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« Des écritures en Patchwork »
Textes de Marcel
ALOCCO parus de 1965 à 1985
en divers périodiques ou catalogues
Publiés en recueil par les « Z’Editons » d’Alain
Amiel, à Nice en 1987
32.
Alocco, toute peinture fait image
Entretien avec BEN
—Entretien enregistré en septembre 1980.
Publié dans « Axe Sud » n°6, automne
1982 —
Ben : À propos de l’exposition Nice à Berlin,
tu n’étais pas d’accord sur le catalogue ?
Alocco : On ne va pas entamer une polémique à ce
sujet ! J’ai simplement regretté qu’il y ait
eu des modifications après qu’un groupe ait fait le travail.
Ce groupe, apparemment responsable, aurait dû être consulté.
C’est dommage.
B : Je vais te donner mon point de vue. Je pense
qu’un groupe ne peut jamais vraiment travailler sur un catalogue ; à la
dernière minute il faut prendre des décisions de typographie,
il faut prendre des décisions d’insertions de traductions...
A : Mais c’est évidemment sur les modifications de
contenu que je n’étais pas d’accord. Le montage n’a
pas été mal fait.
B : Je vais dire quand même au point de vue contenu
que deux personnes seulement ont quatre pages, toi et Serge, alors que les
autres n’en ont que deux.
A : Cela ne change rien au contenu, c’est un problème
de mise en page. Il n’y a eu ni discrimination dans la présentation,
ni photos ajoutées. Je ne pense pas qu’un lecteur neutre ait pu
avait l’impression d’une différence d’importance.
B : Bon d’accord. Mais comment verrais-tu une suite à cette
exposition, par exemple à Montréal qui voudrait la faire ?
A : On ne m’a jamais donné de responsabilités
sur ce plan en ce qui concerne cette exposition. Ce n’est donc pas mon
problème. Dans une exposition collective, je ne suis responsable que
de mon seul travail. Il ne s’agit pas d’une exposition de groupe,
mais d’une exposition collective, les participants n’ayant a priori
aucun rapport entre eux sur le plan esthétique — les liens étant
géographiques. Alors si figurent de mauvaises pièces, si l’ensemble
de l’exposition ne tient pas le coup, c’est tant pis pour les commissaires
responsables de l’exposition.
B : Bon, ça va ; mais je t’explique
ce que je veux faire. Ce n’est pas un interview question/réponse
mais des conversations. Alors je peux te demander comme dans une conversation,
quel film tu as vu dernièrement.
A : je vais très peu au cinéma.
B : Tu regardes la télé ?
A : Quelquefois. Tas très souvent.
B : qu’est-ce que tu fais le soir ?
A : Il m’arrive de travailler, de peindre, de sortir,
de lire, de parler avec des amis... ou de ne rien faire.
B : Quand tu parles avec des amis, tes amis sont politiques
ou peintres ?
A : Je n’ai pas « d’amis politiques » et
si j’ai des amis « politiques » c’est parce
qu’ils sont des amis pour autre chose. Ils s’intéressent
comme moi aux problèmes culturels, par exemple...
B : Moi je pense toujours en fonction des amis. Toi tu
as des amis poètes, des amis dans le théâtre, tu
ne rencontres pas uniquement des peintres, tu ne fais pas partie d’amis
peintres, mais généralement tous tes amis sont teintés
je dirais d’une certaine gauche. Donc, pour cette raison je pensais que
vous aviez des discussions politiques.
A : Dans les milieux de la culture on est plutôt à gauche
qu’à droite, à part quelques exceptions. Peut-être
la peinture est-elle le domaine où il y a le plus d’exceptions.
Probablement parce que la relation au fric dans la peinture est plus claire,
plus directe peut-être, je ne sais pas. Mais la question était :
pourquoi je fréquente tel type de personnes, selon toi ; en général
j’aime bien fréquenter des gens dont les préoccupations,
si elles recoupent en certains points les miennes, ont des insertions différentes.
Je ne cherche pas des miroirs — je passe 24 heures sur 24 avec moi,
c’est bien suffisant !... Des gens différents de moi et différents
entre eux.
B : Mais alors pourquoi tu ne fréquentes pas des
clochards, les gens très riches...
A : C’est comme lorsqu’on dit : voyager,
rencontrer des gens... alors je pense : on ne connaît pas les gens
qui sont dans à côté de soi. Quant aux clochards et aux
gens riches, sans doute ne fréquentons nous pas les mêmes endroits...
B : C’est pourquoi tu n’es pas allé à Paris ?
A : C’est un autre problème. J’aime
bien ce lieu où je suis né. Alors j’ai décidé de
rester à Nice parce qu’il n’y a aucune raison que le travail
que je fais ici soit moins bien fait à Nice qu’ailleurs... Nice
aujourd’hui n’est qu’une banlieue un peu plus éloignée
de Paris. Et ce qui m’intéresse ce n’est pas la réussite,
mais l’affirmation...
B : mais comment peut-il y avoir affirmation sans réussite ?
A : L’affirmation doit probablement à un
certain stade entraîner une part de réussite sociale, mais
elle ne se mesure pas à la carrière. On peut faire une belle
carrière, avec sur le travail une perte intégrale, et entrer à l’Institut.
C’est une question de choix de priorité. Ce qui m’intéresse,
c’est de faire le travail que je veux, comme je le veux, et de l’affirmer
le plus possible. Encore faut-il avoir produit ce travail sans lequel la volonté d’affirmer
ne sert qu’à promouvoir une apparence reposant sur le vide — ce
qui peut satisfaire un besoin de pouvoir, pas un désir de création.
A partir de quoi je pense qu’on peut aussi bien faire son travail ç Nice
qu’ailleurs. Pour bien développer un travail plastique, il y a
une dimension temps qui est très importante...
B : Mais tu aurais pu faire ça à Paris !
A : Possible. Mais à Paris on court le risque
d’employer autrement son temps. Je pense que tout ce qui compose ce qu’on
appelle la culture va lentement, même si nous avons l’illusion
que tout va vite. L’ensemble de la culture se fait lentement, le développement
d’une oeuvre...
B : Mais cela au niveau d’un peuple, mais l’individu,
il crée très vite...
A : Non, ce n’est pas vrai. On peut créer
une pièce très vite, on ne crée pas une démarche
très vite. Une démarche se mûrit longuement. Dans les arts
plastiques particulièrement, lorsqu’on voit une oeuvre qui semble
sortir du néant, il y a généralement au moins dix ans
de travail derrière, et davantage, de tâtonnements, de développements.
Après coup, on se dit : « Tiens, il y a dix ans il faisait
des choses un peu comme ça », mais en fait encombrées
de tas de poncifs, et qui ne prennent valeur que parce que le gars a fini par
se trouver, comprendre ce qui était intéressant.
Donc la culture demande beaucoup de temps. En province on a souvent plus
de temps, c’est une chose bénéfique pour le travail
par rapport à Paris. C’est vrai qu’à Paris
on se promeut plus vite. Encore faut-il aimer ce type de comportement.
L’une des choses que j’ai faites ces vingt dernières
années, c’est d’apprendre à me connaître.
Parce qu’avant je me connaissais comme chacun ; mais on s’analyse
peu au niveau où j’ai pu le faire...
B : Qu’est-ce que tu as appris sur toi ?
A : J’ai, par exemple, appris qu’il valait
mieux ne pas faire du tout certaines choses qu’on faisait mal, ne pas
entrer dans un jeu dont on ne connaît pas les règles — parce
qu’on n’aime pas le jouer, en général, sans quoi
on apprend vite.
B. : Quoi ?
A : Pour moi, avoir des rapports avec quelqu’un,
c’est le connaître longuement, pouvoir longuement m’expliquer,
avoir des rapports à deux, très personnalisés, très
particularisés. Je ne m’explique bien avec quelqu’un que
par rapport à lui et non par rapport à une généralité.
C’est une façon de vivre que j’ai avec les gens, vivre le
contact social. A partir de là je me dis que c’est inutile d’entrer
dans le circuit de promotion « relationnel » où chacun
essai de séduire tout le monde, parce que au contraire : je serais
là, coincé, je donnerais de moi une image complètement
fausse. Antipathique, tout ce que tu veux. Alors que les gens qui auront le
temps de me connaître sauront exactement ce que je suis. Ils me trouveront
sympathique ou pas, mais en fonction de ce que je suis et non pas d’une
image extérieure. J’ai horreur de l’apparence, je ne sais
donc pas faire semblant... Ce type de réflexion m’a conduit à renforcer
ma position : j’ai choisi de rester à Nice, de faire mon
travail et de me faire connaître, mon travail d’abord, à longue échéance,
mais sur ce qui est vrai dans mon travail de peintre.
B : Ne serait-ce pas un constat de faillite ? Non ?
A : La faillite sera au bout, ou elle ne sera pas...
Je ne suis pas un coureur de cent mètres !
B : Mais si tu mets le bout à 50 ou 100 ans, tu
n’auras pas le plaisir de voir ton affirmation se réaliser.
A : Actuellement, il y a un certain nombre de gens qui
savant que mon travail existe et ce qu’il est. Et que je puisse arriver à m’exprimer à un
certain niveau, c’est déjà pour moi important.
B : Parlons un peu de ton travail. En quoi ton travail
est-il différent des autres ? Est-ce que tu crois à la nécessité de
cette différence, est-ce que tu crois avoir fait un apport personnel
et où est cet apport, en peu de mots à l’américaine,
mais tu peux aussi le dire à la française.
A : Je ne suis pas américain, je ne peux pas le
dire à l’américaine. Et en plus, ce serait tout à fait
contraire à mon travail de la définir en une phrase, parce que
je crois que la différence n’est pas ce qui saute aux yeux au
premier regard... Le premier coup d’oeil c’est que Moretti est
différent de pas mal de peintres (c’est pourquoi tu aimes le citer
en exemple) : ce n’est pas Carzou, ce n’est pas Renoir — c’est
différent. Mais est-ce vraiment intéressant ? Le problème
est là. La différence en profondeur ; pas en façade
qu’on connaît très vite et oublie aussi vite... Une différence
vraiment intéressante, pour moi, est celle qui modifie les rapports
qu’on peut avoir avec une certaine pratique— dans mon cas
la peinture, si on peut appeler ça de la peinture, pour moi ce n’est
pas un problème — mais sur une longue durée, une longue
pratique...
B : Par exemple, Jacques Halbert, que tu as croisé en
arrivant, ne te paraît pas différent du tout ? C’est
uniquement des cerises, c’est une différence superficielle ?
A : Je ne sais pas. Je l’ai aperçu une ou
deux fois dans des manifestations, présentant ses cerises. Je n’en
ai rien à faire, pour moi... Bon, mais je ne nie pas que fondamentalement
la démarche est peut-être intéressante. Ce que je dis,
c’est que je n’en sais rien — je manque d’informations.
Peut-être que sur la durée, si on la connaissait bien...
B : Mais alors toutes les démarches du monde.
N’es-tu pas d’accord avec moi pour dire que tout le monde est intéressant
puisque tu as dit tout à l’heure que ton voisin est intéressant
et que tout le monde a une démarche en fin de compte. Si tu prends par
exemple un peintre, Brayer ou autre, d’où il vient, ce qu’il
fait, où il va, l’analyse est une chose passionnante. Moi je trouve
qu’on peut prendre n’importe quelle oeuvre d’art et analyser
d’où elle vient, qui était sa mère, et pourquoi
ce peintre peint des madones plutôt qu’autre chose, bien que la
madone ne sera pas une chose nouvelle nous aurons au fond de différence
qui sera assumé par la provenance de la démarche.
A : Justement, c’est là que je disais qu’il
ne suffisais pas d’être différent, l’essentiel est
qu’après le passage de cette démarche, et sa compréhension
qui prend du temps, les choses soient posées autrement : que les
problèmes propres à cette pratique ne se posent plus de la même
façon. Quand je dis, par exemple, dans « Canal » de
Juillet-Août 1980 que dans mon travail depuis quelques années
l’intérêt pour les « déchets » « change
le centre de gravité », pour moi c’est ça qui
est important. Que face à la peinture, on ne la regarde plus comme un
objet fini ou non-fini, mais comme un objet qui a produit un autre objet à côté...
Une relation nouvelle entre moi et l’objet qui vient, en plus de mon
champ d’application direct, conséquence involontaire mais nécessaire
et pour cela prise en compte...
B : Mais est-ce que ceci n’est pas déjà dazns
les thèses de Supports-Surfaces dès le départ ?
A : Non.
B : Oui, parce que Viallat fait ses premières
toiles et dans les classes de Viallat il nous enseigne à regarder ce
qui se passe quand elle coule, à regarder comment elle se fabrique, à regarder
la transformation, et si je devais penser à qui m’enseigne qu’il
ne faut pas regarder l’objet fini mais tout le processus au travers duquel
l’objet se fait, et que ce processus là devient oeuvre lui-même,
je pense à Villat ? J’ai peut-être tort...
A : Il y a des tas de choses bien avant qui correspondent à ta
définition en particulier dans le sens de ma démarche :
personne n’invente le monde. On pourrait parler du Gutaï, et d’autres,
de Sam Gilliam ou des draps tachés d’encre dont parle George Brecht
dans son interview de « identités » publié en
septembre 1965... sans focaliser sur Viallat ni sur le mouvement Supports-Surfaces,
qui est une position esthétique beaucoup plus large que le groupe, lequel
n’est qu’une anecdote au niveau de l’insertion sociale et
publicitaire — ça fait provincial ! Oui, on regarde
l’envers et l’endroit, comment ça coule — et
Pollock ? Mais ça se passe sur une certaine surface, dans un certain
cadre...
B : Bon, toi tu t’intéresses aux déchets,
mais en fin de compte ils sont devenus des toiles, puisqu’on les a remis
aux murs ?
A : Mais pas dans l’objet que je peins.
B : Mais si tu les a remis aux murs.
A : Je les ai remis dans des boîtes à côté...
Et entre-temps il y a eu en 1974 le constat « La peinture
déborde » chez toi, et la réflexion qui a fait
que j’ai présenté les déchets que j’avais
récupérés depuis deux-trois ans. Ces déchets,
lorsque je les mets dans une boîte , ou les tricote, les noue,
ou tresse, peu importe, ils sont une oeuvre et une oeuvre différente
de ce qu’a pu donner Supports-surfaces ou Brayer, parce que je
n’ai pas fait ces choses là, contrairement à ces
peintres, pour qu’elles soient des oeuvres ; j’ai produit
une oeuvre qui existe directement, et puis tout ce qu’il y a autour,
que je me contente de montrer, avec le traitement le plus simple possible,
c’est tout. C’est-à-dire qu’à ce moment
là je n’intervient plus comme peintre, je ne modifie plus,
je propose ce qui est apparu en plus, que d’autres éliminent.
B : Je vais te poser une colle : j’aime pensé que
toi tu faisais deux opérations, l’une celle du Nouveau Réalisme
et Ready Made ; à côté de cela, tu mets ton patchwork,
qui est une autre problématique...
A : D’une part ça fonctionne dans l’autre
sens, du patchwork à ce que tu vois comme « Ready-made »,
ce qui lie ce faux « Ready-made » au patchwork et à sa
problématique ; d’autre part la différence avec le
Nouveau Réalisme réside justement dans le fait que les déchets
ne sont pas pris n’importe où parce qu’ils m’ont intéressé sur
un plan quelconque — comme Arman dans ses « accumulations »— mais
que ce sont des déchets produits par et en rapport avec l’élaboration
de mon Patchwork.
B : Qu’apportent-ils de plus ?
A : Ils apporte la relation obligée à la
production d’un effet en retour. Par exemple, en ce moment je tire des
fils de mes tissus, le fil étant le fragment élémentaire
du Patchwork. Fils que je traite en déchets, pour les montrer. Ça
me conduit à traiter la toile autrement — parfois après
avoir fait des « jours ». Donc, il y a un retour. Le
déchet que je montre n’a pas la même valeur que dans les
travaux antérieurs (Dada, Nouveau Réalisme, Pops) parce que...
il y aurait peut-être des indications chez certains Pops, oui, par exemple
Jasper Jones quand il met des pinceaux accrochés à ses
toiles, ou Jim Dine... seulement chez eux c’est un accident : une
fois c’est un pinceau, une palette, une autre fois c’es tune chaise,
ou tout autre objet qui n’a pas de relation instrumentale avec leur pratique
picturale — comme les franges de tapis dans les travaux récents
de Viallat : ça m’intéresse chez lui, mais ce serait
superflu et totalement loufoque dans la logique de mon travail. De même,
les accumulations d’Arman de tubes écrasés, bouteilles
d’encre de chine, pinceaux, etc... de l’expo Chez Sonnabend en
1969, qui sont des instruments de la Peinture, pas de la peinture d’Arman.
Pour ma part, je ne m’occupe que des retombées de mon travail.
Quand je dis retombées, c’est aussi bien une image qui m’a
servi de modèle, de formes à empreintes, ou simplement
de bobines qui restent de la couture — il y a une nécessité,
pas un choix.
B : Quelle est la relation entre le Pattern et ton travail ?
A : Dans mon travail il n’y a pas de but décoratif,
dans la mesure où le passage entre les « Images » et
le « Patchwork » était une réflexion sur
l’espace et le risque d’une apparence trop décorative — encore
que je vois mal au nom de quoi il faudrait empêcher les couleurs de donner
de la couleur. Quand j eposais simplement des « images de tableaux » sur
le tissu, j’avais un problème de rupture de rapport entre les
images et l’espace— le fond si tu veux— il y avait
un fond, il y avait des images dessus et la relation entre ces images...
B : C’était donc toujours théorique.
Tu es un artiste théorique. Jamais tu ne fais autre chose que penser
ta peinture. Tu ne peins pas avec tes tripes, tu n’es pas de ceux qui
disent, moi la peinture je m’en fous, ce qui compte c’est mes tripes.
A : Alors pourquoi montrent-ils leurs peintures ?
Ils pourraient se contenter de vivre leurs tripes pour eux. Là faisons
une parenthèse. Entre parenthèses, je te dirai que tout le monde
a un inconscient ; alors, on en fait de grandes tartines, mais on peint
avec ses tripes et son inconscient — et ses mains, sa tête, et
ses pieds— parce qu’on ne peut pas faire autrement. Tu ne te débarrasses
pas de ton inconscient, ni de tes tripes. Alors, point à la ligne, on
n’en parle plus. Pourquoi faire de grands discours sur des choses qui
sont de toutes façons là, en jeu ?
B : Mais n’empêche que tu ne te laisses pas
aller à ne pas réfléchir... Tu veux que l’on comprenne
ton travail.
A : Disons qu’il y a une partie des choses rationalisables
et explicables, eet j’essaie de les expliquer. Je suis bien conscient
que ça ne recouvre pas tout. D’ailleurs, je le répète,
la seule chose que j’aie dite à propos de l’inconscient
au moment où on en faisait dans les milieux de la peinture de grandes
tartines, vers 1970, c’est : « Mon
inconscient, ça existe. Je ne suis pas capable d’en parler et
je crois qu’aucun peintre n’est capable de parler bien, sinon de
de l’inconscient et de son rôle dans la création, mais de
son inconscient à lui et en quoi il intervient dans sa création à lui ».
Et je crois qu’aucun peintre n’en a bien parlé— ce
qui n’a guère d’importance, car ce discours de toute façon
bloquait plus la pratique qu’il ne l’aidait.
B : C’était ta réponse à Cane, Devade
etc...
A : Et à beaucoup de etc... si tu veux ! Remarquons
en passant que leurs textes, ils les renient tous d’année
en année. Proclamer de la façon la plus terroriste qu’on
est l’avant-garde de la révolution pour finir peintres officiels
du giscardisme...— à chacun ses choix, je ne prétends
pour moi ni à l’un ni à l’autre destin !
Bref pour en revenir à notre sujet, je ne crois guère le
peintre capable de parler de son inconscient. Il peut à la rigueur
parler de l’inconscient des autres. Mais mon inconscient, c’est
justement la partie de laquelle je peux le moins parler. A la rigueur,
je peux le faire parler au niveau de la peinture, ce qui ne dépend
guère de mon vouloir, ou en psychanalyse. Je laisse parler mon
inconscient ; mais en parler comme en parlerait mon psychanalyste
ou un psychanalyste, non. C’est même le seul inconscient
dont je ne puisse pas faire le rapport du dehors, puisque je suis en
plein dedans, et que c’est ce qui le définit comme étant
mon inconscient. Alors il faut en prendre son parti. Ce que j’ai
dit à partir de 1970, et qui semble ne pas avoir plu... Les autres étaient
dans des problèmes de stratégies et de modes ; c’est
là mon problème. J’ai un problème que je mène
sur 15 ou 20 ans, qui traverse les modes. Quand, par exemple, j’ai
pris ma position « peindre des images », c’était
par rapport à tout un mouvement qui m’a conduit à me
demander : « c’est quoi la peinture » ?
Je prends n’importe
quel peintre, qu’est-ce que c’est pour le récepteur ?
Une image. « Toute peinture fait image », pour
moi ce constat est fondamental. Et tu sais comment, complètement à contre
mode, les images ont été accueillies.
B : Je ne suis pas d’accord avec toi puisque tu
dis que toute peinture fait image ; mais toute peinture a contenu la révolte
contre l’image, c’est-à-dire Delacroix se révolte
contre l’image d’Ingres, Ingres se révolte contre l’image
de...
A : Ah, oui ! contre une autre image ! Bien
sûr ! Je suis d’accord. Qu’on remplace une image par
une autre, et qu’on dise « cette image là ne me satisfait
pas », ça alors, parfaitement — c’est ça
la peinture : changer d’image. Mais à partir du moment où on
me dit « ce qui est important dans la peinture, ce n’est pas
l’image, et d’ailleurs il n’y aura pas d’image dans
notre peinture »— c’est le genre de discours que tu
entendais— bon, à un moment j’ai marché, comme
tout le monde ; quand on parlait de « neutralité »,
c’était le truc où n’apparaissaient ni l’image,
ni le peintre... plus rien... en paroles !
B : Buren, Mosset, Parmentier ?
A : C’était Buren, déformé.
Parmentier si on veut, mais Parmentier est important sur un autre plan, ce
n’est pas notre propos.
A partir du moment où on me dit qu’il n’y a pas d’image
dans une peinture, je dis que ce n’es tpas possible— parce
que le constat fondamental c’est « toute peinture fait
image ». A partir de cet axiome on se demande « quelle
peut être ma position » ? Puisque ça fait
image, j’ai deux possibilités, si j’exclus celle de
l’autruche qui consiste à ignorer le problème :
ou je me laisse imposer des images, ou je choisis de prendre une image,
une forme simple. Le traitement d’une forme simple a été aussi
la position de Viallat finalement, qui n’a pas été annoncée
de la même manière, mais du moment où il avait choisi
sa forme de palette, il avait fixé son image. Alors, mon problème
par rapport à Buren qui avait ses bandes vertes et son statut « hors-peinture », à Viallat
qui avait choisi
sa palette, laquelle lui permettait d’être plus « peintre » que
Buren... Dolla ses points et d’autres... ? Je me suis dit : »Au
fond, je suis en train de travailler une image Alocco » ;
Et ça m’emmerdait parce que c’était pas mon
problème ; parce qu’en face de mon travail je voulais
qu’on dise : « Tiens, c’est traité de
telle façon ». Alors je me suis dit « on
va prendre des images qui existent, de-la-déjà-peinture
même, et alors on dira peut-être : « c’est
la forme-femme de matisse, ou le cheval de Lascaux, etc... » On
verra que ce n’est pas la mienne, et que c’est là que
se passe la différence, là que se passe le travail plastique...
B : Mais tu as compliqué le jeu. Pourquoi ne pa
avoir gardé une image et fait ton travail sur cette image ?
A : Impossible. Pour notre génération c’est
théorique, et finalement on écrase son travail sous son image
de marque. C’est ce que font les peintres, mais rarement autant qu’aujourd’hui.
Hartung, c’est aussi une « image-Hartung » qui
est tellement évidente que pour voir le vrai travail d’Hartung,
qui est intéressant, c’est très difficile. C’est-à-dire
qu’à partir du moment où quand tu vois une oeuvre tu vois
déjà presque tout en voyant son image, je trouve que le travail
est perdu. Ce qu’il faut...
B : Donc tu es contre la nécessité d’affirmation
du moi à travers une image ?
A : je ne suis pas contre. Ni pour. Il s’agit d’une
conséquence liée à une insertion sociale de la peinture
telle que nous la vivons. Je traite, moi, un problème qui m’intéresse :
mon problème c’était que face à mon travail on ne
trouve pas une image formelle qui soit l’image Alocco, mais qu’on
reconnaisse Alocco à une certaine différence dans le travail,
le cheminement : ce qui est tout à fait autre chose. Qu’on
dise de ces images : je les connais, c’est ceci ou cela, mais ce
qui m’intéresse c’est Alocco et pas Matisse, pas Lascaux,
pas... Qu’on voit l’image Matisse, Lascaux et le travail d’Alocco.
B : Alors la démarche est plastique, qu’y
a-t-il dedans ?
A : C’est très complexe. Il faut toujours
schématiser dans le discours, et on néglige ainsi des points
qui pour n’être pas dans les lignes de force su propos n’en
sont pas moins constitutifs...
Revenons au problème de l’espace que j’abordais tout à l’heure — par
rapport au Pattern, tu parlais de décoration— quand j’ai
travaillé sur les « images » que j’exposais
encore en 1974 au moment où je montrais « La peinture
déborde », je butais sur le rapport entre ces images
et la couleur de liaison. Très vite j’ai senti — parce
qu’en fait je n’ai travaillé là-dessus qu’un
an et demi, et après vient le Patchwork mené de pair pendant
une année en 1974-75— donc au bout de dix huit mois
je me suis rendu compte qu’il y avait là un blocage, même
si sur d’autres plans la démarche restait productive, et
je risquais de devenir le décorateur des images de musée.
D’où la volonté de modifier l’espace. Une des
raisons qui m’ont amené au Patchwork. Je dis une, parce
qu’en fait il y a une conjonction de raisons et de désirs
plus ou moins clairs. Il y a toute une réflexion , par exemple
sur la durée du travail, du temps, sur la volonté de manipuler
l’objet qui m’amenait à faire sur une grande page
de petits dessins avec des points, au crayon. Sur un truc qui avait cinq
ou six cm2 de surface, je passais huit heures à faire des petits
points. Il y avait une envie d’avoir un rapport avec la matière — un
peu comme un graveur. Alors l’aiguille, le tissu, la déchirure,
les fils... Enfin tout ça pour des raisons très complexes
qui se sont reliées avec ma volonté de casser l’espace « donné » des
images pour constituer un autre espace. La déchirure, la couture,
tout ça crée un espace qui ne peut plus être celui
des deux dimensions, « décoratif » et qui
n’est pas non plus un retour à la perspective... problème
que j’avais abordé avec les sergés, et qui n’est
pas non plus un retour à la perspective... Problème que
j’avais abordé avec les sergés, et la toile rose
par exemple, je ne sais si tu vois, où j’avais la femme
rose avec l’encadrement blanc qui se disloque pour devenir des
formes sur fond rose...
B : Mais d’autres ont travaillé sur l’espace
et tout ceci...
A : C’est vrai, l’espace est un problème
que touts les peintres se sont posé, mais l’intérêt
d’un peintre est dans la solution qu’il donne. Encore qu’on
puisse dire que sous le nom d’espace le problème tel qu’il
se posait à Vinci et tel qu’il se pose aujourd’hui est bien
différent. Mis à part sa position dans la société,
le peintre rencontre toujours l’espace, la couleur, le rapport entre
les formes, la figuration ou non-figuration, ce qui revient au même,
puisque c’est le rapport au modèle : et là encore
on n’entend pas toujours la même chose — quand dasn « Itinéraires » je
parle de modèles, ce n’est pas une femme qui pose, ni une
nature morte.
B : Oui, mais presque tous les artistes, à la
fin, ont un produit qu’on voit au mur. Toi, tout le temps à côté du
produit qu’on voit au mur il y a tout le processus à travers lequel
il est arrivé, c’est-à-dire que le temps qu’il t’a
pris de coudre comptait beaucoup pour toi.
Moi, j’ai vu Dolla et Valensi faire coudre leurs toiles par leurs
femmes et le résultat au mur est la même chose. Comment
veux-tu que quelqu’un se dise c’est important parce que c’est
cousu par Alocco alors qu’il l’ignore ?
A : Ce n’est pas important pour les autres. Quand
on voit mon Fragment du Patchwork, on voit d’abord si c’est cousu à la
main, ou à la machine — c’est évident. La différence
entre faire coudre par quelqu’un ou le faire soi-même, elle est
dans la durée de contact que j’ai. Cette durée n’est
peut-être pas visible dans une pièce, mais moi qui ai passé 150
heures à monter morceau par morceau la pièce, il se produit quelque
chose dans la tête. Je me dis : « Tiens, tels morceaux
là, pourquoi la prochaine fois je n’essaierais pas plutôt... » J’assimile,
je digère, je rumine. Ce qui fait que la pièce suivante... Tu
prends tout mes « Fragments du Patchwork » dans l’ordre
où ils ont été faits et ils n’y en a pas deux qui
soient pareils. Il y a une période de mise en place des trente premiers
où le déplacement était relativement, il me semble, très
petit ; j’essayais surtout des combinaisons sur les images et les
couleurs. Après, il y a eu une période où c’était
complètement...
B : Eclaté ?
A : Oui, éclaté. Par exemple les trois
derniers que j’aie fait, tu les vois côte à côte :
ce sont du Patchwork, du travail sur la même thématique, mais
dans la construction tous les trois sont différents. Si j’avais
donné à coudre, j’aurais peut-être peint différemment,
mais l’autre aurait assemblé selon le modèle ; tandis
que lorsque je couds, je compose chaque fois selon des règles que je
me donne, fixant une structure ou un champ aléatoire, mais dans le détail,
au coup par coup... Si on peut parler de composition, car c’était,
sur une longue période, très aléatoire. Aujourd’hui
j’observe un ordre plus strict, mais la grandeur des morceaux que je
couds, je peux la modifier jusqu’au bout, et cela je suis le seul à le
déterminer. Je ne peux pas laisser faire mon travail parce que je perdrais
toute la progression — le « déplacement » est
peut-être un terme préférable.
Si demain on me disait : « J’achète
tout ce que tu peux produire, fais-toi aider » et que j’entre
dans le système, je n’avance plus d’un pouce et je
finirais ma vie à donner éternellement la même pièce.
Mais si je veux que mon travail continue à évoluer — donc à m’intéresser— il
faut que j’en sois aussi l’artisan. Je crois que l’oeuvre
se développe, un peu comme un organisme biologique, en produisant,
avec l’apport extérieur, un travail sur soi-même.
Entretien enregistré en septembre 1980.
Publié dans « Axe Sud » n°6,
automne 1982.
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