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Des
Ecritures
en Patchwork
PREFACE
Ma position est finalement confortable : ni journaliste ni critique,
je ne suis soumis ni au devoir d’actualité, ni à la
responsabilité de choisir pour d’autres parmi l’art
en éclosion. On m’accordera, comme artiste, d’être
intéressé davantage à connaître « comment ça
fonctionne » et à voir si je peux en user pour répondre à mes
préoccupations que de guider la constitution de collections en établissant
des valeurs esthétiques ou sociales. Mon critère n’établit
pas de hiérarchie, il tranche entre ça m’intéresse
et ça ne m’intéresse pas. Le principe est clair :
On ne saurait être plus subjectivement objectif.
L’intitulé de cet ouvrage, Des écriture en Patchwork,
confond en une seule image le peintre et l’écrivain. L’écriture
y réfléchit la démarche plastique, et explore l’espace
où elle se situe. Au-delà de la simple identification des
deux productions, le Patchwork, continu et fragmentaire, traduit une perception
du monde : multitude de regards mouvants, de morceaux complémentaires,
dont la saisie globale est toujours en construction.
Le Patchwork serait aussi votre façon à vous, à nous
tous, de regarder actuellement le monde : Petits bouts de réalité quelquefois
contradictoires, morceaux de vie entre les milliards de particules de la
vie, coups d’œil. Marche infinie, ou plutôt non finie –jamais.
Episodes, toujours à continuer, à suivre. Bout à bout,
comme les secondes –secondes longues de l’attente, secondes
trop brèves du bonheur. Enfin tout ça, quoi, qui fait que
le monde est complexe, qu’il fuit entre les doigts comme le sable,
que l’art est le granit surgit, noir repère, sur le fond blond
de la plage – ou de la page. ; qui un peu plus persiste, sans
illusion : son devenir aussi est d’être bientôt
sable un jour, et pour l’éternité… Peut-être,
en effet, que seul, multiple, le sable perdure ; au moins plus longtemps
que les Pyramides, assurément.
Au fil du discours toujours interrompu se tisse le filet de plus en plus
serré qui un jour fait « écran » : écran,
ce lieu miroir où se projette le visible, non plus épars,
diffus, submergeant notre présence, mais regardé, choisi,
lié à coutures serrées, et qui, d'une certaine façon,
prend sens dans la limitation de la continuité.
On ordonne pendant des années le décousu du réel.
Un jour vient où l’on se relit. Avec effroi. Comme chacun,
je croyais, naïvement, avoir toujours projeté une image semblable :
avoir eu autour de valeurs assurées les mêmes idées,
les mêmes perspectives. Cinq ans, dix ans, vingt ans après,
la distance parcourue est telle que le texte paraît avoir été écrit
par un étranger, qu’on a bien connu jadis, oui, admettons-le,
mais aussi beaucoup oublié. Constatons que, même pour qui
ferait profession de penser, le souvenir reste plus précis d’une
bucolique promenade dominicale avec une personne aimée que de ce
que nous pensions en ce temps là de l’art contemporain. La
mémoire – elle le traduit dans la première forme, élémentaire,
de l’Histoire – est événementielle : elle
se souvient mal du parcours qui l’a constituée. Le flux des
mots, la variabilité des approches, les incidents de parcours qui
prennent sur l’instant une importance que le passage du temps va
gommer, beaucoup d’intellectuels sensibles aux mouvements de l’esprit
ont tenté d’en saisir au jour le jour les sinuosités
de cheminement –journal, carnets de notes, petits billets accumulés
dans un tiroir… Ce sont là souvent matériaux pour
d’autres élaborations. Le propos est ici un peu différent,
puisqu’il s’agit toujours de textes pensés pour la publication
immédiate, même si quelques pages ont tardé à paraître,
si les impératifs éditoriaux du moment ont obligé parfois à ne
donner que des extraits d’entretiens ou à pratiquer quelques
coupures dans certains articles – (que nous avons ici restitués
dans leurs totalités).
Il ne s’agit pas d’un travail de critique. La position d’arbitre
serait contradictoire avec l’engagement du plasticien et de l’écrivain,
acteur dans le champs qu’il examine, et acteur pleinement. Articles,
préfaces ou entretiens sont donc à lire comme réflexions
sur l’itinéraire d’un individu amené, à l’occasion,
et plus ou moins régulièrement, à faire le point.
Ce qui motive mon écrit, au-delà de son objet apparent, c’est
toujours en filigrane ou directement, ma production artistique : pratique
plastique et écriture accomplissant ici un même destin.
Les circonstances d’un choix – vivre toute l’aventure
de l’art contemporain à Nice, où je suis né – donne
certainement une coloration particulière à ce recueil :
Nice est le lieu où à partir de 1966 trois ou quatre artistes
font naître et élaborent l’esthétique Support-Surface,
avant qu’un groupe ne s’approprie de l’enseigne publicitaire.
Sur ce rivage, avec George Brecht, Robert Filliou, Jo Jones et Ben, dès
la fin des années cinquante, bat très fort la vague Fluxus.
Dans ce même temps, le Nouveau Réalisme y est présent
avec Arman, Raysse et Klein. Enfin ici, à défaut d’en
pouvoir mieux saisir les contenus multiples et les contours mouvants, un
ensemble de créateurs se verra désigné comme étant
l’Ecole de Nice. Le point d’observation détermine probablement
les principales lignes de forces du propos et… ses impasses. Mais
il se pourrait que se dégageât de la lecture un autre fil
conducteur : Le souci permanent de replacer le débat sur le
plan des valeurs culturelles, là où, alors que les discours,
constamment, proclament le contraire, les violences sociales – sous
les masques de la publicité, de la mode, de la convention institutionnelle
des cérémonials et rituels mondains – évitent
de la situé. La confusion des valeurs culturelles avec les valeurs
marchandes est telle qu’il est même impossible des faire des
unes le négatif des autres. Certains, parmi les meilleurs, parviennent à vivre
de leurs créations ; d’autres, parmi les plus médiocres
et beaucoup plus nombreux… aussi. Mais ne croyez pas ceux qui disent
qu’aujourd’hui les cas Van Gogh, Gauguin ou Cézanne
ne sont plus possibles – car il est dans sa cohérence qu’une
société refuse, quoi qu’elle en dise, ceux qui travaillent à d’autres
images que celles qu’elle se reconnaît.
Ce livre est la trace d’un dialogue inégal entre la solitude
et les autres, tous les autres : et si le ton est parfois vif, polémique,
c’est qu’il faut élever la voix pour espérer
se faire un peu entendre lorsqu’on n’a pour moyen d’informer
que quelques publications marginales ou à diffusion très
limitée.
Dans l’atelier le peintre inscrit, pose les couleurs, travaille la
matière. Il ne prononce pas son œuvre : il avance dans
la plasticité et, s’il rompt le silence, ses mots sont le
plus souvent élémentaires. Il parle plutôt métier,
projets et rêves. Ou bien il se raconte, prisonnier de son histoire
et, en face, du mutisme de l’œuvre construite. La parole va
se frayer un chemin, péniblement ; par bribes, et pas seulement
vers l’extérieur. Les mots enseignent, mais aussi renseignent
la pratique. La parole fait surgir des réponses dans l’atelier
qui vont donner prises à d’autres paroles. Les propos du peintre,
les premiers discours des amateurs, les sentences de la critiques parfois,
hasardent un tissu verbal qui recouvre l’invisible et le révèle
peu à peu comme objet d’art. Il n’y a guère,
pour l’œuvre, de milieu. Ignorée, ou découverte.
Quelquefois, l’artiste, ou les autres, lance de fausses pistes qui
retardent un peu plus le rapport de l’œuvre à ses publics.
En bref, la qualité du propos, son origine et son insertion, auraient
peut-être plus d’importance, à l’usage, que la
masse brute propagée. La conversation tâtonne, mais l’isolement
de la naissance progressivement peut être rompu. Toujours, depuis
L’Eglise où s’exprimait la Parole, du salon où l’on
cause au Salon où la peinture s’exposait, jusqu’en nos
vernissages sans vernis, le processus de socialisation de l’œuvre
passe par la périlleuse mise en phrases.
Cette manière d’envisager la position de l’artiste dans
la société explique probablement la préoccupation
de s’adresser, chaque fois que l’occasion se présente,
aux publics les plus larges et les plus diversifiés possibles, plutôt
qu’aux seuls spécialistes, et le chemin suivi, avec pour étapes
notables les publications « Identités » et « Open »,
puis « le Centre de Recherches et d’Interventions Artistiques »,
les Galeries Associations « Lieu 5 », à Nice,
et « 30 » à Paris, et enfin le C.N.A.C –Villa
Arson.
L’ensemble des articles publiés présente un peu de
l’histoire vraie, celle du terrain quotidien, de la décentralisation
des arts plastiques. Vraie, parce que c’est l’histoire de la
tentative de prise en main, par les artistes, dans leur région,
de leur propre sort : ce qui n’est, semble-t-il, pas encore
le résultat de la décentralisation institutionnelle. Vue
dans cette perspective, la dénomination « Ecole de Nice »,
que ne définit ni une esthétique, ni un regroupement aux
critères assurés, ne serait en fait que la désignation
synthétique d’une première réaction, dans ce
sens, qui soit de quelque importance dans un panorama international.
Il reste beaucoup à dire… Pour être créateur,
le plasticien doit assumer aussi totalement que possible sa Culture, et
en même temps, les Cultures lointaines et limitrophes qui la fécondent
avec plus ou moins de résultats selon les époques. Que cela
soit fait et réfléchi en toute conscience permet peut-être
d’assumer, dans le même mouvement, son histoire et son devenir.
Ici, un fois de plus, je fais profession de mon métier réel :
la culture.
Nice, octobre 1985
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