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Ecritures en patchwork
 
 

 

 

« Des écritures en Patchwork »

Textes de  Marcel ALOCCO  parus de 1965 à 1985
 en divers périodiques ou catalogues

Publiés en recueil par les « Z’Editons »  d’Alain Amiel, à Nice en 1987

 

30.
Un recycleur d’images
Entretien de M. Alocco avec Marie-Claude Chamboredon

Marie Claude Chamboredon :
La présentation de tous les à-côtés de ton travail a déjà fait l’objet d’une exposition chez Ben en 1974 : « La peinture déborde ». L’économie du débordement a renouvelé cette démarche axée moins sur l’oeuvre elle-même que sur tout ce qui permet sa fabrication. Cependant, depuis 1974 ta perception de cette pratique a dû évoluer ?

Marcel Alocco :
L’exposition de 1974 était l’affirmation d’une attention au processus, un regard sur ce qui est autour, à côté, cette manière d’avancer en ouvrant des voies, sans souci de leurs avenirs, plus tard reprises ou devenant branches mortes.Depuis, il s’est produit un déplacement dans la relation de ce qui se peint autour, parce que, à vouloir le montrer, on le transforme. Ainsi, les fils d’abord présentés en masses compactes ont fait l’objet d’une recherche dans le sens d’une meilleure lisibilité : on trouve ces « déchets » à côté du fragment du patchwork qui les produit, enroulés sur une planchette, puis sur un châssis — non sans malice ! mettre « au lieu même du sacralisé » de la peinture ses déchets !— aujourd’hui tricotés, et quelquefois pour la nécessité de la visibilité, tressés... Dans ce cas précis, il faut remarquer que ce n’est pas la transformation qui est le moteur du travail sur le déchet mais simplement la volonté de faire mieux voir ce qu’il est, qu’il dise son origine... La transformation est, en retour, sur la pièce mère. Depuis Dada, la peinture a pris des libertés. Avec Schwitters, le déchet est, disons, « sémantique », avec Arman, il est plutôt sociologique dans les « poubelles » et réfère au type d’économie d’une certaine société dans les « Accumulations » ; la consommation...
D’ailleurs, presque toujours, dans ce cas, comme pour la peinture Pop’, il s’agit d’introduire des déchets ou des objets de récupération en principe étrangers à la peinture... Ce qui m’intéresse serait plutôt « l’économique » de ma peinture, avec le recyclage des matières, l’apport extérieur et surtout culturel ou imaginaire, les diverses pertes... Un ensemble ouvert et mobile de systèmes où la peinture se déplace, difficile à exprimer car on ne peut le clore, même avec des mots.

M-C . C : L’écriture qui a toujours été une composante de ton travail, semble, actuellement, moins présente, bien que l’analyse linguistique soit toujours sous-jacente, ne serait-ce que par ta référence constante à la lisibilité. Quelle place attribuer à l’écrit dans tes dernières oeuvres ?

M.A. : Je parle de lisibilité, oui ; mais, au moins sur le plan conscient, pas en référence directe à l’écriture. Ce que je souligne, c’est le fait qu’un fragment du Patchwork se voit globalement, alors que les fils que je recueille — dans l’ordre des chutes au cours du travail— en reconstituent la progression de façon... linéaire. Sur un châssis ou tricotés, les fils restituent de haut en bas et de gauche à droite l’ordre dans lequel ont été déchirés les morceaux de tissu. Dans ma démarche, les propos apparemment les plus étrangers sont en fait profondément culturels. Je peux réfléchir les ethnocentrismes parce que je constate et connais bien le mien...

M-C. C. : Ton exposition à « Lieu 5 » est consacrée principalement aux déchets, c’est-à-dire à toutes les retombées de tes oeuvres et à tout ce qui rentre en rapport instrumental avec elles ; tu parais maintenant délaisser tes recherches plastiques plus traditionnelles pour te concentrer sur cet aspect. N’est-ce pas l’amorce d’une mutation dont les prémices sont les premières vitrines dans lesquelles tu entassais les fils de tes patchworks, et qui tend à faire des « déchets » l’essentiel de ton oeuvre ?

M.A. : L’essentiel ? Je ne pense pas que ce soit possible. Ce traitement a pris beaucoup d’importance parce que je procède par globalisations successives et que j’aime confronter les travaux préparatoires à l’objet lui-même et à ses retombées, tenter d’en faire quelque chose... mais pour qu’il y ait déchets, il faut qu’il y ait une pratique qui en produise et donne tout son sens à leur monstration. En retour, probablement, la pratique s’en trouve changée. Il y a comme un déplacement du centre de gravité ; déplacement qui caractérise peut-être mon travail par rapport à ce qui se fait autour de moi. Mais si je pouvais répondre sur « l’essentiel »... J’anticiperais alors sur les travaux à venir !

M-C. C. : Dans tes patchworks et dans de nombreux dessins, tu as choisi délibérément de reproduire des formes et des techniques d’autres peintres, ainsi que des caractères chinois, ou occidentaux, et des sigles, tels que celui des postes... Pourquoi ?

M.A : Cette thématique provient d’une réflexion globale sur la culture...L’ethnocentrisme dont je parlais il y a un instant, et donc son fonctionnement sont en relation avec un dehors ; il y a aussi la tentation de faire circuler le sens dans l’histoire, dans l’espace géographique. La peinture, pour moi, est peut-être le substitut d’une écriture perdue. En fait, je crois que le pas décisif a été franchi lorsque j’ai pensé, en faisant référence au « paysage culturel » comme modèle, échapper à l’anecdote thématique et fantasmatique...

M-C. C. : Si jouer sur un code culturel de base correspond à une tentative de distanciation, celle-ci n’est-elle pas en fin de compte vouée à l’échec dans la mesure où toute forme ou technique finit par renvoyer à son auteur ?

M.A. : Oui, si j’avais naïvement pensé « distancier ». Mais mon problème, dans la recherche d’une neutralité d’abord— comme on disait avant 1970, à la suite de Daniel Buren, le seul en France à cette époque à avoir, me semble-t-il, placé le débat ailleurs que dans l’alternative... disons par commodité : Matisse ou Duchamp — donc « neutralité »d’abord, puis à l’inverse pourrait-on dire, mais à la recherche de l’effet que ne donnait pas cette « neutralité », implication culturelle totale. C’était la mise en avant du processus transformateur. Un je suis « dans le monde ».
L’abstraction renvoyait à son auteur parce que peinture de l’anecdote du moi, ou de l’inconscient, ou du corps...Pour revenir à ma pratique, si j’apparais dans ma peinture, peu importe, si c’est à la fois inévitable et en second plan, dans la mesure où est vu d’abord l’écart entre le signe culturel reconnu et l’état où je l’ai conduit — et comment cela a été conduit.Je suis parti du constat d’échec des peintres, dont on fait grand bruit, qui ont « peinturluré » la position de Buren. J’ai dit alors : « Toute peinture fait image », l’image Pollock, l’image Hartung, l’image Klee... etc. Donc prenons l’image pour fondement, qu’elle ne puisse faire image que d’elle-même, et faisons de la peinture, ou plus précisément du travail plastique. L’important est que je ne pars pas d’un modèle, pour faire image— même un modèle à l’état de fantasme ou de transposition sismographique du moi...— mais d’images que je mets, sinon à la question, du moins à la fonction : et si possible simultanément et engagées dans des processus variant. Ce qui m’intéresse, c’est tout ce qui se passe entre cette image finie, muséale d’une certaine façon, et elle-même quand elle est en travail, avec tous les passages, mutations, retombées et reflets... Un jeu complexe que j’essaie de recoudre dans l’unité possible-impossible.

Publié dans Canal n° 40-41 Eté 1980

 

 

 

 

 

 

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