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« Des écritures en Patchwork »
Textes de Marcel
ALOCCO parus de 1965 à 1985
en divers périodiques ou catalogues
Publiés en recueil par les « Z’Editons » d’Alain
Amiel, à Nice en 1987
27.
Fragment de Patchwork
extrait d’un cahier d’atelier (Fiction)
Oui, le langage traverse la peinture comme la peinture traverse
le tissu du langage. Après quoi, toute propédeutique achevée,
il ne reste que la trace de la couleur sur la toile, au sol, sur les
doigts... Les pots vides, les pinceaux pelés et secs... « la
peinture déborde », ce n’est pas l’Atelier,
mais un certain rapport, historique, à l’atelier.
Une construction. « La Peinture déborde » est
une scène fictive, mais qui réfère à un modèle
réel insaisissable parce qu’en constant déplacement,
voire à une origine réelle impossible. Elle n’est
pas simplement répétition de l’atelier, mais ses « minutes
d’un procès ».
Le calligraphe exécute vite, mais il prend son temps ; il
possède pleinement son temps. La rapidité n’est pas
une performance, ce n’est que le résultat d’une longue
hésitation méditée qui aboutit à la course
en avant dans laquelle s’allient précision et abandon :
précision d’un tracé modulé, abandon néanmoins
de toute l’architecture corporelle, donné d’un seul
coup de tout le contenu (le retenu) dans l’enchaîné de
la gesticulation des tracés.
Pleins et déliés de l’écriture, d’un
seul jet je trace la courbe noire et l’inscrit sur la toile écrue,
avec les intensités, les levées du pinceau — courbes
d’un corps, d’un végétal, pli de la robe ouverts
sur un mètre cinquante : une deux trois secondes, selon la
volonté d’intensifier plus ou loin ici ou là le noir,
de peser plus longuement quelques dixièmes de seconde sur telle
portion. Tout à l’estimation des nuances, calcul mental
sans règles, d’un seul très long geste du pinceau.
Il ne s’agit pas d’imiter le peintre oriental depuis l’enfance
installé dans son maintien, maître d’un long équilibre/déséquilibre
dont le pinceau imprégné de couleur est, à la verticale
du tracé, le sismographe sensible au poil près. Tenant
ma brosse comme la tient le peintre occidental, j’ai quelques chances
de noircir le trait désiré, celui qui sans hésitation
enfin, lorsque j’agis sans autre pensée que mon action,
le corps articulé, et souple d’équilibre en équilibre,
est ma trace personnelle. Cet instant où se jettent dans l’acte
globalement mes muscles comme autrefois au départ du cent mètres,
le labour du sol des chaussures à pointes et simultanément,
l’impression — trompeuse car tout se joue sur l’horizontale— de
prendre vol.
Je ne peins pas « une nouvelle vision de la réalité »,
je peins de la peinture, celle de Matisse ou celles des hommes du Hoggar ;
ce trajet court-circuite l’alibi du rapport au réel ;
je transforme ce qui était déjà peinture autre,
de la culture en culture autre. Ici je reprends une tache rouge, ici
tel tracé noir, là un bleu, sans référence
directe au réel qui ne soit d’abord la couleur de peintre.
Ma réalité est qu’on ne peut penser qu’au travers,
dans ou avec la pensées des autres, et qu’un signe, aussi
solitaire qu’il apparaisse, ne fait que répondre à un
signe qui précédait.
Ensuite, le tissu morcelé, il faudra des heures d’un labeur
d’abord indistinct pour recoudre les fragments, redonner du geste,
approximativement, la continuité. Temps pour reconstruire toutes
les couleurs de la surface dans lesquelles l’oeil baigné,
les mains, les jambes ensevelies dans ce drap renaissant vont s’informer
au contact de l’ouvrage en cours. Dans trois mois, la trace que
le dessin et les couleurs imprègnent en quelques brèves
minutes aboutira à cet équilibre fragile des pièces
jointes, incluses — perforations dans l’espace. A la
semblance de notre culture, cannibale qui avale sans les bien distinguer
souvent, prétextant qu’elle en va recevoir les vertus, les éléments
des autres cultures : une autarcie dévoreuse qui fonctionne
sur ses déchets, mais attrape au passage tous les concepts culturels « imaginaires » présents
dans sa zone d’attraction... Comme ces « trous noirs » du
ciel dans lesquels s’engloutit toujours plus de matière,
sans qu’apparemment jamais elle ne puisse faire retour.
« Il venait du fond des temps ». « Il avait
attendu longtemps ». « Le poids du temps courbes ses épaules ». « Il
sentait fuir le temps de sa jeunesse ». « IL entrait
dans des temps plus sombres ». « Ah ! qu’il
passait vite le temps ! » : on paut à propos du
temps parler de durée, de longueur, de vitesse, de poids, d’épaisseur,
de densité, de sensation, de lumière, de couleurs, de profondeurs...
etc... mais ce ne sont là qu’images.
L’une des difficultés du rapport à la culture :
je sais bien qu’entre la naissance de telle toile et telle autre
s’est écoulé deux siècles ; mais ce temps
abstrait n’induit pas de sensation, n’a aucune densité,
n’est pas peuplé de vies et de rêves et d’histoire,
ne s’écoule pas dans les circonvolutions de mon cerveau
comme la matière dans le sablier. Temps dit, il ne produit pas
une différence dans ce que je suis devant l’oeuvre : « je
n’ai pas le temps » d’être modifié,
mon oeil ne prend pas la patine de l’âge, je pense seulement à l’instant
du regard une situation historique différente. Je sais que...
Il est clair que si je sais (ou crois savoir) comment je manipule le
Patchwork, tissu, couleurs, fils, objets, images... j’ignore quelles
valeurs sont mises en jeu dans le cheval de Lascaux, un idéogramme,
tous ces signes « étrangers ». Cette femme,
relevée dans une fresque du Tibesti, est désignée
d’un nom « La Parisienne ». Voilà qui
en dit long et triste de ce que nous sommes capables de voir dans ces
lointaines (plus de temps que de kilomètres !) peintures
pariétales.
Est-ce que dans mon Patchwork, je couds des fragments du temps pour le
retenir, comme Pénélope, en un geste inverse mais de sens
similaire défaisait sa tapisserie ? Ulysse, je vais à la
rencontre.
Temps déposé en ses objets. Comme le courant électrique
dans sa pile ? Sauf que l’énergie là investie
n’est plus reconvertible d’objet en temps, sinon peut-être
en.... dois-je dire « rêve » ou « méditation » ?
Méditation, durée d’approche d’un objet réel
ou mental pour l’individu. Objet réel ou virtuel qui est
le point d’application nécessaire d’une activité physique
ou mentale, une manipulation support de cette méditation. (Est-ce
le rôle des colliers à prières, chapelets, moulins...).
Ainsi agit probablement, pour une part, la couture ; le patchwork
est une horloge à main : « aujourd’hui j’ai
vieilli d’un mètre carré ».
Fiction.
La peinture se construit lentement, même lorsque ça va très
vite. Quarante ans et la seconde du geste a fait remarquer Picasso ;
avec un pinceau, dans l’atelier. Pas sur le Forum. Les belles et
lumineuses déclarations de principes ne changent pas grand chose
au fait qu’en définitive c’est à tâtons
dans le clair-obscur que péniblement se fraie le chemin ;
que c’est par lambeaux, gagnés fragment par fragment, que
nous dégageons la route sur laquelle nous engager. Avec, incrustées
dan sla marge, parfois littéralement, en fond ou en filigrane,
toutes les histoires de l’art, ou du moins leurs images. Longue
patience du peintre. Vingt ans de réflexion devant un rectangle
de textile blanchâtre , on se dit qu’on achève sa
propédeutique, qu’on va commencer. On recommence, on recommence,
on recommence... Ce n’est jamais fini, toujours, toujours un début,
pour que fonctionnent ensemble deux principes apparemment contradictoires,
d’évidence et d’incertitude.
Petites surfaces de tissu, grains de couleurs juxtaposés. Surface
de sable parsemée de quelques cailloux. Centaines d’heures
durant lesquelles l’épiderme se frotte à cette surface
en construction, souple et hérissée de frontières,
et l’oeil s’imprègne d’une étendue toujours
semblable et mouvante avec ses fragments monotonement tous dissemblables — comme
la mer.
Pour l’esprit le patchwork est cailloux du jardin, grains de sable,
ou azur, ou blanc infini de la page vingt et un sur vingt neuf cinq.
Objets de halte, bornes du chemin et cependant chemin eux-mêmes.
Après tout, rien que/et aussi, un exercice mental : jeune
peintre baroque espagnol qui cherche à finir sa vie dans la peau
d’un vieux calligraphe chinois classique, comme si j’avais
l’ambition de transformer un porte-bouteilles en jardin Zen.
Fiction.
Nice, 1976/1978
Paru dans la revue Toponymies n°2/3.
Eté 1979.
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