner, contre la « belle » peinture, dans une démarche très conceptualisée, donc comme « anti-peinture » une fonction à la couleur.
Aujourd’hui, en en parlant, il lme semble que si ma position était insolite, celle-ci acceptée, les moyens de la « parler » étaient, eux , relativement adaptés à ce type de travail ; disons plus justifiés qu’à propos d’autres.
Pour Fluxus, mouvement auquel ma contribution a été très marginale, ma « retenue » était de plusieurs ordres. D’abord la version très personnelle qu’en donnait Ben, à Nice… Et puis sans doute le côté « petite épicerie » que dénonce justement François Pluchart dans un récent numéro d’artitudes, et qui déjà me gênait. Mais avoir rencontré George Brecht à ce moment-là… C’était au printemps 1965, nous étions allés avec Ben à Villefranche l’interviewer : le résultat fut cette Conversation sur autre chose que j’ai publiée dans Identités (1), interview partiellement reprise en 1973 dans Art Press(2). Cette conversation s’est continuée dans les mois qui suivirent, et paradoxalement je pense que c’est la réflexion provoquée par l’attitude de George qui m’a con duit à revenir à la peinture pour nous dévalorisée. Les nouveaux-réalistes, Arman en tête, nous le répétaient… Ils avaient des raisons, leurs raisons… Yves Klein avait posé le point final – encore un ! Toute l’histoire de la peinture n’est-elle pas faite, pour employer un pluriel bien singulier, de derniers tableaux ? Mais dans la perspective de George Brecht, la peinture devenait un « arrangement » comme un autre. De plus Fluxus, il me semblait – c’est peut-être une vision personnelle, orientée par mes préoccupations d’alors – cultivait la non-délimitation des genres. J’avais par exemple proposé, dans cette perspective, un « event » intitulé : le bruit du velours rouge ; il s’agissait tout simplement de déployer un coupon de velours, vert d’ailleurs, sur la scène, en présentant ce geste comme une composition musicale… Bon, passons : ceci pour signaler simplement comment mon entrée, ou mon retour, comme on voudra, dans la peinture, prend une route particulière. Ici encore je me distingue des gens de ma génération, lesquels ont dû, à ce qu’ils disent, « abandonner un savoir ». Il y avait près de dix ans que mon maigre savoir pictural s’enfonçait dans l’oubli. Pour moi la peinture apparaissait comme un moyen neuf, à inventer. C’est pourquoi jamais je n’ai parlé d’abandonner un savoir, de déconstruire, ni même comme certains aujourd’hui de reconstruire. Il me fallait « trouver » la peinture. Alors je me suis mis à faire le b et a ba ; mais le livre était bien sûr écrit pour moi comme pour eux : je veux dire qu’il y avait bien une peinture déjà là, qu’on tente de la nier comme eux, ou de l’inventer comme moi. Seulement nous ne le percevions probablement pas de la même manière ; là où eux voyaient par exemple… en Mathieu… un adversaire – enfin, c’est ce que je suppose– j’étais indifférent devant une peinture qui me semblait d’un vide retentissant : je n’étais pas concerné, cela se passait sur une scène, je refusais d’entrer dans la salle, celui qui repeignait la façade m’intéressait suffisamment.
Il faut dire aussi que l’influence des peintres américains tant invoquée n’a sans doute guère joué directement, moins certainement que la réaction négative de la peinture régnante chez nous… L’influence s’exerçait surtout par la reproduction photo… C’est maigre ! Pour Pollock, évidemment, il passait mieux, il y avait le geste. Alors, pour l’apport positif, un Hantaï présent, le travail de Parmentier ou les positions du groupe B.M.P.T. , c’était bien plus traumatisant que dix américains en cartes postales ! Ceci pour la génération en général, car personnellement je me suis senti plus  « travaillé » par les discours totalement extérieurs… Ou alors par le « comment-cela-devient-du-Hantaï ». Aussi, les reproductions… invisibles ! L’avantage de mon attitude, ou plus justement de ma situation, était que je ne pouvais pas considérer tel ou tel problème comme résolu. Aucune possibilité de solution ponctuelle, inconvénient de cet avantage. D’où cette démarche en crabe, fort complexe, quoique je l’espère – enfin j’ai essayé– suffisamment cohérente.
Finalement, ce qui me paraît, d’une façon générale, caractériser la « nouvelle peinture » en France, c’est son inscription dans le droit fil de cette Ecole de Paris tant décriée… Y compris par le biais de la nouvelle abstraction américaine. En dépit d’une production discursive inflationniste, cette pratique me semble un peu courte, bornée à tous les sens du mot… Pour tout dire, en cédant peut-être un peu à la tentation de provoquer, je me demande sic e qui est intéressant chez, pour prendre un exemple, Viallat, ce n’est pas ce qui dans son travail peut rejoindre Boltanski… Oui, héritière de l’Ecole de Paris : il n’est que de voir comment de l’héritage de l’abstraction d’après-guerre, cette « nouvelle génération » considère comme acquis, durant les années où elle s’illustre dans la déconstruction (et, sur ce point, sans la moindre remise en question), que le problème de l’image est résolu par la non-représentation au sens où l’entendaient – ou du moins la pratiquaient – mes peintres des années cinquante. Qu’on lise René Passeron (3), et on verra que la façon de penser alors la peinture n’était pas si folklorique qu’on le voudrait faire croire.
Or, c’est là justement que se joue la peinture : dans le rapport de l’image (laquelle se constitue dans toute intervention picturale) avec ses conditions d’existence. Si tu préfères, rapport de l’image à « ses constituant matériels immédiats ». La discorde du châssis m’a toujours laissé étonné. Je ne parviens pas à comprendre qu’on puisse penser avec quelques morceaux de bois, même travaillés de tenons et mortaises. Moi, je croyais qu’on pensait avec des concepts ! J’ironise… C’est pour dire, tu le devines, que pour moi le châssis est un effet, non un concept opératoire. C’est pourquoi lorsque j’ai tenté de faire le point sur disons les « constituants immédiats » de la peinture, j’ai abordé le problème par la notion de (dé-)tension, c’est-à-dire ce jeu possible de tendu-détendu… et, au reste, ce qui m’a semblé important, c’est l’état plastique du support au moment de l‘intervention picturale, et non l’état de présentation, sa mise en scène, laquelle peut voiler ou dévoiler le travail, mais ne le change pas. Si je froisse une toile de Cézanne et la pend par un coin, je change l’objet, pas la connaissance : j’entraîne plutôt une méconnaissance. D’où, sans doute mon horreur du théâtre à texte, en ce qu’il me paraît toujours mutilant, réducteur… Je ne supporte le théâtre que si j’oublie ce qui est dit, si le texte, d’une façon ou d’une autre n’a pas d’existence autonome… sans quoi je préfère qu’on me donne le texte à lire et imaginer. Pour fermer cette parenthèse, j’en reviens à Hantaï : le rapport au châssis, ou au mur, ce qui pour moi a la même valeur, d’une toile de Hantaï, me paraît important dans la mesure où la peinture est faite par le froissage initial, d’où la nécessité d’avoir un support dé-tendu au moment du travail. Chez tous ceux qui ces dernières années ont travaillé des tissus sans châssis, cette absence me semble secondaire et d’autant plus que le tissu, au moment du travail, est mis en place, au sol, à plat, peut-être pas fixé, mais figé…
Nice, mars 1975

  1. Identités n°11/12, été 1965
  2.  Art Press n°2 février 1973
  3.  René Passeron. L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, Vrin 1960

 

Artitudes International n°24-26, juin 1975

 

21. ter
Troisième entretien
(été 1976)

Marcel Alocco :
 La publication dans un numéro d’Artitudes d’un fragment de notre précédent entretien a provoqué quelques remarques. J’espère avoir aujourd’hui, dans le courant de notre conversation , l’occasion  de préciser ou nuancer mes propos, propos dont je suis conscient que pour traiter de situations générales ils déforment certaines positions particulières.
Mais pour commencer, j’ai ces jours-ci rapprochés certains faits que voici : on dit que le public ne se précipite pas sur les ouvrages présentant la peinture actuelle, ouvrages dont la diffusion est , relativement aux tirages  atteint dans certains cas par l’édition, d’une extrême faiblesse. Ecartons, quoi que ce ne soit probablement pas  sans incidences, la questioin du prix de vente… Quand on   examine  les deux derniers  en date parus en France, « Art en France » de Jean Clair, sorti début 1973 et « L ‘Art actuel en France » d’Anne Tronche » paru un peu plus tard, on s’aperçoit que ces ouvrages, pour se présenter comme des panoramas sont en fait des sélections. Je ne  conteste nullement ào un critique le droit d’apprécier de l’apport culturel de tel ou tel artiste. Je constate simplement ce fait : au lieu de présenter un panorama des événements, sinon objectif – ne soyons pas utopiste– du moins le plus complet possible, pour ensuite indiquer quelles perspectives l’auteur estime fécondes, on préfère ignorer certaines zones… Qui  chercherait là quelques indications sur, disons Pincemin ou Meurisse – on pourrait en citer d’autres – s’aperçoit qu’il n’en est pas question. Autrement dit, ces ouvrages, aux yeux de l’amateur étonné, qui penserait – il y en a– ces deux peintres – à tort ou à raison– parmi les plus intéressant dans les démarches picturales actuelles, ces ouvrages semblent périmés, et ceci à peine quelques mois  après parution.
D’autre par je constate que l’une écrit « Support/Surface regroupe depuis 1968… » tandis que l’autre fait remonter son histoire à 1966, alors que jamais, avant qu’en 1970 Vincent Bioulès  invente  ce label, et que se constitue officiellement le groupe à l’occasion de l’exposition de l’A.R.C., groupe qui devait durer de septembre 1970 à juin 1971, avant d’éclater à Nice, et de se poursuivre  dans une sorte de « maintenance » par les « Cahiers Théoriques », jamais avant cette époque il n’avait été question de supports/Surfaces. Il y avait un courant plus vaste  que ce qu’allait devenir le groupe, des conjonctions significatives, comme INterVENTION en 1968, l’exposition de l’Ecole spéciale d’Architecture en 1969, exposition ou mis à part Pincemin, organisateur, ne participait que de provinciaux, les expositions de l’été 70… Ceci met en question le rôle de la critique, et une certaine mystification portant sur la chronologie historique favorisée par certains peintres. Tu as déjà abordé dans une préface (1) ce problème. Voici , en vrac, quelques remarques ajoutées au dossier… Que peux-tu en dire  actuellement ?

Raphaël Monticelli :
Eh bien, voilà que c’est le critique qui est sur la sellette… Tu sais combien je suis réticent à me gratifier d’un tel titre, préférant me présenter comme étudiant de la peinture, apprenti auprès de vous ; il n’en reste pas moins que, objectivement, j’ai un rôle, un statut, une place de critique, local il est vrai, mais critique tout de même.
Cela pour dire que dès lors que tu mets en question le rôle de la critique – ou des critiques–  comme quand je le mets en question,– c’est mon propre rôle que je mets en question, tout en le jouant d’ailleurs. Et si nous mettons en question le rôle du critique nous le devons encore aux peintres – non aux critiques. Non pas parce que leur lise en question de la peinture, les questions que j’en tire, les problème que ça pose, implique que la critique elle-même est touchée.
Je semble sans doute, pour le moment, tourner autour de ta question qui portait, en somme, sur l’historique, sur le déroulement chronologique des événements… C’est que j pense que cette chronologie est secondaire, je veux dire que ce n’est pas la recherche – et l’erreur – chronologique qui détermine la peinture, c’(est au contraire l’attitude que l’on a à l’égard d’un certain type de peinture l’erreur. Plus brièvement je dirai que lorsque Jean Clair fait remonter à 66 et Anne Tronche à 68 l’activité de Supports/Surfaces ou bien ils prennent  leurs désirs pour des réalités ou bien leur erreur est l’écho des désirs de certains. Note qu’ils n’ont pas tort ; l’activité du type Supports/Surfaces est bien antérieure – est nécessairement antérieure – à la réunion de certains peintres autour d’un sigle, mais alors, je crois, il faut remonter beaucoup plus loin. Mais si je dois parler de Supports/Surfaces comme tel, je ne remonterai pas au-delà de 70…
M.A. :
… Encore faut-il préciser de quoi on parle !...
R.M. :
… la chronologie n’est pas déterminante ; mais la netteté – (l’honnêteté)– en la matière est significative.
Alors d’où naît l’erreur ? Ni Anne Tronche, ni Jean Clair, semble-t-il, ne sont malhonnêtes ; on ne résoudra rien non plus en les prenant pour des imbéciles. Je dirai même nettement que je les tiens l’un et l’autre pour des personnes honnêtes et intelligentes, beaucoup mieux placées que toi et moi pour savoir et faire savoir…
Je peux maintenant prendre les deux bouts de mon histoire. Si je mets en question la critique, c’est que l’erreur – à mon sens– procède du statut même du critique aujourd’hui. Que mes erreurs, – dont nécessairement je n’ai pas conscience– naissent du rôle que je joue ; et que je préfèrerais commettre le moins d’erreurs possible – en tous cas être en mesure de les reconnaître… Je dirai que pour cela il faut que je les commette, c’est-à-dire que j’accepte le plus possible ce rôle. C’est dans cette idée que j’ai organisé une exposition Galerie Boudin. Tu sais avec combien de réticendes avec combien de tourments et presque de remords ; (je ne sais pas si j’aurai–  si je chercherai – l’occasion d’en organiser d’autres), mais cela m’a beaucoup appris sur le rôle que j’essayais de ne pas jouer toiut en l’organisant, et que je jouais tout de même. De ce point de vue aussi toute l’évolution de mes rapports avec Dolla m’a beaucoup appris.
Mon point de vue avoué – comme celui de beaucoup d’autres– est d’informer le public. Dans les faits, le critique informe le public moins qu’il ne promeut une marchandise, et cela d’autant plus qu’il est – comme on dit– mieux placé ; c’est-à-dire qu’il représente une plus grande possibilité de valorisation de la marchandise artistqiue. Du point de vue de l’information la critique manque son but.
Se dessine en négatif de tout cela l’exigence d’une activité critique d’explication. D’étude de l’art. Et des conditions qui en faciliterait la possibilité, permettraient même son épanouissement. En gros, séparer l’exigence critique des exigences du marché. Sortir de la logique du profit qui se répercute jusqu’au niveau théorique . C’est le socialisme que je définis… on le sait.
Mais en attendant ? EN attendant, la minutie la plus grande, l’effort théorique le plus honnête, le plus prudent, le plus rigoureux. En attendant la dénonciation de ces mystifications permet d’éclairer un champ de lutte, un enjeu de combat, permet à la fois de mettre en lumière la nature de classe des conflits de critiques – même sur les dates– et de se situer soi-même clairement sur des positions de classe.
Mais toi-même, tu as touché à la critique… et ne minimise pas ton rôle, je ne suis pas le seul à te devoir beaucoup… Tu peux sans doute apporter des réponses à ta propre question.
M.A. :
Pas pour l’instant ; aujourd’hui j’aimerais rester en position de questionneur, ne pas laisser les rôles s’inverser. Nous pourrons probablement revenir sur ces problèmes et sur le sens et les effets de mes interventions… « critiques »… si tu veux.
Pour l’instant voilà ; tu disais dans l’entretien précédent, je te lis : « … que je crois que les formes disposées sur ma pirogues permettent la flottaison… ne change rien à ce que la peinture m’apprend, ce pourquoi en réalité j’ai peint… ». Je t’ai entretenu à mesure de mon travail, et tu sais que je l’ai abordé par approximations successives, soucieux de ne rien écarter, avec cette hantise de ne pas me laisser conduire, comme tant d’autres, fasciné par un seul problème, à abandonner certains aspects pour explorer un fragment qui serait « mon fragment »… Comme certains, ceux que j’appelle les « réducteurs de têtes », tu sais ce texte de dérision que j’ai publié en 1970…  Bon, dans une certaine mesure mon travail « m’aide à flotter ». Mais toi, face au Patchwork, qu’est-ce que tu apprends ?
R.M. :
Oui… C’est sans doute plus facile pour la pirogue que pour le Patchwork… Facile à chercher en tous cas… Ne serait-ce que parce que le Patchwork je le vois au fur et à mesure qu’il se fait, et qu’à chaque moment de sa relation à lui j’essayais d’analyser à la fois ton travail et mon propre regard.  Le Patchwork j’en ai d’abord entendu parler : je ne sais pas si tu te rappelles… Tu expliquais ton travail et tu ajoutais des tas de « tu verras ». Ca m’avait surpris et intéressé… ça m’avait laissé sur ma faim. En passant un remarque : j’aimerais bien qu’un jour nous parlions de la relation entre le vu et le dit dans l’appréciation de la peinture, de ce que la vision doit à la langue ; je m’y suis déjà intéressé, mais faute de temps, d’outils, de conditions favorables, je n’ai jamais continué. Alors…

Quand j’ai vu premiers patchworks, j’ai vu, déchiré, tout ce dont tu avais chargé tes travaux d’images, l’ambiguïté, réelle ou perçue, de leur ressemblance faussée. Puis je t’ai vu travailler : longue patience de la couture, activité quasiment maniaque qui, pour la première fois te mettait en contact immédiat, direct, constant, avec la toile. Du coup je me suis mis à m’intéresser à la distance que tu avais toujours entretenue avec la toile, les matériaux, dans la peinture que tu avais faite jusque là. Le Patchwork, si tu veux, c’est le lieu plastique de rencontre, de tension, de contradiction entre diverses préoccupations et – en même temps – le lieu où d’anciennes contradictions se résolvent.
Premièrement, le Patchwork résout le problème de la composition, des limites, du format. La production antérieure se présentait, que tu l’aies ou non souhaité, comme rigidement composée en quatre parties égales…

Marcel Alocco :
Tu veux parler des images de 1972-1973 probablement ?

R.M. :
Oui, c’est ça, quand tu mettais en place l’un des matériaux que le Patchwork devait utiliser… la composition rigide autour des médianes produisait un point de convergence optique au centre géométrique de la toile, accentuait sa quadrangularité, la délimitait parfaitement. C’était déjà une manière de banaliser la limite. Le Patchwork part de cet état de la toile.

M.A. :
Parfait… Aujourd’hui la toile est autrement organisée, ou désorganisée, comme on voudra.

R.M. :
Tu déchires, et par lune reconstitution aléatoire qui rend un rectangle…

M.A. :
Qui tend de moins en moins au rectangle.

R.M. :
Je suis d’accord. D’une part la déchirure dans le droit fil produit des morceaux rectangulaires qui, montés par juxtaposition de leurs côtés, tendent en gros vers le rectangle – conservent l’orthogonalité, de l’autre les morceaux nbe sont pas montés pour remplir un rectangle, ils ne s’inscrivent pas dans les limites prévues du rectangle. En ce qui concerne la composition, la délimitation, les limites et le format, le Patchwork éparpille la vision, banalisant la limite et éliminant la rigidité de la composition. Dans tes tout derniers travaux tu accentues encore le refus de te laisser enfermer – et d’enfermer ta production– dans des problèmes de limites et de formats : très tôt tu as nommé tes patchworks « fragments »…

M.A. :
J’ai surtout, dès le début, parlé au singulier du Patchwork…

R.M. :
Eh bien, en respectant de moins en moins le rectangle, tu insistes toujours plus sur le côté fragmentaire de chaque Patchwork : chacun est un tout et en même temps un élément d’un ensemble plus vaste en construction. Si tu préfères, tes derniers travaux me semble insister davantage sur le caractère discontinu de la pratique.
Deuxièmement, le Patchwork te permet de présenter comme un tout les « formes » et le « fond » qui les permet ; l’image et les matériaux qui la permettent. Lorsque tu présentais des images comme réserve écrue sur une toile, ou peintes selon un traitement différent (empreintes sur une toile pigmentée par pulvérisation) tu mettais en avant l’opposition de traitement, d’apparence et de statut entre la toile-support et l’image, même si ton intention était autre, et – par certains côtés– apparaissait comme autre…

M.A. :
A cette époque j’étais à la fois très convaincu par la démarche et insatisfait du résultat, cette opposition dont tu parles…

R.M. :
Par exemple le support bénéficiait d’un traitement plastique plus évident que l’image ; c’était le « fond » qui faisait la peinture. Le Patchwork, parce qu’il ne repose ni sur la déchirure de la toile seule, ni sur le découpage de l’image, mais qu’il suppose la déchirure dans le droit fil, indistinctement, de l’œuvre entière, unit intimement l’image et le support, ce qui est présenté et ce par quoi c’est présenté ; je crois que c’est important ; le médium devient plus nettement un élément plastique à part entière, et la forme apparaît comme instrument entre autre de la transformation.
Il s’agit, si tu veux, d’une espèce de radicalisation plastique du travail : le mouvement vient de moins en moins d’une réflexion théorique sur l’image, mais de l’acte de peindre lui-même.

M.A. :
Oui, le Patchwork c’est le confluent de toute une série de problèmes, dans lesquels l’image se trouve prise. C’est aussi la réalisation d’une volonté de ne jamais rien abandonner dont il a été question et qui se manifestait pleinement avec « La Peinture déborde »…

R.M. :
La réflexion sur l’image était importante. C’est en aiguisant cette contradiction qui naissait de ton rapport aux images et à tes travaux d’images que tu as été amené au Patchwork. Ce qui sera mon troisièmement : l’image n’apparaît plus comme un élément d’un stock, d’un répertoire culturel ou d’un système de référence mais comme un moment de réalisation, d’objectivation en rapport avec une activité de perception. Tu ne la présentes pas comme objet d’un regard (Comme ce que je vois, mais comme élément qui construit un regard – ce qui fait que je vois de cette façon, que je regarde ainsi). Elle n’est plus »image » de culture passée, objet de reconnaissance, mais moyen d’une culture critique ; ce que tu fais et présentes produit une connaissance. Et cette production ne s’opère pas chez un peintre par une « vision » (la main et le corps devenant alors des instruments chargés de rendre la vision) qui précède la pratique, mais par la vison se construisant, se situant, se mesurant, se développant dans le rapport du corps à l’espace, les mouvements du corps, leur maîtrise. Dans la pratique en somme. La production du peintre est alors point de repère et d’analyse dans la construction de la perception de l’espace, objectivation plastique du rapport à cette construction.
Quatrièmement, il me semble que le Patchwork répond pour toi – voulue ou non– à la nécessité d’un contact immédiat avec la toile. Tu vois qu’en fait je développe ce que je disais dans mon troisièmement. Jusque là (je crois l’avoir dit au début) tu avais eu avec la toile des contacts différés ; tu avais toujours cherché la plus grande distance possible entre la toile et toi, les matériaux et la toile ; tu prenais des bombes pour pulvériser, des caches pour empreinter, et ton utilisation des brosses avait un côté très froid, très net, de peintre en bâtiment. La distance existe toujours mais à un autre niveau.

M.A. :
C’est ce dont nous avons parlé dernièrement à propos de dérision et de distanciation.

R.M. :
Oui.

M.A. :
« Dérision » n’est d’ailleurs pas très juste. Cette distance que je marque par rapport à la culture n’est pas une mise en jugement. C’est simplement une espèce de mise à plat. Je ne porte pas de jugement de valeur. La culture, c’est mon matériau. Alors c’est ça la culture, et c’est ça que je prends.
R.M. :
Il me semble que tu peux d’autant mieux marquer cette distance que, dans la pratique, tu entres en contact immédiat avec la toile. Avant le Patchwork tu avais déjà expérimenté des découpages. Tu les as, momentanément peut-être, abandonnés.

M.A. :
Tu penses au travail de 1969 ?

R.M :
Oui, la toile que tu as dans le couloir.

M.A. :
Le « Brouillage »… C’était lié aussi au débordement du châssis, comme dans le cas de la toile ocre de la même époque que possède Ben. J’y suis revenu épisodiquement, mais constamment…

R.M. :
Ce que tu découpes, dans ce cas, c’est encore l’image. Dans les rubans sergés que tu avais présentés à la Biennale de Paris de 1971 les espaces entre les rubans laissaient voir le châssis, mais c’était une tout autre problématique. Aujourd’hui il s’agit de déchirer une toile déjà peinte, ça me paraît important. Du point de vue de la pigmentation ta toile est terminée.

M.A. :
La toile matériau est terminée, soit, et la manipulation des fluides. Reste à faite la « peinture », établir la couleur de la pièce qui va en résulter. Ici commence le travail de la peinture à sec, disons comme… le montage d’un vitrail ou de certain collages. Mais à la différence que là où ces techniques construisent l’image, j’utilise l’image pour faire la couleur.

R.M :
Ah… je défendrais volontiers l’idée que dans la mosaïque, le vitrail ou les collages aussi, et quel que soit le contenu sémantique, l’image était aussi (et peut-être surtout), le moyen de « faire » la peinture, et de traiter le rapport aux couleurs aussi. C’est encore l’histoire de la pirogue.

M.A. :
Mais la démarche est comme… inversée… J’aurais dû dire en effet que le Patchwork va « refaire » la couleur.

R.M. :
Pour en revenir au con tact immédiat, depuis le Patchwork la pratique de la construction de la toile-matériau a elle-même changé : il y a les drippings, les toiles froissées pulvérisées, défroisssées, refroissées pulvérisées en une couleur différente, les grands traits de brosse où le geste ne se cache pas. Si du point de vue des limites le Patchwork, parce que c’est un ensemble de fragments, insiste sur la continuité de l’œuvre, du point de vue de la pratique c’est devenu nettement discontinu.

M.A. :
En effet, le traitement de l’espace conjonctif entre les caches a changé.

R.M. :
On peut ajouter encore quelque chose : en fait si le matériau coloré est prêt, le travail de la couture, du dessin de la couture, commence.

M.A. :
C’est alors un autre dessin qui, oui.

R.M. :
C’est un autre dessin qui vient se supperposer..

M.A. :
Oui… qui vient s’imposer à la couleur.

R.M. :
Qui vient s’imposer, c’est plus juste… et dans ce cas, le fait que tu aies cherché – à certain moment– à savoir si tu allais ou non pigmenter les fils de couture est intéressant à prendre en compte.

M.A. :
Ah oui, j’ai tenté dans quelques pièces des couleurs dans les fils – je me suis contenté d’ailleurs, en pratique, dans quelques pièces relativement récentes de colorer les fils qui restaient… L’en-trop de l’aiguillée. Et pour les toutes premières, en 73, j’employais des fils déjà colorés, selon des modalités trop complexes et mal établies : j’ai préféré abandonner – provisoirement. A signaler l’emploi pour une pièce totalement blanche – écrue plutôt car il s’agit d’un tissu tel quel – de fil écru e t rouge, l’un employé perpendiculairement à l’autre, de telle façon que je ne dessine jamais une figure fermée d’une même couleur…
D’ailleurs, à ce propos, je pense qu’il y a un principe d’économie qui est devenu conscient et qui est important. J’entends économie dans le régime de fonctionnement, « La peinture déborde » compris. Le fait de garder les fils est un principe d’économie au sens strict ; et qui entre dans l’économie du travail. Au lieu de les couper, je les introduis directement dans le travail.

R.M. :
Et en même temps, le fait de les garder dans le Patchwork me ramène à l’idée de pratique discontinue, de contact plus immédiat ; dans les premiers Patchworks c’était curieux : la couture feignait sa continuité, on avait l’impression , à voir un Patchwork, que c’était un même fil qui avait servi tout du long. Garder les fils, dans les derniers travaux, c’est accepter sa propre pratique.
Je n’ai plus grand chose à dire pour répondre à ta question, sinon souhaiter que nous discutions un jour de la peinture comme objectivation d’un rapport à la réalité (quelle réalité ?) par des moyens propres ; de la façon dont une objectivation transforme le rapport lui-même pour le sujet qui peint comme pour celui qui regarde ; comment se développent les contradictions contenues dans l’œuvre elle-même, et celle qui surgissent et s’aiguisent dans le rapport à l’œuvre. Beaucoup de problèmes pour une fin de réponse, non ?

M.A. :
Tu as sans doute davantage que moi à dire sur ce point, et de façon plus pertinente. Car je vois bien que ça te trotte… Tu y reviendras si tu veux au galop… Pour moi… Tu viens de dire, à propos des fils, que c’était là « accepter sa propre pratique »… C’est dans ce sens que va mon effort, quoique le mot effort là me semble assez impropre à traduire cette attitude, attitude au reste qui n’est pas nouvelle. J’ai souvent dit qu’il y avait dans le travail une logique interne qu’il fallait exploiter : je guette l’apparition d’un détail, je l’accentue, le mets en évidence… J’apprends à la voir. Une démarche qui fait qu’on s’ensevelit » dans sa pratique : ce qu’on pense et xce qu’on dit, les mots que l’on prend au mot – je veux dire que décrivant ce que je voit du travail, on constate une absence pour les autres, et in remplit ce vide. On enchaîne, chaque fragment
appâtant  en quelque sorte le suivant. Tout cela est – dans l’immédiat égoïste– plus important pour moi que de prononcer les conditions dans lesquelles cela se fait. Toute l’évolution des couleurs, des thèmes, des structures – ces constructions éclatées, non compactes, cet effacement des limites, tout cela se creuse lentement : chaque fragment ressemble au précédent, mais quelle différence, presque toujours, entre un fragment et celui qui suit cinq ou six pièce plus loin… ce n’est pas une question de progrès, c’est davantage ça…davantage évident.
Ce que disant, d’ailleurs, j’amorce dans le sens de tes questions. Mais je préfère pour le moment rester sur le terrain plus événementiel. Tu as dit que mon travail « n’était pas dans le vent ». Cependant il y a un contexte auquel je sais bien que je ne suis pas étranger, mais par lequel je ne me sens guère concerné, et de moins en moins il me semble… Un moment ,vers 1971, j’ai été comme paralysé par ce qui se passait autour de moi : quelque chose comme un manque de confiance, un énorme « et si je m’étais complètement fourvoyé ? », et j’ai persisté… Comment vois-tu les choses, depuis dix ans – le temps à peu près écoulé depuis que tu suis de l’intérieur les événements ? Quels rapports entre les démarches, les situations, les réussites ou les échecs – si cela a un sens –« l’exposition » (ce qui se montre) et les occultations ?
Au fond c’est un panorama un peu complexe que je te demande, et peut-être préfères-tu réfléchir. Aussi je te propose d’arrêter ici, et de reprendre un autre jour sur ce point.

Catalogue d’exposition Alocco
« Shaped Free Canvas » 1976
Galerie « L’œil 2000 » Châteauroux.

  1. Préface de « Pour la Peinture, pour le public, pour la critique », juillet 1975 . Exposition Galerie J. Boudin à Nice : Alocco, Bioulès, Charvolen, Dolla, Maccaferri, Mazeaufroid, Miguel, Pincemin, Viallat.

 

 

 

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