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2003

 

 

58.

 

Lire l’art du XXe siècle

Un entretien Marcel Alocco / Denys Riout*

 

 

M.Alocco : Ton livre « Qu’est-ce que l’art moderne ? » paru en octobre 2000 a déjà fait l’objet d’une réédition. Pour aller vite je dirais qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation destiné aux amateurs, aux lycéens ou étudiants, et dont le titre « Qu’est-ce que l’art moderne » est trompeur, puisqu’il s’agit plutôt d’art contemporain, avec une brève introduction par l’art moderne. La quatrième de couverture dit : « l’œuvre d’art a cessé  d’être peinture ou sculpture pour se faire uniquement vidéo, photographie, performance ou exhibition du corps de l’artiste », ce qui me paraît un peu caricatural de ton propos puisque tu parles de « l’élasticité formidable du concept d’art », et parlant page 416 de photos tu écris qu’elles « témoignent on ne peut plus clairement du primat de la peinture qui, en dépit de son obsolescence maintes fois postulée, au cours du siècle, demeure un modèle épistémologique » et que tu termines l’ouvrage par : « Aucun signe ne conduit à penser que cette aventure s’est achevée avec le siècle ». L’art moderne que nous abandonnerions serait caractérisé par l’avant-gardisme, qui, contrairement à l’art actuel, aurait fonctionné sur la pratique de l’exclusion et l’idée de progrès. « L’avant-gardisme, conception devenue caduque de la modernité contemporaine » (Page 423). Mais, définissant la démarche de ton exposé, tu emploies les mêmes critères : tu tranches pour les « créations les plus radicalement novatrices » et arbitrairement écartes la peinture qui « bien intégrée » ne mériterait pas d’être encore  expliquée…

 

Denys Riout : Ta question me paraît assez dalinienne : elle est bardée de tiroirs. Je vais tenter de les considérer un à un. Tout d’abord, commençons par un peu d’autosatisfaction. En effet, Qu’est-ce que l’art moderne ? avait fait l’objet d’une réédition en 2001. Un troisième tirage vient de sortir des presses. En outre, l’ouvrage a été traduit en italien : publié par Einaudi, il porte un autre titre, L’Arte del ventesimo secolo. Protagonisti, temi, correnti (Einaudi, 2002). J’aime assez ce titre qui, comme celui de la version originale, n’est pas de moi – bien entendu, j’ai accepté l’un et l’autre et ne les renie donc nullement. Ainsi, les Italiens ont mis l’accent sur « l’art du XXe siècle ». Contrairement à ce que tu suggères, je crois qu’ils ont raison. En France, mon éditeur voulait tout d’abord intituler mon essai Qu’est-ce que l’art contemporain ? Je l’ai convaincu qu’un tel titre ne refléterait pas le contenu de l’ouvrage et je ne désespère pas de te convaincre, toi aussi.

 

Marcel Alocco : S’il n’est question que d’accentuation, bien entendu… Je crois qu’il faudrait surtout s’entendre sur la signification des notions employées.

 

Denys Riout : Pour les historiens, la désignation « art moderne » renvoie à une période qui commence à la Renaissance et s’achève au XIXe siècle. L’une de mes amies, universitaire « moderniste », spécialiste du XVIe siècle, n’a jamais accepté, je crois, que le titre de mon livre suggère que je traite de l’art « moderne » au sens où elle l’entend, à bon droit dans le contexte savant qui est le sien. Les mots sont piégés, car pour un grand nombre d’amateurs d’art, cette dénomination est incompréhensible : l’art renaissant, baroque ou classique, c’est pour eux de l’art ancien.

M’adressant à un lectorat potentiellement plus large que celui des seuls spécialistes, je me réfère à une expérience toute simple. Lorsque nous nous rendons dans un musée d’art moderne, nous espérons voir des œuvres du XXe siècle. C’est en effet ce que présentent, par exemple, le Musée national d’art moderne, à Paris, ou le Museum of Modern Art de New York. Depuis quelque temps, un débat tend à introduire une coupure dans l’art du XXe siècle : ainsi, le Musée d’art contemporain de Lyon se consacre aux œuvres réalisées à partir des années soixante. Les musées d’art moderne  ne sont pas extensibles à l’infini, et il faudra un jour accepter de scinder les collections pour continuer à les exposer, dans des lieux distincts. La plupart des conservateurs ou des critiques et beaucoup d’historiens considèrent que 1960 serait une date acceptable, en dépit du caractère arbitraire de toute division temporelle. Ainsi, l’art de la première moitié du siècle serait « moderne », et l’art postérieur à la seconde guerre mondiale serait « contemporain ». Mais il n’en reste pas moins que, pour beaucoup d’amateurs et pour de nombreuses institutions, la périodisation « art moderne » renvoie aux œuvres crées depuis le début du XXe siècle… jusqu’à nos jours.

 

Marcel Alocco : Il est possible d’étendre ou restreindre le « moderne », si la définition se fonde sur la cohérence idéologique d’une période. Mais difficile de ne pas donner à « contemporain » la durée minima d’une vie active jusqu’à ce jour. La remise en question des œuvres peut être éternelle. Déjà, pour un artiste mort très jeune, l’œuvre reste d’une certaine façon en travail avec celles de sa génération, variable jusqu’à l’intégration… ou l’effacement. Et revisitée à l’infini.

 

Denys Riout : Certes… Mais je voulais tout simplement proposer à mes lecteurs des éléments d’explication pour qu’ils ne soient pas trop démunis devant les œuvres les plus déconcertantes de l’art du XXe siècle. Il est vrai que mon expérience d’enseignant a beaucoup pesé. J’ai donné des cours en D.E.U.G. durant des années et j’ai constaté que les jeunes gens qui arrivent du lycée ont davantage de difficulté à commenter le Carré noir de Malevitch qu’une peinture réalisée à la même époque par Matisse ou Dufy et qu’ils demeurent plus perplexes devant un ready-made, une installation ou une œuvre conceptuelle que face à une sculpture de Moore ou de Giacometti. Ces quelques exemples montrent que l’art « moderne » (les premiers ready-mades datent des années dix) ou la peinture (le Carré noir fut exposé en 1915) ne sont pas toujours « bien intégrés ».

Et pourtant, je ne crois pas faux de prétendre que l’objet peinture, qui jouit d’une longue tradition, demeure dans la plupart des cas sinon plus aisé à comprendre, du moins plus directement abordable pour un public de bonne volonté. Ayant enseigné aussi l’art moderne au sens universitaire du terme, je sais combien est grande l’illusion d’accessibilité des peintures anciennes. Il suffit de commenter un peu attentivement une peinture de Poussin ou d’Ingres pour montrer aux étudiants à quel point des œuvres qu’ils croyaient comprendre d’emblée, manifestent des intentions dont ils ne soupçonnaient nullement l’existence faute de posséder les clefs que donne une culture historique, religieuse ou mythique, nécessaire pour en démêler l’iconographie, préambule indispensable à une perception plus adéquate de ces images savamment composées dont le sens est beaucoup plus difficile à décrypter qu’il n’y paraît.

 

Marcel Alocco : Ce qui faisait dire à Vinci, traduit en français actuel, que « la peinture est une chose conceptuelle ». Il s’agit là de l’être-objet-de-parole de l’art, la peinture qui n’existe que pour créer du discours, je n’ai jamais cessé de le dire et de l’écrire. Il y a la spécificité du langage peinture, et son inévitable participation à un ensemble idéologique, une culture, oui, qu’il faut décrypter.  Mais c’est un autre débat, quoique… Revenons à ton livre, à la stratégie adoptée.

 

Denys Riout : L’ouvrage compte plus de cinq cents pages. C’est beaucoup, mais il me fallait pourtant faire des choix : j’ai retenu les difficultés les plus évidentes, compte tenu de mon expérience d’intercesseur, ce qui ne préjuge en rien de la valeur des œuvres et des mouvements considérés comme de tout ce dont je ne dis mot. La méthode utilisée déploie une approche chronologique de grandes thématiques, ce qui me permet de présenter une genèse des idées et des objets. Je reste convaincu, comme Paul Klee, que la connaissance de la formation éclaire la connaissance de la forme qui en résulte. Par ailleurs, je crois que la seule chronologie n’a aucune valeur heuristique. Lorsque j’étais étudiant, j’ai lu beaucoup d’ouvrages qui suivaient la succession des mouvements – après le fauvisme,  le cubisme, le futurisme, puis l’abstraction, le dadaïsme, le surréalisme, l’art concret, etc. Cette approche me laissait l’impression d’être placé devant un capharnaüm irrationnel sauvé du chaos définitif par une vision téléologique de l’histoire, vision qui m’a toujours paru suspecte.

Les historiens et les philosophes m’ont appris à considérer d’autres temporalités, à envisager une contemporanéité complexe, où se tressent des fils qui poursuivent leur propre aventure. Ces fils, ce sont de grandes problématiques qui se développent, en croisent d’autres, changent de direction, se métamorphosent, cheminent secrètement avant de resurgir, éclairées par la lumière de leur devenir. Pour comprendre une époque, il faut démêler cet écheveau, dresser l’archéologie des savoirs et des pratiques. En d’autres termes, j’estime qu’il faut élaborer un récit à la fois descriptif et conceptuel. Cette méthode, qui n’a aujourd’hui rien d’original, je l’avais déjà largement utilisée pour une recherche plus « pointue », celle que j’avais menée sur la peinture monochrome. J’ai donc repris une approche de cette nature pour Qu’est-ce que l’art moderne ? , n’hésitant pas à remonter jusqu’aux débats de l’Académie sur le coloris, aux discussions concernant l’ut pictura poesis ou encore aux conceptions byzantines de l’icône, quand j’estimais cela nécessaire pour la compréhension des enjeux esthétiques soulevés par les œuvres et les écrits des artistes du XXe siècle.

 

Marcel Alocco : L’œuvre d’art est enracinée, et il faut toujours remonter au germe, la situer dans une continuité et ses contextes complexes, d’accord. Le Carré noir de Malevitch pour l’un, la Renaissance pour qui suit plus loin la racine… Pour moi, les peintures rupestres… Tout dépend dans quelle perspective on veut comprendre, « comprendre » au sens fort et littéral… Faire entrer dans une certaine cohérence de sa pensée. La visée pédagogique, pour simplifier, ou cinq mille pages pour ne pas tout dire !

 

Denys Riout : En effet… Mais mon travail avait une visée explicative plus que pédagogique. Cet essai n’est pas un manuel. Il est divisé en cinq parties. La première s’attache – longuement – à l’abstraction, bien intégrée aujourd’hui, mais qui constitua longtemps une pomme de discorde. Puis-je te faire remarquer que sur les quelques cent dix pages consacrées à l’art abstrait, j’évoque la sculpture, mais que je consacre l’essentiel de mon exposé à… la peinture ? La méthode adoptée me conduit à dresser un panorama historique et conceptuel de l’abstraction depuis ses débuts (Kandinsky, Delaunay, Malevitch, Mondrian), dans les années dix, jusqu’à nos jours (Gerhard Richter, Peter Halley). La deuxième partie forme avec la première une manière de diptyque. Au moment où des peintres commençaient à élaborer un art sans recourir à la mimésis, d’autres introduisaient dans leurs tableaux des objets directement puisés dans le monde : le collage inaugura une conception de l’art qui, très rapidement, échappa aux anciennes catégories, fondées sur les spécificités de métiers distincts. Avec les ready-mades, radicalisation  du recours aux objets réels, autre manière de ne plus représenter, l’art n’est plus tributaire de la forme « tableau » ou de la forme « sculpture ». Les constructions, les assemblages, les environnements utilisent les technologies modernes du moment (moteurs électriques, projections lumineuses, photographies, vidéo, etc.) ou s’approprient les matériaux les plus variés, mais ils délaissent les pigments du peintre ou la glaise, le bronze, les pierres nobles du sculpteur. Enracinée dans la modernité (le début du XXe siècle), cette aventure issue de la peinture s’est objectivement développée contre elle.

 

Marcel Alocco : Comme le cinéma contre le théâtre… Lequel a rarement été aussi présent et créatif que ces cinquante dernières années ! Ce que je reproche à cette vision actuelle, c’est d’être aveugle à la peinture, au fait que la peinture – c’est-à-dire cette chose qui prend sens par la couleur – existe autrement, dans une dimension qui n’est pas seulement celle du tableau, mais spécifiquement peinture. Je parle ici pour moi, mais aussi pour des artistes comme Ernest-Pignon qui illimite son inscription dans la rue, pour Martin Miguel qui inclus sa couleur dans le construit de la matière, pour Charvolen avec ses structures d’architecture textile-colle-couleurs

 

Denys Riout : Ainsi, comme l’indique justement la quatrième de couverture qui te fait bondir, l’œuvre d’art peut ne plus être une peinture ou une sculpture, mais peut aussi bien en être une.

 

Marcel Alocco : Dit ainsi, d’accord. Mais ce n’est pas ce que dit la couverture : « L’œuvre d’art a cessé d’être peinture ou sculpture pour se faire uniquement vidéo, photographie, performance ou exhibition du corps de l’artiste ». Uniquement !  Cette proposition, que tu ne défends pas vraiment trahit un courant de pensée techniciste dominant. Mais avec un crayon et du papier, ou un peu de matière colorée et un support, tu peux encore produire autant de sens que Malevitch, Mondrian ou Picasso. L’avantage de la vidéo est que Sony pèse plus lourd que Lefranc & Bourgeois. Les étudiants savent aussi qu’on est mieux payé et estimé à la télé qu’à enseigner les arts plastiques dans un collège. Seulement, avec une vidéo, tu es faiblard à côté de Ben Laden, à côté de la réalité. Il est des jours où cinq minutes de J.T. créent plus de symbolique et marquent davantage les imaginaires que tous les Centres d’Art électrifiés réunis.

 

Denys Riout : Je ne suis pas certain que la peinture puisse, par essence, mieux rivaliser avec la réalité ou avec l’information télévisuelle que la vidéo ou la photographie. Inversement, rien ne dit qu’avec les machines Sony, des artistes ne puissent pas créer des œuvres profondément émouvantes, riches de sens.  Mais, dans le travail dont nous parlons, j’évite par principe de me prononcer sur la valeur de telle ou telle réalisation. J’observe celles que les musées, les biennales, les foires marchandes et culturelles ou encore les discours critiques nous présentent, et je tente d’expliquer comment on en est arrivé là. Si je peux proposer une métaphore, je dirais que je veux comprendre comment et pourquoi l’homme occidental a mis au point de nouveaux moyens de déplacement, le train, l’automobile, l’avion, ce qui ne signifie nullement que je trouve dénués d’intérêt la marche à pied, l’équitation ou la navigation à la voile, moyens traditionnels qui ont toujours leur légitimité et leurs adeptes et dont je parlerais si j’écrivais un ouvrage sur les transports, tout comme j’ai ici réservé une place substantielle, mais pas la première, à la peinture dans Qu’est-ce que l’art moderne ?

 

Marcel Alocco : Ta métaphore a pour qualité de bien dire le constat progressiste. Mais la peinture n’est pas seulement un moyen, c’est un langage, une production de sens. On ne peut dire que le français n’est plus créatif parce que l’anglais est plus efficace dans le commerce international. Agir en Romain et penser en Grec, ça s’intrique, mais ce n’est pas sur le même plan.

 

Denys Riout : Je contesterais volontiers ton assertion : la peinture en soi n’est pas un langage (cf. la peinture en bâtiment) bien qu’elle puisse, dans certaines conditions (quand il y a art, justement) produire du sens, susciter des émotions. En revanche, je t’accorde volontiers qu’elle joue dans le développement de l’art du XXe siècle un rôle considérable – et d’ailleurs j’essaye de le montrer dans mon livre. Cependant, le fait majeur, si l’on se réfère aux siècles précédents, c’est qu’elle se trouve en quelque sorte régionalisée – je ne dis pas marginalisée – dans un univers, celui de l’art, en expansion continuelle. D’ailleurs, l’idée d’une « mort de la peinture », formulée dès les années vingt, n’a plus cessé de hanter la modernité. C’est, dans notre culture, un fait vraiment nouveau. Aussi, je crois que si l’on envisage l’art du XXe siècle dans une perspective historique, c’est d’abord cela qu’il faut expliquer.

 

Marcel Alocco :« La mort de la peinture » est une idée contestable, ne serait-ce qu’en constatant qu’elle est déjà morte plusieurs fois : avec la peinture pariétale préhistorique, avec la peinture primitive, avec la peinture classique que tue à son tour la modernité… C’est un chat, elle a sept vies, ou sept mille. Elle change de système, de forme, elle reste  de la peinture, couleurs qui font sens dans les formes. Que ça machine à côté, d’accord, mais souvent « célibataire » dit Marcel !

 

Denys Riout : Tu développes là une position polémique et militante, celle d’un artiste quand j’adopte dans mon livre le parti de l’observateur et de l’analyste : ainsi il faut concéder, par exemple, l’importance (je ne dis pas la valeur) de Duchamp. C’est pourquoi la partie centrale plus brève que les autres, examine comment l’invention de formes artistiques nouvelles et l’utilisation de matériaux laissés pour compte par la tradition ont suscité la recherche d’appuis, de références ou de modèles jusqu’alors méprisés ou ignorés – les arts « primitifs », les dessins d’enfants, les graffiti, l’art brut et autres formes d’expression rendues disponibles par le développement du « musée imaginaire ». Parallèlement, une série de mutations esthétiques conféraient une manière de légitimité à des pratiques ou des conceptions jusqu’alors bannies –le recours au hasard, la valorisation du ratage, le goût de l’éphémère, l’abandon aux délices du kitsch. Les deux dernières parties s’attachent essentiellement à la période contemporaine (à partir des années soixante). L’une analyse les développements de l’art en proie à une « dé-définition » (j’emprunte cette formulation à Rosenberg) dès lors que la notion d’arts plastiques a triomphé, absorbant en son sein les antiques beaux-arts. L’autre, enfin, examine les changements d’attitude ou de comportement que tout ce chambardement exige des amateurs d’art.

Ainsi j’espère t’avoir convaincu sur deux points : mon livre traite de l’art du XXe siècle, dans son ensemble – Picasso, Schwitters ou Duchamp y sont plus souvent évoqués que Jeff Koons, Bill Viola ou Jeff Wall. Quant à la peinture, si elle n’est pas autant valorisée que tu le souhaiterais, elle n’est pas aussi négligée que tu le prétends, bien que sa place soit relative : qu’on le regrette est une autre affaire. Il suffit de fréquenter les musées d’art moderne ou les grandes manifestations artistiques pour ne plus douter qu’il s’agit là d’un fait, un fait troublant, dérangeant voire scandaleux pour beaucoup. Autrefois royaume dont le rayonnement régentait le reste du monde de l’art – la querelle du Paragone en témoigne – la peinture, Empire colonial dépouillé de ses possessions, privées de ses prérogatives, est bel et bien devenue une province, au charme incomparable, souvent, mais province.

On m’a fait un autre reproche, que tu pourrais peut-être reprendre à ton compte et auquel je suis sensible : « vos arguments sont recevables, mais il n’en reste pas moins que vous faites l’histoire des vainqueurs. » Cela me trouble d’autant plus que c’est vrai, à l’évidence. Il va de soi que les « vainqueurs », c’est précisément ceux auxquels nous sommes tous confrontés. Cela ne m’empêche pas, dans d’autres travaux, plus confidentiels, on s’en doute, d’explorer les marges de l’art consacré ou même, parfois de tenter des réhabilitations. Mais ce qui me console, c’est que la notion de vainqueur est en l’occurrence bien relative. Oui, pour toi, pour moi, pour nous tous qui baignons dans le monde de l’art, il y a bien des « vainqueurs », des mouvements et des personnalités qui ont triomphé (provisoirement ?) . Mais pour un public plus large, celui auquel s’adresse ce livre, leur succès institutionnel paraît souvent inexplicable. Faute d’informations, de mise en perspective, leurs démarches, leurs œuvres se heurtent à l’incompréhension. Elles suscitent encore, nous le savons bien, des rejets violents. Je trouvais utile de donner des éléments d’intellection pour que l’on puisse mieux regarder, puis juger plus sereinement. Au fond je ne le regrette pas d’autant que j’ai dû faire moi-même l’effort de me pencher, après d’autres, sur le foisonnement de l’art du XXe siècle afin de dégager les grandes lignes de force, de les soumettre à l’analyse pour tenter de rendre leur enchevêtrement plus clair, plus ordonné et cohérent. Ce travail, rude, m’a passionné, vraiment, et je crois avoir eu une chance magnifique que l’occasion de faire cet effort me soit donnée.

 

Marcel Alocco : Vers 1880, Bouguereau et Carolus-Duran, vainqueurs de Cézanne et Degas, mais après… L’erreur est peut-être de confondre le constat sociologique, qui est exact en temps réel, et l’histoire, qui garde ce qui fait encore sens après-coup. Ton livre est un outil utile, et ses inévitables parts contestables n’en sont pas les moins fécondes… Tu dresses un état des lieux qui sera refait encore cent fois dans les années à venir : il est lisible dans les deux sens. Les vrais vainqueurs seront ceux dont les productions d’aujourd’hui travailleront encore les productions à venir. Si l’Homme n’est pas mort, c’est qu’il est toujours partant pour de nouveaux paris stupides…

 

Art Jonction Le Journal n°37, janvier-février 2003

 

 

 

59.

 

Danielle Moreau, de cordes et de fils

 

« Si la reprise en compte des matériaux textiles a touché l’ensemble des disciplines

 de l’art moderne, il n’en reste pas moins qu’un domaine particulier,

l’art textile, a connu une reprise de mémoire de nature plus profonde »

Michel Thomas

L’art Textile collection Histoire d’un Art,

éditions Albert Skira,  Genève.

 

 

 

Danielle Moreau est née à Nice, où la tapisserie n’a pas connu une forte présence historique, ni une activité contemporaine particulièrement notable. Tard venue au métier, dans le tâtonnement constitutif et la nécessité d’aller à l’essentiel elle découvrira à la tâche des faires pour elle encore vierges de mots.

L’artiste vidéaste tout neuf avance dans le désert, aller lui est facile et, quoi qu’il fasse, son pas laisse trace dans un sable sans vocabulaire où tous les signes sont en devenir, alors que, accablé de millénaires d’activité, le tisserand pénètre une foule que les siècles ont rendue dense, où tout geste est codé dans le dru du vocabulaire qu’un long usage a poli. Pour marquer son pas sur un sol que piétine la foule, il lui faut à la fois force et subtiles nuances qui le distinguent parmi la multitude. Là où un art nouveau construit encore les préliminaires du métier, les arts anciens comme la tapisserie ploient sous le poids d’une longue expérience. Plus qu’à créer du vocabulaire, ils tentent de faire sens en débordant les rigidités par des glissements sémantiques.

Sigmund Freud voyait le tissage comme création initiale venue des femmes qui auraient travaillé leurs cheveux. Issu du corps et pour le corps, le couvrir ou vêtir avant tout, le tissu tient dans ses fils toute l’histoire de l’humanité. On pourrait dire qu’il la chante : chanson du métier qui dans l’aller retour du fil en tissage et dans sa monotonie captivante installe la méditation, et origine la forme paisible de rumination de la mémoire, chansons de toile que rythment les claquements du bois.

 

Tout propos sur l’art textile se heurte à l’incontournable image de Pénélope, une Pénélope désignée comme envers finalement heureux d’Ariane qui n’a su que dévider le fil qui finira traînant dans le labyrinthe. Pénélope tisse le jour ; et la nuit l’aller et retour de la navette défait à la lueur des torches le corps tissé. Ce jeu de "va-et-vient de la navette", (de la flûte ou de la broche) le Moyen Âge y voyait l’image symbolique du rapport sexuel, plus concrétisée dans la naissance du tissu, peut-être, que par le mouvement. Le drap accompagne le corps dès la conception, dans les nuits, et noué, cousu, comme vêtements qui le jour cachent du froid, mais aussi des regards, des contacts… et  par la coupure et la couture le sens ancien donné aux mouvements suggestifs de la navette s’inverse. Au terme est le linceul.

Pénélope tisse et détisse dans une lutte qui a pour objet incertain d’arrêter le temps. Que le temps ne vienne pas où se produirait ce qu’on refuse. Prêtons attention à ce qu’elle tisse : « C’est pour ensevelir notre seigneur Laërte : quand la Parque de mort viendra tout de son long le coucher au trépas, quel serait contre moi le cri des Achéennes, si cet homme opulent gisait là sans suaire ! » dit-elle. (Traduction de Victor Bérard, c’est moi évidemment qui souligne) Si tout art s’investit à fixer la fragile mémoire dans la lutte contre la mort, le textile ici artifice, s’arc-boute pour arrêter le défiler du temps et le défile (en sens inverse !) la nuit à la significative lueur des torches. Dans le symbolique, Laërte, seigneur et dernier rempart imaginaire, ne saurait mourir tant que le suaire n’est pas terminé et le fil de l’ouvrage en sa fin coupé. Et des prétendants «rien contre moi », pense Pénélope, tant que triomphe la vie que d’un fil elle préserve. Pénélope étaye sans doute aussi, dans le symbolique, la longue certitude (ici ou là pourtant démentie) qui nous fait attribuer aux femmes tout travail de fils, leur fonction de mise au monde consolidant l’image de la victoire du vivant sur la mort. Soyons certains que Danielle Moreau ne défait pas la nuit son ouvrage du jour ; elle ne met pas en œuvre un linceul. Mais ses tapisseries ligotent dans le regard, à la lettre, leurs naissances, la chaîne et la trame qui donnent vie à la matière imagée d’elle-même.

 

Ainsi est mise en jeu dans tout art textile une lourde et complexe mémoire. L’artisan la charge dans l’inconscient des fils croisés, la transporte, l’accepte, l’assimile ; l’artiste se doit de rejouer chaque fois à pile ou face le sens de l’histoire déjà écrite. Texture jamais achevée, toujours un fil qui traîne, fibres végétales, fragiles cocons de chrysalides ou poils de mammifères cornus, le textile écrit ligne à ligne sous ses doigts une histoire toujours en cours. Ce qui se tend, protection contre le froid des murs ou de l’extérieur, sera notre vie durant comme une seconde peau mutante, sera notre suaire, ce qui se tisse est au terme dans cet enchevêtrement de fibres naturelles ou artificielles l’égal des peintures rupestres ou des bas-reliefs des pyramides car, recueil synthétique d’une culture, il nous raconte tous.

L’art ne tient qu’à un fil et, dans le travail du lissier, Danielle Moreau doit faire que parmi tant d’autres un toujours nouveau vienne le dire encore en un tissu comme la langue toujours déjà commencé, toujours jamais terminé. Structuré par une culture indéfectible, l’artiste doit s’en désembourber. Qui s’aventure comme Danielle Moreau à être ce un qui s’affronte à tous en se nouant au corps du tissu historique, affronte ce recueil synthétique d’une culture auquel un à chaque instant prétend se dégager et ajouter.

 

Un peu plus de vingt années d’obsessionnelle circulation des navettes, – des flûtes et des broches, puisque dans son atelier les métiers de haute et de basse lisse se côtoient. Prise dans la structure, Danielle Moreau la simule de plus en plus précisément dans l’image de surface, et met en place dans le même geste structure et simulacre. A la frontière d’une figuration. Ici une végétation grimpante dont les tiges se croisent. Là un réseau de cordes géantes couvre de mailles la surface. Ailleurs l’aller retour du fil prend relief dans la matière et souligne la continuité du geste boustrophédon, débordant sur le vide en une lisière de courbes évidées. Latéralisation, parallèles brisées, échelles, lignes superposées, la structure de l’écriture se trace en reliefs agressifs entre les cotons de chaîne et la trame de laine, dur squelette de chanvre sous la douceur laineuse des couleurs. Structure du voilier d’abord, dressé dans l’équilibre des tensions de drisses et de boutes qui accrochent des nœuds et des voiles de lumière. Dans les thèmes de cordes croisées et de filets, les simulacres mettent en jeu le fictif de l’image et de la lumière sur le réel des matières et des tensions.

On peut voir dans l’atelier une structure origine, texture de Danielle Moreau sur une sculpture de Robert Roussil. Structure doublement origine, en tant qu’elle est à la fois première œuvre et met à nu la constitution spécifique : le bois de la sculpture génère le métier vertical sur lequel s’accroche la chaîne de fortes cordes de chanvre habillées de laine. Châssis, tissu, couleurs, la première surface encore vêtue d’une trame discontinue se dresse, frontale devant le regard comme une harpe rude. Symbolique naissance du tableau dont cette sculpture tissée pose dans leurs fonctions fondamentales les trois constituants élémentaires. Mais aussi lignes verticales levées dans l’imaginaire comme le seront, autres figures de mises au monde, la Eve de Cranach ou la Vénus naissante et la Flore de Botticelli, et peut-être aussi, mais alors à l’ombre inévitable de Thanatos, toutes les croix qui marquent la peinture occidentale, primaires chaînes et trames de bois sur lesquelles se tendent les tissus d’un corps supplicié. Les forces contradictoires, lutte sourde et continue d’Eros et de Thanatos qui sous-tend la création, venues à jour sous formes symboliques par les matériaux et les fondus des couleurs parcourues de lumières, en ces lents et médités travaux de Danielle Moreau sont de violences contenues dans un texte/tissage où le heurt des désirs et du métier font sens.

 

 

 

Nice, février 2003

 

Catalogue Danielle Moreau, de cordes et de fils

 (Médiathèque de Contes, juin 2003)

Et Patriote Côte d’Azur, 13 juin 2003

 

 

60.

Pour mémoire

Les Femmes et l’Ecole de Nice

 

 

            Plusieurs fois j’ai entendu remarquer l’absence de femmes parmi les artistes de l’Ecole de Nice. La notion est cependant trop vaguement définie, qui s’applique à un regroupement d’artistes variable dans le temps, pour qu’il soit possible, sauf pour l’histoire de la période fondatrice, d’en faire un inventaire définitif. Y aurait-il eu autour quelques artistes à remarquer, qui n’ont pas été vues, ou rejetées ? Machisme ou/et aveuglement social ?

Dans L’introduction à L’Ecole de Nice publiée en 1995 par les éditions Demaistre, dans la préface nous établissions avec Christian Skimao les critères d’approche suivant : « un espace géographique (région niçoise), un refus des esthétiques passées au nom des "avant -gardes" diverses, et une période historique (1960-1975, environ) ». D’abord tributaire des volontés d’affirmation du phénomène par les expositions et publications, soumis aux reconnaissances réciproques et aux cooptations, rencontrant une hostilité assez générale (Les Chroniques Niçoises publiées par le Mamac en 1991 en donnent quelques exemples), le qualificatif a connu après la deuxième exposition  présentée par Galerie A. de La Salle en 1977 des utilisations plus conjoncturelles – dans la mesure où une certaine notoriété en faisait pour quelques-uns une étiquette qu’ils supposaient devenir profitable.

            Concernant cette période conflictuelle l’accusation de machisme parfois proférée n’est sans doute pas totalement infondée. En 1967, pour la première exposition sous ce titre avec l’accord des artistes (organisée par F. Mérino et A. de La Salle) figurait, imposée par R. Malaval, une Annie Martin que la plupart d’entre nous ignoraient, et dont le nom disparaît ensuite totalement du contexte Ecole de Nice… (et de la région !) Il n’y aura aucune femme dans les expositions suivantes pendant au moins un quart de siècle. Parfois, avec un vague désir d’annexion de tous les Nouveaux Réalistes, au prétexte des fortes présences d’Yves Klein, Arman et Martial Raysse, et de César aussi, on évoque la femme unique du groupe, Niky de Saint Phalle aujourd’hui muséalement très présente à Nice. Si elle eut quelques rapports un peu plus privilégiés que d’autres à l’ambiance artistique niçoise, on ne peut guère défendre l’idée que son œuvre ait été issue ou notablement influencée par notre région.

            Dans sa thèse de doctorat (sociologie) Les plasticiennes dans le département des Alpes-Maritimes (Soutenue à Nice en 1986) Marie Claude Chamboredon note que si pour A propos de Nice, exposition présentée au Centre Pompidou en 1977, Ben ne sélectionne aucune femme parmi les 30 exposants, la même année l’exposition 3 villes, 3 collections, Grenoble, Marseille, Saint-Etienne, n’en compte que 11 sur 90 exposants. Notons que dans sa version institutionnelle Support-Surface ne compte aucune femme. La situation niçoise serait donc extrême, même si la tendance est générale. Les pressions économiques et relationnelles ou mondaines y ont peut-être été par moment plus décisives que les critères esthétiques dans un espace où la critique s’est montrée absente ou peu compétente sur la production contemporaine. Notons que, aujourd’hui encore, dans l’intéressante et fort bien présentée exposition du Frac-Paca « Traits pour traits », actuellement au Château de Carros, on ne compte aucune femme parmi les 23 artistes.

            Mis à part le cas étrange de la première exposition, quelques femmes auraient, au moins entre 1970 et 1975, pu entrer dans l’esprit des critères définis : Noëlle Tissier, (partie à Sète) qui présentait chez Ben d’étonnantes petites sculptures (périssables) en savon ; Michou Strauch (partie à Marseille) avec ses photos montées en séries ; et aussi (que nous avions avec R. Monticelli montrées toutes deux à la Villa Arson dans une des expositions « Artistes de la Région ») Michèle Brondello (partie à Giens, dans le Var) dans le travail des plâtres colorés en « larmes » ou « stèles », Valérie Sierra avec ses « Lessives » et travaux sur de fragiles textiles.

Si nous débordons la période historique, dans la même lignée sont plus tard apparues, venues d’autres horizons, Geneviève Martin-Angel (partie à Marseille) sortant d’un univers surréalisant, Nivèse issue d’une démarche proche de l’art brut et qui aujourd’hui clôture de ses grilles la Médiathèque Régionale et la Tête au Carré de Sosno. On pourrait citer aussi Anne-Marie Lorin dont une œuvre d’assemblage figure dans les collections du Mamac mais qui paraît ne plus s’être manifestée depuis des années ; Sylvie Tubiana (installée à La Rochelle) qui travaille plastiquement un rapport du corps à la photo (nous l’avions aussi montrée à la Villa Arson et elle a reçu il y a quelques années à Arles le prix Kodak) ; Anne Gérard dont le travail très subtil évoque l’esprit Fluxus ; Christiane Colmagro, autour du cousu, du pli, du textile ; et puis Yoko Gunji, Elisabeth Mercier (partie à Toulon ?), Ankh, passée des miniatures bijoutières aux sculptures plus violentes de traverses de chemin de fer ; et probablement d’autres que j’oublie dans ce rapide survol ou dont le travail est plus récent…

Doit-on voir un symptôme révélateur des mœurs culturelles azuréennes dans la fréquence des départs des artistes femmes vers d’autres horizons pas forcément plus porteurs pour des artistes ? Sans doute la place des artistes femmes dans les arts plastiques contemporains locaux mériterait des historiens d’art et critiques une petite recherche de mise à jour et de réévaluation. Et aussi peut-être une exposition, pour ajustement sinon justice, ou au moins pour mémoire.

Nice, mars 2003

Patriote.C.A.   du 15 août 2003

 

 

 

 

61.

 

 

Jeu m’emmêle (3)

A propos de César, de Le Journal Art Jonction,

de la critique d’art

Dans un précédent numéro Le Journal Art Jonction (n°36 nov. 2002), donnait un texte d’Agnès de Maistre réclamant une position d’écriture qui soit celle de critique d’art. Nous en avions longuement discuté, mais je me demande encore comment définir le critique d’art, ce qu’on est en droit d’en attendre, quelle est cette fonction telle qu’on l’exerce, telle surtout qu’on pourrait espérer qu’elle soit.

            Constatons que l’expression critique d’art s’attribue plutôt à l’exercice devant l’œuvre surgissant. A travers les effets, rechercher ce qui se pense, les causes, les objectifs, les résultats, l’esthétique disait-on naguère. A définir le critique d’art comme explorateur de l’art contemporain, exerçant donc son analyse sur les productions artistiques n’ayant pas encore subit le passage du temps, érosion qui simplifie la vision mais aussi stratification de regards successifs qui, si l’œuvre s’y prête, enrichit et complexifie l’interprétation, nous indiquons une position limite et mobile de frontalier passeur. L’historien d’art est toujours critique dans la mesure où sa tâche est de revoir constamment son sujet, mais devant l’art contemporain les enjeux subjectifs sont plus forts et moins décryptables, les concepts disponibles paraissent plus abondants, mais aussi moins vérifiés. Nous sommes dans le domaine mobile de la pensée qui use du savoir mais le remet en cause. Si l’histoire est passage obligé pour la critique, l’histoire de l’art ne peut pas négliger l’esthétique, sauf à n’être plus qu’histoire des objets d’art, se mutilant ainsi de l’apport de sens dont ils sont chargés. Il n’y a pas, on le voit, possibilité d’exercice séparé de la critique et de l’histoire de l’art, mais les deux démarches complices inversent le rapport, chacune à son tour mise au service de l’autre.

On ne s’improvise donc pas critique, et même le nécessaire savoir d’historien d’art n’y suffit pas :  Travail de « comparatiste » – la circulation des idées est déterminante. Ne pas ignorer ce qui avant, ce qui autour…Compte avant tout la méthodologie et les procédures d’analyse, mais aussi le désir d’entrer en sympathie ou au moins de comprendre pourquoi  souvent, on n’y parvient pas. Ainsi, dans cette même parution Patrick Lacoste avec « Soixante-dix, en effet » s’explique (s’affronte) à une exposition ;  et Enrico Pedrini, au risque de larguer le lecteur dans son long préambule abstrait (mais, lecteur, encore un effort si vous voulez être…) situe les enjeux d’une autre, « Utopies quotidiennes ».

            Tout écrit repose sur des pré-établis idéologiques (à ne pas confondre avec dogmatisme idéologique). Une vision de l’art, de sa place dans la société. Ni le succès, ni le prix de vente ne sont des critères esthétiques : La carrière de l’artiste est du domaine de la sociologie de l’art, petite part seulement de l’histoire de l’art, petite part de l’histoire des idées. La fortune de l’œuvre se joue sur un autre terrain, plus fondamental et conceptuel, celui de la mise en question du discours spécifique, mise en cause de ses conventions, là où il n’y a jamais eu de « révolution », contrairement à ce qui se proclame depuis au moins le Romantisme, mais, on le voit sur la longue durée, de constants plus ou moins rapides glissements de sens. Définir pour la critique d’art modalité et objectif. Mais aussi appliquer.

            Le Journal Art Jonction (n°36 nov. 2002) propose un hommage à César. Pourquoi pas ? Mais il aurait fallu penser qu’un hommage n’a que la valeur que lui donne l’autorité de celui qui le formule, autorité fondée sur son expérience et sa compétence dans le domaine abordé. Etait-ce le temps et le lieu des récriminations ? D’ironiser, quoi qu’on en pense, sur « les artistes autoproclamés de l’ineffable Ecole de Nice » quand on devrait savoir que César a manifesté assez d’estime envers la majorité des travaux présentés pour accepter d’exposer à Saint-Paul de Vence, aux Etats-Unis, à Taiwan et au Japon, sous ce titre à vos yeux infamant mais qui recouvre une part importante du Nouveau Réalisme, de Fluxus, de Supports-Surfaces et tout le Groupe 70… Assez d’estime pour en 1969 inviter personnellement une douzaine d’entre eux à l’alors encore prestigieux Salon de Mai au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ? Drôle de formule, qui se voudrait péjorative : pourtant tout artiste est par définition « autoproclamé ». Une école ne peut donner que du métier, l’artiste est celui qui, fabricant son métier, modifie le métier. Hélas, on n’est pas plus artiste en sortant d’une école d’art que recevant un diplôme de lettres de l’Université on en deviendrait écrivain. Quant à qualifier L’Ecole de Nice d’ « ineffable » (qu’on ne peut mettre en paroles !), il aurait fallu prendre la peine de lire les 80 pages de mise en mots de mon « Introduction à l’Ecole de Nice » (éd. Demaistre, 1995), qui la définit comme lieu socio-historique d’émergence dans le contexte centralisateur français et, après seulement, construire si nécessaire une critique argumentée.

Dans le n°39 (mai-juin) de L.J.A.J. il y revient. Une fixation sur l’Ecole de Nice, pour l’avoir ratée d’un quart de siècle ? Toujours aussi mal informé, après avoir précisé qu’il « n’appartient pas à l’Ecole de Nice », le journaliste qui méprisait flatte maintenant son sujet (Max Cartier) d’avoir «été de la première exposition historique du groupe à la galerie de La Salle ». Aurais-je une défaillance de mémoire ? Je vérifie, références catalogues des expositions : n’était pas à la première historique, en 1967 à Vence. Pas en 1974, dans Dix artistes de l’Ecole de Nice, à Saint-Paul de Vence. Pas au Centre Pompidou en 1976. Pas en 1977, pas en 1987. Apparaît en 1997 : Trente ans après ! Après tout mieux vaut tard que jamais… Martial Raysse écrivait en 1965 dans ma revue Identités : « En effet travaille à Nice un groupe fortement individualisé par rapport à Paris et New York. Nous étions trois, nous voici dix ; nous serons trois cents dans dix ans… » M. Raysse se trompait : Trente sept ans après, bien que ce soit devenu beaucoup moins difficile à assumer, nous sommes loin du compte.

Avec et après d’autres, Jacques Simonelli, qui s’intéresse à l’art contemporain depuis longtemps et en écrit depuis quelques années m’a dit « Encore César ! ». J’ai dit  « Ce n’est jamais trop ». Mais à l’inverse, il faut ne s’intéresser que depuis hier à l’art contemporain pour ne voir et citer que la récente monégasque expo origine « L’instinct du fer », et se plaindre que rien n’est fait au Mamac pour César, lequel occupe depuis l’inauguration une place centrale dans l’accrochage permanent et y a connu dans ses hautes galeries durant l’été 1999 une impressionnante exposition de compressions (La Suite Milanaise) faisant écho aux 520 tonnes montrées au centre du Pavillon français d’une précédente Biennale de Venise ! Pourquoi oublier qu’à l’inauguration de Nice Etoile César occupait une part importante de l’espace de préfiguration du Musée ? Pourquoi considérer qu’une salle de Mamac (« La Galerie » en rez-de-chaussée où furent montrés G.Rousse, Hains, Arman, Dietman, Venet, etc) serait plus méprisable, moins Mamac qu’une autre ? : c’est la qualité des œuvres montrées qui fait la réputation d’un lieu, non le contraire, et le lieu le plus prestigieux ne donne aucune valeur à la médiocrité. Aucun amateur ne peut ignorer l’exposition remarquable « L’œuvre de bronze » à l’initiative de F. Ballester qui durant cinq mois, été et automne 2002, présentait 69 pièces à La Malmaison et sur le Parvis du Palais des Festivals à Cannes. L’art plastique sur la Côte d’Azur ne serait donc que du seul devoir du Mamac ? De Menton à Toulon existe, particulièrement dans les arts plastiques, un espace culturel assez riche pour jouer sur des complémentarités. Sauf perspective anecdotique et sinistrement provinciale, que notre voisin et ami Marseillais César ait un temps travaillé parmi nous et noué dans le plaisir ou le travail des amitiés ne donne pas à sa production locale une place particulièrement incontournable dans sa trajectoire. Marseille avec la Vieille Charité et la programmation du Mac lui a fait justement bonne place. Au cas où certains ne le sauraient pas, les cinquante dernières années ont produit en France et ailleurs (Dans L.J.A.J. Agnès de Maistre nous parlait de l’Argentine) des dizaines d’œuvres d’un intérêt au moins égal à celui de César sur lesquels les azuréens ont tout autant droit de regards.

            Bien que ma position soit, Denys Riout a raison de le relever au cours de notre entretien (pour LJAJ), « polémique et militante, celle d’un artiste », (je l’ai clairement dit par ailleurs et j’y reviendrai) j’agitais depuis longtemps l’idée d’un questionnement contradictoire sur l’écrit dit « critique », (sujet, au fond de l’entretien) et le thème est récurrent au long de mes écrits. Je saisis l’occasion de cette contestation d’une écriture journalistique anecdotique et « non-critique » pour y revenir. L’œuvre est difficile, la critique également. Le débat sur la critique aussi. Mais il est ouvert, toujours, pour que glisse le sens vers plus de sens.

La Strada n°40 juin 2003

 

62.

 

Jeu m’emmêle (4)

A propos de Pierre Restany

 

Je n’aime pas les hommages posthumes. Comme chacun, parce que la circonstance n’est guère réjouissante, mais aussi parce qu’il est pour le moins irritant de voir généreusement consacrer à un créateur un espace que souvent on ne lui a pas accordé de son vivant avec, venus de ceux qui en aparté ne vous tenaient pas le même propos, des discours dithyrambiques. On me dit que Pierre Restany nous a quitté le dernier jour de mai. Lui n’a pas manqué d’espaces pour s’exprimer, ni d’admirateurs, ni de détracteurs. Nous n’étions que des connaissances assez lointaines. Sur la Côte d’Azur quelques fronts étroits lui en voulaient de n’avoir jamais, particulièrement en leurs chères petites personnes ou personnes chères, défendu l’Ecole de Nice. Il avait raison, puisque pour le critique (sur le plan esthétique) la notion n’a guère de pertinence, si ce n’est en négatif : la volonté de rupture d’une génération qui mettait en place son travail avant 1970. De façon plus générale, je disais dans ces colonnes il n’y a pas si longtemps (La Strada n°11, janvier 2000) ce que je pensais du critique : dans un article concernant l’exposition de Mimmo Rotella au Mamac intitulé « Viva Restaniiii! » j’écrivais : « Si du Nouveau Réalisme devait ne persister qu’un seul nom, ce serait très probablement celui de Pierre Restany, inventeur du concept (…) Avoir inventé un concept pertinent capable de joindre dans une même dynamique l’œuvre picturale de Klein, la vision objectivée anthropologique d’Arman, les sculptures mobiles absurdes de Tinguely, la vision Pop’ de Raysse, etc... et puis les variations « affichistes », fait sans doute du critique Pierre Restany, en son domaine, l’un des plus remarquables créateurs de ce demi-siècle finissant. » Je n’en changerais aujourd’hui pas un mot, mais je préciserais que persisteront sans doute aussi quelques artistes, justement parce qu’ils ont fait en sorte que cette étiquette soit vite devenue insuffisante à les définir. Acceptons le rituel des pleureuses rétribuées, elles ne masqueront qu’un temps bref l’expression des estimes véritables. Oui, « Viva Restaniiii ! », le plus milanais des parisiens, le plus intelligent des adversaires de l’Ecole de Nice, laquelle en a bien manqué… oui, d’intelligence : d’intelligence critique pour défendre non le « label » ou tel ou tel clan, mais les œuvres de la douzaine d’artistes qui ont fait un moment la production locale un peu plus remarquable qu’ailleurs.

 

La Strada n°40 juin 2003

 

 

 

 

63.

 

Jeu m’emmêle (5)

Le surréalisme selon Jean Clair

 

Jean Clair ne cache pas son jeu :  Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes l’intitulé de l’ouvrage dit déjà le respect tout surréalisant (et ironique un peu) avec lequel l’auteur considère son objet. Que l’un des mouvements créateurs les plus intellectuellement efficaces du vingtième siècle sombre par moment dans des inconséquences infantiles, nous l’avions déjà remarqué. Evidemment d’autres mises à nu de la pensée d’André Breton et de ses ouailles fugitives n’ont pas manqué de mettre à jour des contradictions. Ici l’ironie et l’acuité désossent le cadavre. Qu’il y ait en œuvres de fort beaux restes, il en convient et, sauf à écouter les tables girouettes, difficile de soutenir le contraire. Une sorte de gare de triage, le surréalisme, où se sont articulés des trains, heurtés des wagons, où se sont construits parmi beaucoup d’utiles tortillards de rapides locomotrices qui tireraient de lourds convois ou d’insolites machines qui s’en iraient, comme le font les plus belles parfois, haut le pied. Il y a eu des écritures et quelques peintures aussi, productions de ceux qui ont su choisir, ouvert par le mouvement, le versant liberté qui correspondait heureusement à leur pente. Qu’on ait pour Breton employé le titre de pape indique bien que l’homme était autant, mais parfois hélas davantage, patron de groupe que surréaliste. Constatons que, dans cette histoire aussi, ce sont les meilleurs qui s’en allaient, les égaux du maître (ne serait-ce qu’en parano) qui, a juste raison parfois, se voulaient aussi maîtres, chacun maître de son destin pour le moins.

            D’entrée Jean Clair ne cache pas son projet. Il instruit à charge, explore le passif du mouvement en général. En actif, des œuvres portées au seul crédit de leurs auteurs. Exploration de la part nocturne du surréalisme et de ses retombées. Quelques pages sévères à propos de Bataille, un chapitre sur le pathétique cas Artaud : Effrayant. Breton, Artaud, Bataille, Baudrillard, Deleuze et Guattari, et quelques autres, sont mis en examen. Mais en systématisant la lecture d’un seul aspect, il noircit forcément le tableau. Certes, il y a de l’impardonnable dans bien des déclarations, et il y a mérite à désigner les taches sur des objets adulés. Le surréalisme présenté dans ses œuvres mêmes apparaîtrait plus lumineux. Les œuvres comptent peut-être davantage que les grandes déclarations souvent avancées comme alibis. Les surréalistes, dit Jean Clair, « bourgeois ou petits-bourgeois, à qui les mots avaient été donnés, (…) usèrent des mots sans trop y penser, comme on use ses pantalons, assuré qu’on est qu’on vous les remplacera ». Nous serions aussi du côté de « ceux qui sont issus de milieux populaires, chez qui le langage n’est jamais « donné » et qui passeront leur vie à apprendre à parler. Parmi ceux évoqués ici, et sans distinction d’appartenance politique, on peut citer Camus, Céline, Parain, Queneau. »

            On ne peut s’empêcher de penser au temps où directeur de la revue Art Vivant, Jean Clair soutenait la mouvance Supports-Surfaces, puis le groupe, et ensuite un fragment du groupe… Bien qu’il n’y ait pas de commune mesure entre un événement parmi les événements de l’avant-garde de la fin des années soixante et le remuement surréaliste, l’amère réflexion sur cette décevante mais instructive expérience, l’analyse des comportements, du fossé schizophrénique entre les œuvres et les écrits de la majorité des Supports-Surfaciens, semblent tramer la vision de Jean Clair.

            Bien sûr, encore une fois (prends garde à droite, prends garde à gauche) les « on » de tous bords accuseront Jean Clair de fournir des armes aux conservateurs, aux réactionnaires et aux extrémistes de tous bords. Pas facile de naviguer entre les rigides de tous dogmes, les vaseux des nébuleuses et les dogmatiques de l’anti-dogme. Jean Clair se déplace avec cette imprévisibilité que l’on prête aux OVNI. Son harcèlement, venu semble-t-il on ne sait jamais d’où, souligne les pertes et blessures, mais leur donne trop souvent une valeur absolue que le contexte effacerait pour une part. Il y a, il le sait et le dit, de la provocation dans le texte bretonnant, plus de gesticulation théâtrale que de vécu. Les surréalistes aimaient se regarder agir, s’écouter parler. Ils se prenaient volontiers, monsieur Breton et consorts, pour le nombril du monde… ils n’en étaient jamais qu’un bouton de culotte ! Mais ils étaient, et être, ce n’est déjà pas mal.

Ils n’auront pas compris (les « on ») que même dans le confortable fauteuil de Matisse, le bonheur est que ça fonctionne derrière la rétine : Allez, je te le dis – parole de Marcel Duchamp !– à demi siècle de distance, Picasso-Duchamp-Matisse même combat. Ce n’est qu’un début…

A lire, pour approuver ou râler, mais frotter les petites cellules grises à faire des étincelles, que les strates des poussières du train quotidien ne les ensevelissent.

 

La Strada n°41  septembre 2003

(repris dans n°42 octobre)

 

 

64.

 

Jeu m’emmêle (6)

Un été : Sexe, Le Gac, Anne Gérard,

avant-gardes en Russie, Calzolari, L’Apocalypse… et Warhol.

 

 

Galerie Beaubourg, à Vence, la très in exposition « Le sexe, le sexe, etc… » : La monstration depuis quelques années de « l’origine du monde » de Courbet les a percutés sévère. Si j’osais, je dirais que cette toile a fait des petits (J’ai osé !) Quelques pièces intéressantes, quand elles font partie du travail fondamental de l’artiste  comme pour Ernest Pignon-Ernest, ou Pierre Molinier et quelques autres. Mais souvent, pour des artistes par ailleurs souvent très estimables, elles ne surviennent qu’en marge, jeux mondains provocateurs ou publicitaires. On a la morale et la provocation qu’on peut, et faut pas gros efforts pour les situer au niveau combite (Ne cherchez pas dans le dico, ce mot est un néologisme mien, mot tiroir associant les moyenâgeux synonymes de « jardinet » et de « manche de pioche ») On sourira tout de même quand on constatera l’absence de Dado à qui dans le célèbre téléfilm de Jean-Luc Léon on voyait Pierre Nahon ordonner (Non mais ! c’est qui le patron ?) d’effacer sur une immense toile de type expressionniste un petit sexe en érection qui ne sautait pas aux yeux…( « Si tu lui enlèves juste le zizi… ») et on voyait le malheureux, si j’ose dire, s’exécuter (j’ai osé !), tout en commentant que dans la peinture, contrairement à la réalité, « ça se lave à la térébenthine ». Ainsi va la morale combite.

Signalons la salle installée en « à côté » par Jean Le Gac, qui complète de bonne manière ce qui nous a été montré de son travail dans Vence et au Château de Villeneuve : une production à la démarche manifeste dans une formalisation personnelle de plasticien. D’une certaine façon Jean Le Gac déplace un chevalet à rêves dans un réel bien ordinaire.

Au Musée de Villeneuve-Loubet, Anne Gérard expose des ensembles couvrant une dizaine d’années de travail. Chacune des séries, montrée séparément, avait retenu l’attention. Ici, ce qui apparaissait sautillant s’articule et la confrontation met en évidence la constance de la mise en œuvre des transformations de l’image par la variation des matières supports et l’agression des techniques marquantes. Le crayon devient aussi perforant que la couture, la cire embrume les couleurs...  Les leçons  des mouvements de « la peinture élémentaire » qui mettaient à l’épreuve les éléments constitutifs (raison d’être de l’esthétique Supports-Surfaces) sont ici par Anne Gérard appliquées à l’image et traitées avec (que soulignent les titres) une ironie contrôlée mais décontractée (comme venue de Fluxus), et en font, pour cette génération, la démarche plastique la plus responsable parmi ce que j’ai pu voir dans la région ces dernières années.

La Fondation Maeght fait le point sur « La Russie et les avant-gardes ». Attention : il ne s’agit pas de « Les avant-gardes russes ». En Russie comme en France, quelques avant-gardistes et beaucoup de bons peintres qui mettent en chantier les découvertes de la décennie précédente. On y voit immédiatement surgir de la monotonie appliquée les quelques artistes transformateurs. Ils font taches les Malevitch, Gabo, Tatline, Rodtchenko, Lissitzky… En privilégiant une vue du panorama pictural l’exposition rend certainement mieux compte de la réalité historique dans sa complexité, mais les composantes les plus intéressantes, devenues minoritaires, y sont un peu occultées par de jolies variations cubistes et autres. A vous de voir, de réfléchir et de trier. Mais quelle part des visiteurs fera plus qu’enregistrer ? S’ils enregistrent, c’est déjà…

            Au Mamac, Pier Paolo Calzolari continue l’exploration du côté de l’Arte Povera entreprise par le Musée. Mise en place impeccable d’un travail bien situé, avec la marquante période des givres insolente et heureuse en cet été de canicule. « L’Arte Povera demeure intéressant parce qu’il reste un noyau de magma dans lequel toutes les sensibilités sont réunies » disait Germano Celant en 1986. Je dirais parce qu’en plasticiens les artistes ont su mettre en discours des objets. Discutable et en discussion, c’est le rôle de l’art, mais maintenant historique : pour plus ample information voir l’abondante littérature… Sur Warhol aussi. Une belle expo au Forum Grimaldi à Monaco, bien dans l’image de l’artiste. Le superficiel mythe Pop’ de l’art des multiples pour tous. De très chères images populaires. Oui, l’art pour tout le monde à condition d’y mettre le prix… Ne serait-ce pas les conditions de fonctionnement de certaines maisons que je n’ai pas connues ? A côté d’un Rauschenberg c’est pas très « Super », mais il y a du peintre quand même.

            J’aurais pu parler d’autres manifestations contemporaines : des 23 sculpteurs qui ont posé leurs œuvres éphémères sur le plateau de Calern, mais j’étais dans le château d’Angers devant l’Apocalypse œuvre contemporaine (du château) qui fut ensuite méprisée et aujourd’hui mise en évidence de belle façon. Ecrire aussi un « peu » sur les présentations de Bonson, mais on ne peut rien en dire… ou bien ce serait très très long. Et puis, et puis, heureusement ça continue : Ce n’est qu’un début (etc…).

 

La Strada n° 42 octobre 2003 

 

 

65.

Jeu m’emmêle (7)

 

Septembre Fluxus à Nice :

portrait de Ben en ancien combattant (garde suisse).

George Brecht, l’homme sans traces dans la neige.

 

Je me suis beaucoup ennuyé. La 365ième de Violon Solo de Chieko Shiomi, ou la 804ième de Pièce pour Partition de Ben, ça fait beaucoup. Septembre noir de Fluxus. Ben, tu nous gonfles avec ta baudruche and so on. Encore l’hôpital qui expose ses chaises roulantes. Et le sarcophage de Tout en came, on ne le montre pas ? Plus la mode ? Non ? L’or de l’Egypte n’est plus dans l’air du temps, on n’y entendait que dollars-dollars. Chacun exploite l’Irak qu’il peut. Dans le Paillon, pas de pétrole, et à peine davantage d’eau. Ben, avec son bicorne et sa pique de Garde Suisse virtuel, joue les maîtres de cérémonies bien réglées par l’habitude. Lui qui en 1965 se moquait des Vaguants qui représentaient « encore » Ionesco ! Tu nous jouais quoi, là ? J’ai rien vu : trop de poussières…

Revoir Fluxus à Nice quarante ans après, l’idée était séduisante. Informer et documenter est toujours légitime. Il aurait fallu objectiver, analyser, structurer. Mener une recherche sur Fluxus et peut-être sur les alentours, et alors se souvenir non seulement des Américains (incontournables) et des Belges (pourquoi pas) mais aussi de Zaj en Espagne, de David Mayor avec Fluxshoe et sa publication Schmuck à Exeter, de Chalupachi et du groupe de Prague, des Milanais et d’autres… Nous avons eu droit à un vaste et chaotique happening d’un Ben totalitaire exploitant le matériau, et mettant en valeur sa clientèle. Un consternant remake ridé de ce qui dans les années soixante jaillissait de sources juvéniles. Comme s’il redoutait d’être jaugé à l’aune de ses compagnons de route, Ben s’est évertué à brouiller les enjeux, donnant place à des productions périphériques ou récentes parfois intéressantes, mais sans distinction d’époques et de sens, laissant places aux gags et gadgets opportunistes. Comme si Fluxus était un coefficient permanent applicable à tout acte se disant créateur, original ou contestataire, manière au fond d’en nier la spécificité puisque ainsi se télescopent dans une même ambiance faux-dada, post-surréalisme, Fluxus et traînards de Fluxus, et autres variations activistes pseudo-conceptuelles. On ne peut guère (sauf comme non-mouvement ou marque déposée par George Maciunas) définir Fluxus, dont Robert Filliou, qui apparaît aujourd’hui comme l’un de ses acteurs marquants, dans les années « Cédille qui sourit » m’a plusieurs fois dit violemment refuser l’étiquette (et toute étiquette !). Il est au moins possible d’en tracer un contour historique, de désigner un temps de vie, plutôt que d’en faire une accumulation arbitraire de démarches complaisantes à son fantasme personnel. Nous avons entendu Ben dire que « les Fluxus américains » invités n’étaient pas d’accord avec sa conception du mouvement (et de l’organisation ?) mais, faute de traduction simultanée, ceux-ci n’ont pas eu l’occasion d’exprimer en public leurs points de vue. Restent les traces. J’ai aimé, rue Saint François de Paule, de Serge III, le poisson rouge dans le bénitier. Retour ironique mais symbolique aux origines. Galerie A. Couturier, Enrico Pedrini montrait un choix clair de sa collection. Galerie Joël Scholtès, comme d’habitude les pièces choisies par Joël étaient mises en valeur (contrairement à ce que sans nous consulter annonçait dictatorialement Ben dans son affiche programme, ce n’était pas une « carte blanche à Marcel Alocco » !). Dans la Galerie du Musée (Mamac) un ensemble très riche d’œuvres mélangées disparaissaient dans la confusion d’un ordre purement bénique, objets accompagnés de commentaires appropriatifs du Maître organisateur. Cependant, à propos d’une table et deux chaises blanches, un bel hommage à G. Brecht, décrit comme « le seul qui puisse marcher sur la neige sans laisser de traces. »

On ne s’étonnera guère du désastre si l’on se souvient que cette réunion de petits épiciers de l’art ventant leurs étals à la veille de prendre leur retraite sont entré en Fluxus, comme le réclamait Picabia dans les années vingt pour Dada, en amateur. Personne alors n’aurait songé un seul instant à faire métier de Fluxus. Chacun avait son activité alimentaire  : design, boutique de disques d’occasion, enseignement, peinture en bâtiment, voire activités éditoriales ou artistiques autres. George Brecht après quinze ans en laboratoire de chimie touchait les droits d’une invention de tampons périodiques, assez limités quand il était à Villefranche pour  dire avec humour et son sourire triste : « J’ai inventé une chose qui se serait bien vendue si elle ne  servait pas que tous les vingt-huit jours ». Mais son amateurisme lui permettait de jouer à restreindre à presque rien le marché par la cynique exigence de fortes sommes contre des objets (table, chaise, perroquet…) d’un prix modique dans un grand magasin. Prise de sens dans l’échange de valeurs. Le prix faisait là sens comme celui de la séance analytique. Au-delà des prises de positions théâtrales en « concerts », qui sont la partie la plus évidente de Fluxus, il y avait la concordance et les divergences des réflexions. On lira par exemple avec profit Change-Imagery, réflexion de George Brecht sur le hasard et l’aléatoire, édité par « Les presses du réel » (16 rue Quentin, 21000 Dijon) dans une petite collection dite de poche,  « l’écart absolu » dirigée par Michel Giroud.  Et comme nous sommes décidément dans la boutiquerie, signalons, puisque nous avons la faiblesse, nous, de laisser traces noires sur le neigeux de la page, dans la même collection « Sensorialité excentrique » écrit par Raoul Hausmann en 1969, et « Tombeau de Pierre Larousse » de François Dufrêne.

Après ce re-Fluxus retraite de Russie réussie, ce n’est vraiment plus un début, mais continuons…

Septembre 2003

 

La Strada n°43

 

 

 

56.

 

Jeu m’emmêle (8)

 

Expo à domicile. Je me déplace à L’UMAM.

 

Encore une expo à voir. La flemme. Je peux éviter le vernissage, mais il faudra faire l’effort de programmer un autre jour. Ainsi passe les occasions, je rate des chefs-d’œuvre, évidemment… Une expo à domicile, voilà l’idéal. C’est pourquoi à la fin des années cinquante ou au début des années soixante, Ray Johnson inventa le mail art, l’art par correspondance : dans le mail art, il ne s’agit pas d’envoyer une œuvre d’art par la poste ou d’illustrer une enveloppe, mais de faire un envoi qui constitue le seul message, mais un message qui fait œuvre de ne pouvoir exister que dans le geste d’envoyer et de rester inséparable du geste.

            J’ai reçu, transmise par La Strada, l’exposition 104 Murs qu’on entend évidemment sans quatre murs. Y exposent Carole Brand, Emmanuel Régent et Yves Robuschi. Ils ont en commun d’avoir démarré leur parcours à Toulon, Carole et Emmanuel passant, les malheureux, leurs diplômes à l’ENSBA de Paris, tandis qu’Yves avait la chance de terminer ses études à  l’ENSBA de Dijon : son directeur, Jean-Philippe Vienne, présente le cahier livré au public dans la galerie éof (15 rue Saint Fiacre 75002 Paris), cahier qui, dit-il «à y bien réfléchir, (…) aurait bien le pouvoir de changer le statut de la galerie en lui faisant jouer le rôle de catalogue de l’exposition ». Voici une réalité enfin révélée. Depuis quelques décennies, quelques lieux (et artistes) accordent davantage d’importance aux catalogues qu’aux œuvres présentées. On y réfléchira – vous en pensez quoi, vous ? Il s’agit ici, avec ces trois jeunes artistes, d’autre chose que d’une simple stratégie publicitaire : l’œuvre, comme dans le mail art, est dans l’envoi lui-même. Le bris de verre de Carole Brand m’a brisé les oreilles, j’ai visité l’espace dans les tracés de Robuschi, j’ai transformé les dessins de Régent en pliant et dépliant ses papiers. Il y a dans leurs manipulations des matières motifs à réflexions. Où cela va-t-il les conduire ? On espère, avec le double sens du mot : attente et espoir.

 

            Je me suis quand même déplacé pour voir, aux Galeries Ponchettes et Marine, La Biennale Méditerranéenne présentée par l’UMAM. Galerie des Ponchettes, toujours considérée comme la plus prestigieuse, par son usage historique d’accueillir la peinture consacrée, les peintres, les bons, avec le Prix Matisse. Pauvre Matisse ! On l’aura ensaucé à toutes les cuisines. Le voici patronnant un cul de vache bien léché (je parle de la peinture, pas de la vache). A la Marine, les moins artistes, comme Frédéric Braham, avec une toise et miroir ironique, un fauteuil roulant en tubes de verre ( thème pourtant Matissien, non, le fauteuil ?) Les dessins blancs d’Anne Gérard, et Samoïla, et Cipre, et les aquatintes de René Galassi, et les précis et précieux gribouillis de Marie-Agnés Charpin, qui a médité semble-t-il  Malaval et Opalka (la mesure inscrite du temps), et Pierrette Bloch (dans son graphisme.)  La méditation et l’héritage ne sont pas interdits, si l’on en use pour continuer. Chez presque tous ces artistes on pourrait déceler des influences plus ou moins avouées : l’important est qu’elles soient avouables, et surtout en bonne voie de transformation. Ces mauvais-là me sont plus sympathiques dans l’ensemble que les bons de là-bas. J’espère être pardonné. On a le mauvais goût qu’on peut, surtout quand on n’est pas bien né…Histoire de fauteuil confortable, voyez-vous. Le mien avait le confort du fauteuil rocaille. Matissien quand même, vous voyez !

La Strada n°43, novembre 2003

 

 

 

58.

 

Bernard Noël, Ecrire – Voir

 

L’édition de cet ouvrage a été réalisée en accompagnement de l’exposition Bernard Noël et la peinture et de la rencontre avec l’écrivain, (8-9-10 novembre 2002) à la Maison Joë Bousquet dans le cadre d’un cycle consacré aux relations entre écriture et création plastique. On connaît l’abondance de ses  écrits à propos de peintres, célèbres, connus, ou moins connus : ouvrages sur Magritte, R. Varlez, Gustave Moreau, Matisse, Klasen, Debré, Franta, Plagnol, Fred Deux, Paul Quere, Sima, etc…

Les nombreuses contributions, illustrations et écrits souvent trop brefs, parmi lesquelles quelques pages de poèmes et un entretien de B.Noël (avec Jean Lissarague) ont été réunies par René Piniès. Le sujet est passionnant, et certainement inépuisable : Michel Butor, dont Les mots dans la peinture fait encore référence sur le sujet (1969, Skira, les sentiers de la création), a  été l’invité d’une précédente rencontre. D’autres confrontations fécondes suivront dans l’avenir.

 

Bernard Noël , écrire – voir : contributions réunies par René Piniès, Centre Joë Bousquet et son Temps, 53 rue de Verdun 11 000 Carcassonne.  17 euros. (envoi compris).

 

La Strada n°43, novembre 2003

 

 

 

 

 

Pour l’amour de l’art

 

Sans doute parce que dans l’œuvre déjà la notion statique de beauté commençait avec sa contribution à laisser place à celle de faire sens, Freud écrivait : « Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire » (Malaise dans la civilisation). Mais les processus de création sont au coeur du livre d’Elisabeth De Franceschi. S’il intéresse d’abord ceux que la psychanalyse concerne, cet ouvrage excitera la curiosité des amateurs d’art que touche le combat sans fin dans lequel «de tout acte créateur, l’artiste fait l’apprentissage de sa propre fin ». Dans certaines pages l’artiste retrouvera l’écho de ses propres réflexions qui, si elles n’aboutissent pas plus à une réponse, auront au moins trouvé des mots pour les dire et faire un bout du chemin. A lire pour le petit bonheur que, malgré tout, ça marche encore…

 

Amor artis : Pulsion de mort, sublimation et création, par Elisabeth De Franceschi, L’Harmattan, Paris, 384 pages, 29 euros.

 

 

 

69.

Propos fidèles de ses amants

 

Chaque fin de semaine, pendant un an, les deux auteurs échangent de courts textes courtois au sujet de leurs relations amoureuses avec Madame. Une qu’un certain Arthur Rimbaud parmi tant d’autres a dans sa jeunesse courtisée et plus, car affinité… Sur chaque page les deux voix se prolongent, parallèles plus que mêlées. Le lecteur peut à son grès lire en alternance ou poursuivre l’une avant de revenir à l’autre. Il n’y pas d’auteur à auteur en chaque page réponse, mais plutôt sur la durée deux rêveries solitaires qui se croisent, renvoyant des échos différés. L’exercice de cinquante deux semaines d’une fidélité à Madame qui se poursuit sans doute encore, plus clandestine peut-être ? En sera-t-elle émue ? « Son coup de faux dans la pluie. Ce sera l’autre rire de Madame ». Alors, si vous aussi aimez Madame…

 

Pas une semaine sans Madame, Alain Freixe, Raphaël Monticelli, illustrations de Jean-Jacques Laurent, L’Amourier, 76 pages, 11 euros.

Sud Events n°6 avril 2003

 

 

 

70.

Livres

 

Dernière Adolescence

 

La revue NU(e) a publié ces derniers mois de nombreux numéros spéciaux : Sur Lorand Gaspar, qu’on aurait aimé illustré de quelques textes de l’auteur quitte à perdre certains textes sur lui. Un Arnaud Villani illustré en textes et images, un Claire Cuenot avec la participation d’Anne Cauquelin en un Dialogue introuvable et une Diamonologie intrigante. Et puis, un petit bouquin, Dernière Adolescence,  récit-poème de Béatrice Bonhomme dans lequel elle évoque un lieu de vacances familial qui justifie le titre . J’ai en lisant eu l’impression étrange d’avancer dans un territoire connu, comme si j’en avais vu le décor dans un film ou déjà lu ce texte : l’impression de déjà vécu éprouvée dans certaines situations. Pas la sensation d’habitude, de banalité qu’on porterait au débit de l’auteur. Un décor sans grande originalité, mais pourtant unique et familier comme un rêve récurrent. La part poème du récit, sans doute.

 

Dernière Adolescence Béatrice Bonhomme, Ed. NU(e) 2002, 29 av. Primerose, Nice. 130 pages, 15 euros. Revue NU(e), 15 euros le numéro.

 

 

 

 

     

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