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Ecritures en patchwork
 
 

 

 

« Des écritures en Patchwork »

Textes de  Marcel ALOCCO  parus de 1965 à 1985
 en divers périodiques ou catalogues

Publiés en recueil par les « Z’Editons »  d’Alain Amiel, à Nice en 1987

 

 

7.
Deux Biennales et demie

 

La minuscule République de San Marino présentait, du 15 juillet au 30 septembre, sa VI iéme Biennale , « Nuove techniche d’immagine », laquelle fermait ses portes le jour où s’ouvrait dans le triste Musée d’Art Moderne de Paris, la V° Biennale des Jeunes artistes.
A San Marino, le jury d’invitation composé de Laurizio Calvesi, Jurgen Claus, Maurizio Fagliolo dell’Arco et Otto Hahn, choisissait de faire le point de l’Art objectif, tout en dépassant ses limites, et composait un ensemble cohérent, passant par les extrêmes, de Jacquet à Robert Morris, avec Arman, Baruchello, Mary Bauermeister, Del Pezzo, Fahlstrom, Indiana, Lea Lublin, Tony Morgan, Oldenburg, Rauschenberg, Raysse, Rosenquist, Rotella, Warhol, je survole la liste somme toute assez représentative, par les sommets, d’un art que l’amateur n’a plus à découvrir.
À Paris, on traverse la Biennale comme une jungle. Prodigieuse accumulation ; de tout un peu, et dans un désordre invraisemblable. Les mêmes tendances qu’à San Marino, mais vues par le bas, à travers le résumé anarchique et vulgarisateur de l’activité des galeries depuis deux saisons, produit normal d’une sélection « en couloir » (ce n’est un secret pour personne).Bien sûr, ici et là, Buri, Blaine, Miralda, Dufo… et les quatre moralistes qui, s’inspirant encore de Ben, comme lorsqu’ils affirmèrent au Salon de la Jeune Peinture ne pas exposer ( « Ben n’expose pas Galerie J » datait de quelques mois), expliquent que l’art est illusion du sacré (ou vérité, ou présence, ou liberté…), sauf les toiles (exposées cette fois) de Buren, Mosset, Parmentier, Toroni, et… à quoi bion : pas un seul dont le nom vous serait inconnu.Mêmes tendances chez les étrangers, représentées par des suiveurs : j’ai noté sur mon carnet (il faut bien noter quelque chose), Vosniack (Tchécoslovaquie), Olle Kaks (Suède), Edward Ruscha (U.S.A), Tonio Miki (Japon) ; et aussi, surtout, le Japonais Jure Takamatsu, qui présente un « Changement de vue », un « Banc en perspective », une « Table en perspective », qui sont les seules réalisations un peu surprenantes rencontrées ici : peut-être une impasse ces formes en perspectives qui nient le dessin en l’imitant ?... mais une idée, enfin ! (Cependant Claes Oldenburg n’avait-il déjà… ?) – et puis, et puis du cinétisme-optique, en masse. Et des Mac Craken, Craig Kauffman, et autres sous De Lap et Morris.
Au Konsthall de Lund (Suède), avec la complicité active de Eje Hogestatt, Pierre Restany présentait cet automne un intéressant « Panorama du présent » (Adzak, Arman, J-F Arnal, Brusse, Dietmann, Gette, Gilardi, Kudo, Raynaud, Sanejouand, etc…, j’en saute et en oublie), commenté d’une « philosophie du futur » dans laquelle on lit que « l’art d’avant-garde aujourd’hui est un art d’intégration au réel, de participation et non d’évasion ou de révolte » contre vérité (à demi), qui définit allègrement un art officiel, par laquelle nos bon critiques, dont le vocabulaire ne comporte pas le mot « contestation » se consolent en mauvaise conscience de subir et encourager l’aliénation dans notre excellente (non ?) société – n’est-ce pas, Otto Hahn, qui avez écrit pour le catalogue d’Andy Warhol chez Sonnabend, au printemps dernier, une préface néo-fascisante : ce qui ne me paraît tout de même pas correspondre à l’orientation ordinaire de votre pensée. Eclairez-moi, je vous prie.Permettez que je cite ici un extrait de la lettre du 4 octobre que m’envoie Karin avec le catalogue du Konstall : « Eje Hogestatt a vraiment réussi à populariser le Hall et à y attirer des artistes et des événements de toutes sortes. Visiter le Hall dimanche après-midi est un plaisir pour la famille, non pas seulement pour les adultes. Moi, je préfère y aller avec mes enfants. Ils voient des détails beaucoup mieux que moi, ignorante. Ils ne se fatiguent pas, ils se sont amusés longtemps à changer les images de Carmi avec le projecteur, par exemple. Je profite de leur conception des mouvements et de la forme des objets (ou des appareils) ».
Vous voyez le rapport, au moins ? Si M. Malraux cherche à donner le Musée d’Art Contemporain qu’on nous promet, à défaut d’un Français qui dressera les gardiens à répéter aux visiteurs « ne touchez pas », signalons-lui un Suédois qui ferait aussi bien notre affaire.
La biennale terminée, Paris continue son lourd sommeil grouillant (ça grouille dans les cadavres !). Le bouleversement Dada semblait avoir mis l’accent une fois pour toute sur la signification, action sur le présent, au dépens de la nécessité formelle, permanente, mais inerte ; cependant l’intelligence de Duchamp (ou de Picabia) semble niée par des hommes, dont les prétentions créatrices se satisfont – ils sont cent, ils sont mille peut-être – à donner chacun un même parallélépipède poli, témoin d’un néant ment al hygiénique et inhabitable, tandis que d’autres, en une foule tout aussi moutonnière, s’acharnent à nous fournir en lampes de chevet presque aussi déchargées de signification, donnant par cde biais à l’art « rétinien », apparemment, une éclatante et vaine revanche. Tout en appréciant les positions extrêmes prises à titre exemplaire et individuellement par Duchamp (ready-made) César (compression) Ben (Regardez-moi, cela suffit »), etc… je me demande quelle signification, autre que sociologique, celle d’une fuite, d’un abandon de conscience, peuvent avoir ces fabrications de cubes, de lames, et autres volumes naissant toujours semblables, des mains (impossible de dire des cerveaux !), de centaines d’hommes sans personnalité. Il est devenu presque commun de justifier ces productions en affirmant la mort de l’Humanisme, comme si l’homme pouvait se penser hors de l’homme. Il me paraît y avoir là une grave erreur d’interprétation, qui élimine le problème de l’humanisme pour n’avoir pas à le résoudre. Cet art faussement « structuraliste » (il est exactement le contraire !) comme du reste la poésie dite structuraliste, n’est autre qu’un suicide spirituel qui témoigne de la part qui renonce, non de celle qui continue, et qui continue non en niant l’humanisme (suicide), mais en travaillant à changer ses valeurs. Aussi peut-on sans jouer les prophètes, en ouvrant simplement les yeux sur le présent, dire qu’aujourd’hui l’art se construit avec ceux qui, contribuant à l’idéation d’une nouvelle nature à prédominance urbaine, élaborent un langage neuf, langue vivante c’est-à-dire dynamique, agissant sur le mental (ainsi Fahlstrom, Ben, Bauermeister, Simonetti, Brecht, Baruchello, Diacono, Blaine, etc…) et non avec les apologies du silence autour desquelles se font actuellement tant de bruit.

Open n°3 janvier 1968

 


 


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