Alocco.com

 
 

 

 

2004

 

 

72.

Butor bibliothèque

A l’écrivain…

 

Comme si nous vivions un temps de feuilletonistes, tandis que paraît le précédent, ils mettent dès le premier octobre en chantier un autre même roman, tenus par la carrière, croient-ils, de donner dans les formes le point final avant le 14 juillet. Michel Butor, il y a des lustres qu’il ne produit plus son nouveau roman périodique, même s’il contribua à monter les degrés qui donnèrent des majuscules à l’expression – c’était un jeune écriveur, en un temps où commettre deux récits romanesques en cinq ans semblait un excès de vitesse, il y a longtemps, à peine passé le milieu du siècle dernier, c’est dire !

Quelques-uns me diront inconséquent d’ironiser sur le roman alors que je me permets d’ainsi caractériser certains de mes derniers écrits. Tout est affaire de sens donné au mot : savoir si j’entends par roman un "roman-roman", récit avec faille entre le fictif et la réalité conduit par un "écrivain-dieu", ou abruptement un texte déployé sur une durée et qui serait en rupture de conventions, écrit donc, au sens premier, en langue vulgaire – c’est-à-dire actuelle. Cette dernière définition ferait de Michel de Montaigne un remarquable romancier d’aujourd’hui. Ou simplement un écrivain… Modestement il essayait.

Mais revenons à notre écran d’ordinateur. Main à la charrue ou à la plume, Michel Butor trace droit avec constance des sillons toujours parallèles, auxquels une obscure stratégie permet des croisements multiples. Vous croyez être sur le versant ici, vous êtes déjà sur la pente là-bas, renversé comme aux antipodes par un invisible ruban de Möbius. Rassurez-vous, je n’invente pas une nouvelle géométrie du chaos : je ne hasarde qu’une image parmi les possibles de ses multiples apparences. Je le soupçonne, lorsqu’il relit certains matins l’ouvrage de la veille, de s’étonner à la découverte d’être rendu en ce point. Sachant toujours où il veut atteindre son port, Michel Butor irait suivant son écriture comme le laboureur son attelage (s’il nous est permis de désigner ainsi un airbus performant) rêvant d’aboutir aux splendeurs d’un orient extrême et apercevant de très haut le patchwork de terres nouvelles, la rudesse d’un territoire neuf en train d’inventer ses frontières, découvrant, non sans effroi quelquefois, son encore sauvage Amérique.

 

 

Ses ouvrages inqualifiables…

 

Suivre sa plume comme une flèche qui irait se planter au bout de la page, rebondir comme une balle vers la page suivante, revenir vers les sources comme un boomerang, peser parfois lourd comme un boulet qui l’empêcherait de courir encore plus vite… Pour des livres qui ne seraient que des livres, mais tout le livre. Un livre sur écran panoramique et en technicolor, qui commence par la fin et s’inverse pour avoir un début au commencement, manière, pour plus de clarté sans doute, de brûler la chandelle par les deux bouts. A chaque seconde 6 810 000 litres à dévaler vers où ? Il incite au baroque, voyez-vous… avec ses ouvrages inqualifiables proliférant comme des forêts tropicales. Impardonnable en ce pays où les écrivains, qui tous se proclament subversifs, se doivent à l’absolue écriture de Madame de La Fayette, eussent-ils plus d’affinité pour ce qui se vend en Galeries qu’avec les esthétiques qu’on y pourrait défendre. Michel Butor aurait pu comme d’autres jouer à être notre Flaubert restauré – il aurait pu y sombrer, à nager dans les années cinquante tout proche de ces eaux là. Mais dans sa démarche, assez sérieuse pour atteindre à l’humour, en lui un Rimbaud disputait un Balzac avec pour le panache un brin de Cyrano, disputait peut-être surtout d’autres choses que de littérature… Allez savoir ! De ci, de là, aussi proche de la balançoire chère à Montaigne que d’une place pour chaque chose proposée par René Descartes. Demander à Michel Butor. Personne d’autre pour témoigner de ce qui n’est probablement qu’un rêve dans lequel je ne figurais pas, à moins que je n’en sois en cet instant le seul responsable, rêveur égaré à suivre mes mots débordant à sa poursuite à la vitesse de 6 810 000 litres secondes. Quoi qu’il en soit, bousculé par la dispute ou bien par quelque Waterloo des lettres françaises, Michel Butor s’est retrouvé dans cette zone blanche de la carte où l’ancienne boussole est obsolète, surface où la lecture s’épuise à suivre à la trace une écriture vagabonde et sinueuse qui pourrait n’avoir d’autre mobile que de déborder les toujours insuffisants dictionnaires.

Ici vient à l’esprit que les plasticiens dont il jalonne son parcours seraient comme des amers objectifs dans un océan des tempêtes. Pour l'écrivain, ce qui importe dans le travail d'un peintre, c'est sa digestibilité. Non qu'il soit digestible ou pas, mais comment, par quels processus il peut l'être, puisque l'estomac de l'écrivain est des plus solides et finira par assimiler. Il n’est pas d’œuvre plastique qui même si au premier abord "elle le laisse sans voix", ne soit au bout du compte soluble dans les mots. Il enveloppe son objet d'un réseau de phrases comme l'araignée d'un fil presque invisible ligote sa proie. L'apparence n'en change pas, mais la substance en est sortie. Ici, pour l'œuvre, qu'elle en ait été extraite ne signifie pas qu'elle est ailleurs engloutie mais, au contraire, qu'elle est mise, sur les mots, en exposition. Il y aurait dans l’œuvre comme la fascination d’une frontière enfin tracée avec ces instruments souples mais durs et concrets, supports, couleurs et matières qui se peuvent pétrir, plastiques dit-on justement ; l’illusion qu’enfin cela se pourrait saisir. Saisir avec des mots peut-être ? Mais les mots eux-mêmes sont à saisir… Alors il tourne autour et repart ou rebondit dans sa trajectoire, laissant l’artiste devant son travail découvert, toujours comme sa phrase en quelque manière inachevée… Ici encore l’écriture est parallèle. Asymptotique. Comme le navire entré dans le port n’est jamais dans l’île.

 

L’appétit est réciproque

 

Pour les rares qui s’intéressaient à l’écriture contemporaine lorsque j’étais étudiant à Aix-en-Provence, La Modification était l’un des rocs incontournables d’une nébuleuse incernable qu’on appelait Nouveau Roman. Mais le hasard voulu que je n’aie ensuite jamais l’occasion d’une vraie rencontre avec Michel Butor pendant les années où nous vivions pourtant tous deux à Nice. Il faut dire que j’étais sur la marge, et lui, comme un phare, visible mais à l’écart, à la frontière. Ce n’est qu’au milieu des années quatre-vingt, quand il présidait à la mise en place du C.N.A.C à la Villa Arson que, participant de l’intérieur avec Raphaël Monticelli et quelques autres à cette aventure que dirigeait Henri Maccheroni, j’eus l’occasion de faire sa connaissance et, étonné bien qu’ayant lu Les mots dans la peinture, je découvrirais au fil des jours son parcours dans les couleurs et sa proximité avec nombre de plasticiens. Nous avons plus tard croisé nos égoïsmes, nous appropriant généreusement, comme il convient, le travail de l’autre en plusieurs occasions. Dans une interview, (Planète sud n°4, avril 1994) Michel Butor disait : Avec Alocco, la collaboration fut encore différente. Je lui ai fait des textes, et lui ensuite a réalisé des livres. Il a mis en page, mis en scène pourrait-on dire, les textes que je lui avais confiés.  En retour, lui a aussi piétiné mes couleurs, pénétré de son encre les fibres de mes tissus. Car travailler sur un auteur ou un peintre, c’est le dévorer, et l’appétit est réciproque. L’important est que ce rapport d’anthropophagie mutuelle soit chaque fois une expérience encore différente. Entre l’écriture et la peinture, la relation n’est jamais réglée.

 

 

Parole donnée à la peinture

 

L'écriture synthétise le souci d'être de l'écrivain. L'œuvre plastique ne s'incarne qu'une seule fois, comme elle peut ; tandis que l'écriture prend son assise dans un dessein permanent, développe de l'inscrit dans le temps et déborde la matière. Autrement dit – je suppose à mes dépens – Michel Butor n'oublie jamais qu'il est l'écrivain, et que le plasticien est producteur d'un objet qui n'existe que par l'exercice de la parole – singulièrement de sa parole d'écrivain. Je le notais, avec une feinte légèreté, voici bien des années déjà à propos du travail d’Albert Chubac : A la question "Pourquoi peins-tu ?" il faut répondre comme les enfants, parce que la phrase est pertinente, "Pour faire parler les curieux". (Catalogue Chubac, Galerie d’Art Contemporain de Musées de Nice, 1983)

Comme toute découverte (mise en vue), une hypothèse énoncée (ou une interprétation) ouvre un champ de discussion, de mise en œuvre de la parole où la parole fait œuvre. Tous les parlers, celui de Michel Butor et celui de l’artiste, et ceux des visiteurs, s'y heurtent, – sur la toile –, s'enlisent, dérapent, décrivent, décorent, enluminent, approfondissent, définissent et ouvrent l'œuvre ; mais la littérature, qui s'établit, se structure et fonctionne, est d'autonomie et de liberté devenue au bout du compte le mobile de l'exercice. L’œuvre pré-texte d’une œuvre…

      On espère l'œuvre objet assez dur pour que le texte nécessaire ne puisse jamais atteindre sa fin et suffire à l'épuiser. Mais c'est là problème d’artiste, antérieur à l'écriture et qui lui est étrangère comme le saut du plongeur dans son déploiement l'est (étranger) au tremplin resté au point zéro du geste. L'œuvre est faite d’assez de conventions pour être discernable, d'autres choses suffisamment pour rester inépuisable par l’écrit et la parole, en un subtil équilibre que seul l'inconscient est capable d'apprécier. C'est d'être uniquement soutenue par la parole, ou bien entièrement de convention, qu'une œuvre un temps dominante se retrouve vide de sens pour la génération suivante, tant elle fut épuisée de mots trop dictionnaires.  A l’écrivain peu importe si l'œuvre un jour se révèle coque vide comme la carapace de l'insecte encore longtemps après suspendue dans un coin entoilé du grenier : Le texte lui survit. Le "roman" lui survit. J’entends, bien sur, que ce mot "roman" ne désigne pas un genre mais, au sens premier, le vivant de la langue. Le "roman", lui, survit. Il est le tissage au présent (texte) d'un secret que l’on croyait un peu perdu, ou bien la légende d'un chef-d'œuvre que le vulgaire n'entend qu'à travers l'écho persistant d'une vie :

                          Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle ! 

      Oui, Hélène. Nul ne saurait plus avoir désir de ce qui reste de toi, et cependant qui ne te désirerait, le temps de la lecture, ce temps bref où tu es présence à nous sonore,

                                                             ...assise auprès de ta cousine

                        Belle comme une Aurore et toi comme un Soleil,

celle que dans nos cœurs le poète continue de chanter ?

      La force de l'œuvre est d'être un objet qui suscite un discours varié mais unique en ce qu'il ne vaut que pour lui et par lui, que la parole anime mais n'épuise jamais. Soyons modestes, peintres mes frères, devant l'écrivain – et plus encore, avec lui, sachant qu'un jour tout œuvre va se clore – devant la langue qui, elle, ira encore, toujours autre, dans un jeu de subtils glissements vers l'infini des temps...

L’orgueil serait d’être l’œuvre absolue qui retient une pierre dure immense, quelque himalayen diamant qui rayonnerait les lueurs volatiles de l’écriture, qui ferait dans la confusion de l’œuvre avec l’écriture un seul objet, son objet. Sauf que s’il est objet, il est l’objet de la fabrique. De lui naîtraient des dictionnaires, inépuisables même à 6 810 000 litres par seconde. Nos esprits et nos corps, eux, s’épuisent.

Et s’épuise le thésard désespéré qui arpente la Butor bibliothèque et ne parvient jamais à mettre à jour la bibliographie butorienne. Ici un Sisyphe jouerait contre un autre Sisyphe à qui monterait au sommet le plus de rocs. J’imagine au matin Michel Butor parcourant le tapuscrit vomi tard la veille par l’imprimante et, débordé, ajoutant encore à l’indéfini dans cette poursuite absurde qui est notre seule raison, à suivre, pour voir, où qu’elle aille, son écriture. L'idée cependant que, par un juste retour, déjà peut-être, bientôt sans doute, puisque étant aussi œuvres de paroles pré-textes à d’autres paroles, des tonnes inévitables de thèses s'abattent sur cette écriture en leurs masses commentatrices diluée, m'effraie.

 

Marcel Alocco

Nice, mai 1995 -  octobre 2003*

 

 

* Une courte contribution intitulée A l’écrivain figurait dans le « Dossier Michel Butor » publié par la revue Rémanences n°6 (Bédarieux, avril 1996). Une version un peu augmentée a été reprise par le magazine La Strada n°0 (Nice, septembre 1998) sous un nouveau titre, Parole donnée à la peinture. Ce texte constitue le quart du présent Butor Bibliothèque, dans lequel il apparaît en fragments modifiés, principalement dans la partie Parole donnée à la Peinture.

 

 

Catalogue Michel Butor,  mars 2004

Bibliothèque Municipale à Vocation  Régionale, Nice.

 

 

N.B. :   Ici commence une nouvelle série du magazine  La Strada

 

 

 

73

Alain Freixe, « Avant la nuit »,

Collection Grammage, éditions L’Amourier, Coaraze 2003

 

S’il est une chose que je déteste, c’est de parler d’un recueil de poèmes. Impossible de résumer du texte qui se devrait d’être l’essence du dire. Condamné de parler à-côté, dire banalement le non-banal.

Un poète, comme un peintre, possède son modèle porteur et transmetteur de symbole sur lequel tout pivote ou rebondit. Alain Freixe serait plutôt paysagiste : « Après la neige. Après les diagonales serrées de ses flocons, qu’est-ce qui demeure dans l’air ? Un passage. Une pente. L’oblique du froid. Ses glissades jusqu’à la terre gelée. » Reste à savoir après que se creuse l’absence ce qui reste au verso du paysage décor. Comme pour les danseuses, aurait pu dire Degas, le plus excitant est dans les coulisses. Pour connaître ce qu’il y a derrière « Avant la nuit » faut aller voir lever l’aube blanche sur les pages. Allez-y voir, donc. N’ayez pas peur ! Ce ne sont que des mots.

La Strada, n°00, janvier 2004

 

 

 

74 

 

Jeu m’emmêle (9)

Au courrier : Fluxus et le dur métier d’être acteurs,

Elisabeth Mercier à Marseille et Sylvie Tubiana à Rennes

Jean Le Gac. L’Académie.

 

Une lectrice, Mlle F. D. s’interroge et m’interroge sur la notion d’acteur Fluxus utilisée au sens de comédien dans un article dont elle ne me donne pas les références. Il est vrai que les rares articles qui ont couvert en petit événement la commémoration à Nice des 40 ans de Fluxus, (et des 30 ans de sa mort ?) reprenaient en général un texte très fragmentaire de Ben, sans remonter aux documents, aux livres ou études sources, ou bien donnaient une image du «Mouvement » qui l’assimilait à de la peinture ou du théâtre, ce qu’il n’est que dans sa marge la plus anecdotique : Les œuvres Fluxus ne prétendent qu’au statut d’humbles traces de comportement, sans désir esthétique préalable. Mais, bien sûr, prises dans la contradiction de la nécessité de structures pour dire, les artistes font art et des objets tant bien que mal « objets d’art ». J’espère qu’il y avait des créateurs Fluxus, qui actaient et en cela étaient acteurs, mais il n’y a certainement pas d’acteurs au sens d’interprètes comédiens. Ma seule détestable participation au théâtre, hors Fluxus, fut un rôle muet : avec Pignon-Ernest nous étions les infirmiers dans une pièce d’Henri Michaux, participation héroïque puisque nous avions choisi d’être peintres, croyant naïvement en ce temps nous cacher derrière nos toiles. Nous avons appris depuis que ces masques nous révélaient. Si j’ai acté des « Events » Fluxus, c’est que tout le monde peut comme George Brecht aller déposer un pot de fleurs sur un piano. Il y a quelques créateurs Fluxus mais, pour Fluxus, acteur tout le monde l’est. Au début des années soixante-dix nous avons quitté Fluxus et sommes entré dans la maintenance : Nous avons le Félibrige que nous avons mérité.

            Je publiais il y a peu, dans le P.C.A, un billet intitulé  « Les femmes et l’Ecole de Nice ». Au courrier, envoyées par Elisabeth Mercier-Thoubert au sujet de laquelle je m’interrogeais : « partie à Toulon ? » une lettre et deux photos d’œuvres. Elle me dit vivre à Marseille, avec les mêmes difficultés qu’à Nice, et  parle de l’article « Les femmes de l’Ecole de Nice ». J’examinais un possible rapport à, une méditation sur le comment se fait l’histoire, rien de plus. Jamais je n’aurais pris la liberté de dresser sans explorations plus poussées une liste d’étiquetées (ou d’étiquetés) Ecole de Nice. Sylvie Tubiana (citée dans le même article) m’envoie une invitation : elle vit à La Rochelle, mais expose en novembre à Vitré (Galerie de l’artothèque) et à Rennes (Le grand Cordel) ville où par hasard je suis au moment du vernissage. Photos projetées, photographiées, re-projetées… Compliqué ? Un corps aux prises avec l’espace. Simple quand on voit. Donc voir.

Un petit message de Jean Le Gac à propos de ses odalisques exposées chez Nahon que j’appréciais dans une récente chronique : « Ma relation avec ces travaux est plus qu’ambiguë. Je pensais faire une espèce d’oxymore (genre « putain respectueuse ») en tableau. Je crois que je vais les ranger définitivement ». Je vous le donne pour ce que c’est. Lorsque le vin est tiré… On le range à la cave. Il se bonifie avec le temps, ou il sombre en dentelles. Nous verrons ce que nous dira la poussière. En attendant ça existait, m’a-t-il semblé, et plutôt bien.

            Télévision : Je zappe. Sur la deuxième chaîne, à l’Académie, élection de Giscard. Sur la première, élection d’Elodie et de Michal. Comment ils y vont les vieux ! Trois académiciens d’un coup ? Ces deux là, connais pas. Rassurez-vous, je n’ai pas lu non plus Giscard romancier.

La Strada, n°00, janvier 2004

 

 

 

75.

Jeu m’emmêle (10)

Valero-Kim Hyedag à Annecy.

De Fil en Forme de Sophie Losson.

Bruno Pélassy et Jan Fabre au M.A.M.A.C.

 

            L’artiste coréenne Hyedag Valero-Kim expose dans l’espace d’art contemporain arTeppes à Annecy. Elle vit et travaille à Paris depuis une quinzaine d’années, et figurait de façon peu significative, à Nice, dans l’une des dernières sélections de l’UMAM. Elle montre avec persévérance ses « Patchworks et Boursouflures », travail commencé dans les années 80 quand, diplômée dans son pays, elle était venue continuer sa formation à Lyon. Nous aurons peut-être l’occasion de la revoir mieux sur notre rivage.

            Le Musée d’Histoire et d’Art à Villeneuve-Loubet Village, qui présentait l’été dernier Anne Gérard, continue dans une belle logique avec Sophie Losson. Dix années du travail d’une jeune artiste qui noue, enfile, tisse, coud, file, enchaîne, entortille, modèle, cloue… Il en résulte une démarche originale qui devrait s’affirmer et être mieux présente – si elle ne se perd pas dans les séductions artisanales ou l’anecdote.

Chronique MAMAC. En bas, à la Galerie, Bruno Pélassy, dont je vous disais (cf. La Strada n°32, juin 2001, Pêle-Mêle 12) que j’aurais dû vous en parler davantage : aquariums, perles et paillettes. Un certain mystère. On attendait la suite. Hélas, ne se développera plus. Les machines sont arrêtées. Le mouvement des méduses qui nous fascinait Galerie F. Vigna est ici figé. Pour l’éternité aussi, hélas. Et puis la petite bébête qui monte… devient scarabée au premier étage. Un peu écolo à nos moments, nous espérons vaguement qu’il ne s’agit pas avec les proies de Jan Fabre d’espèces protégées. Pour l’Homme, découpé ici et aussi là-bas en fines tranches osseuses, il nous est dit assez de part le vaste monde qu’on ne le protège guère au-delà des mots. Mais les scarabées sacrifiés ? Entomologistes, éclairez-moi.

Jan Fabre est metteur en scène et chorégraphe, nous dit-on. Il met en scène dramatique, mais ce serait avec lumières, falbalas et  affiquets. La Série Noire qui serait dorée sur tranche. Violence adoucie. Nous la fait jolie et en dentelle « d’os humain » qu’il nous dit, Jan Fabre. Je doute, mais l’artiste a le droit de tricher. Qu’il triche un peu ou beaucoup peu importe, c’est l’effet symbolique qui compte. «  Que la guerre est jolie » disait Apollinaire, qui ne la voyait pas comme Henri Barbusse ou Roland Dorgelès. Guillaume était poète et avait un éclat d’obus dans la tête. Assez niçarte pour faire son bulou : vous savez, l’habile grosse bulle de savon irisée dans le soleil qui devient minuscule goutte d’eau trouble quand elle éclate… Jan Fabre lui aussi veut épater Diaghilev. A trop vouloir plaire, la tragédie vire au drame bourgeois. On attendait Racine, il se voudrait au moins Molière, et paf ! Ce ne sera au mieux que Guitry. Déjà pas si mal, direz-vous. Mais trop souvent seulement le Guitry des mots d’auteur, des mauvais jours, celui qui fait son cinoche. Ça va plaire. Ça plait. Et Mlle C. S. de Vence va encore m’écrire que je ne comprends rien à l’art contemporain.

Misère ! Que c’est dur d’être artiste ! Et contemporain, en plus ! Tiens ! Je vais finir par croire que c’est incompatible. Tant pis. Ce n’est qu’un début. Continuons, pan, pan-pan… Ma secrétaire relit mon texte et me dit : « C’est un peu léger, non ? » – Ah ? Vraiment ? Tu crois ?

 

La Strada n°01, 9 février 2004

 

 

 

 

76.

 

Jeu m’emmêle (11)

Arrêtez vos conneries.

Pas fichus d’être contemporains d’eux-mêmes.

Musée des Arts Asiatiques. Comment tout lire ?

 

L’Ecole de Nice a été un événement, jamais une esthétique. Sauf par défaut, en refusant le croûtage provincialiste alors régnant. D’où la trinité dont des fragments la constituent : Fluxus, Nouveau Réalisme, Supports-Surfaces-Soixante-dix. Quelques attardés voudraient une part du gâteau – qu’ils imaginent copieux ! Pour quelques uns, certainement. S’ils savaient le biscuit racorni qu’il est pour les autres… Réclament me dit-on un Musée Ecole de Nice. Et puis quoi encore ? Arrêtez vos conneries ! Nous avons un Musée d’Art Contemporain qui fonctionne (comme il peut), où les niçois ont leurs places et, relativement au disponible, toute leur place. Et puis, quand on effacera le copinage, les deux ou trois qui encombrent et occupent déjà suffisamment vus les trottoirs, ils laisseront plus de place à la douzaine qui ont bien travaillé. Un peu plus d’espace pour l’art contemporain, un peu plus de moyens, et que les politico-fonctionno-techno-administratifs laissent la culture s’occuper de culture. Bon, je sais, « l’histoire fera le tri » ainsi que le répète Michel Butor. Moi, plus naïf sans doute, je persisterais à espérer la compétence contemporaine, et qu’elle ne soit pas brimée par les pressions clientélistes et les politiques clanistes qui entravent la Côte d’Azur depuis le temps où Berthe filait. Mais comme disait mon oncle, (celui qui du temps de Berthe fut rocker, je vous en ai parlé, non ?) « Sont pas fichus d’être contemporains d’eux-mêmes… ». Contemporain ? : Notre Musée des Arts Asiatiques. Dans notre coin, la seule architecture institutionnelle qui surnage, et pas seulement sur son agréable plan d’eau. Pour une fois qu’on avait un architecte (Kenzo Tange), on nous a planqué l’œuvre en un beau lieu, mais invisible de tous ses abords. Certes, pour la collection, ce n’est pas le Musée Guimet. Mais l’ensemble est estimable et balisé de pièces repères significatives. Pour les profanes, que nous sommes presque tous en Occident, nécessaire et presque suffisant. On espère que beaucoup d’écoliers visitent, pour apprendre que passé le Var ou les Alpes il peut y avoir mieux que les nombrils de quelques uns de leurs concitoyens à la tête cougourdoun, (vous savez, à la fête de Cimiez… la grosse ronde cougourde qui sonne creux, sans oreilles, sans yeux, sans bouche, le vrai symbole du dernier siècle de la culture niçarde, vous connaissez, bien sûr… elle est obstentatoire).

Puisque nous sommes dans les vieilleries : j’ai lu cette semaine un ouvrage fort ancien, une antiquité par les temps qui courent. Vous le demandez en librairie, le vendeur (on ne peut pas souvent dire libraire…) fait la grimace, le nom ne lui dit rien. « C’est sans doute paru il y a au moins six mois ? Voyez dans les Poches. Peut-être que… » Oui, paru au Seuil en septembre 2002, est ou sera en Points Poche. « La caverne » de José Saramago. Un roman, mais l’écriture est d’un écrivain : à lire une seule page, même traduite du portugais, on a reconnu le ton, l’allure, qui ne sont qu’à lui. Que le vendeur n’ait pas lu, on comprend, mais pourrait connaître au moins la marchandise. Parce que avoir lu, on ne peut l’exiger de personne… Cet automne, comme à toutes les rentrées, on dénombrait les publications littéraires : d’un rapide calcul mental, romans, poèmes, essais totalisés, je me suis dit qu’à tout lire il me faudrait au moins quarante ans. Et il est des critiques pour oser nous désigner les trois meilleurs ouvrages de l’année. Si au moins ils se partageaient la tâche. Mais non, ils ont tous lu les cinquante mêmes bouquins… Le reste ? Le temps choisira ? Si vous croyez qu’il n’a que ça à faire, le temps !

 

La Strada n°02, 23 février 2004

 

 

 

 

77.

Jeu m’emmêle (12)

Paul Cézanne, Emmanuel Anati et Georges Roque.

Se construire en humanité.

 

Il y a longtemps. C’était je crois en 1974, dans l’exposition « Centenaire de l’Impressionnisme ». Au terme du parcours, figurant les derniers mois d’activité de Paul Cézanne, une toile qui me sidère. Dans mon lointain souvenir, trois zones se partagent la surface. Vers le bas une ligne d’horizon inclinée de droite à gauche marque une partie terreuse. Un trait oblique tombant du haut divise en deux l’espace restant. Trois surfaces travaillées l’une de bleus délavés, l’autre de gris raturés, la dernière d’ocres bouleversés. Il fallait lire le titre donné par l’artiste pour voir sûrement le ciel, un roc qui obture une part du champs de vision ( milliers de tonnes de pierre, comme la Sainte Victoire sur d’autres toiles..), et la terre dans laquelle il s’implante. Cette toile mise de chant dans un atelier, le paysage « prétexte » n’en serait plus lisible. Mêmes signes, mêmes liens internes, mais le rapport des signes à notre corps et à la lecture en serait bouleversé. L’artiste s’est manifestement donné le plaisir de peindre trois vastes portions qui sont  peintures avant d’être sol, ciel, roc, frisant avec jubilation (ou désespoir ? les deux peut-être ?) une limite du possible. L’une des toiles qui, après la première rétrospective posthume du peintre provincial (1907) seront pour les générations qui vont suivre, celles des fauves, du cubisme et de la peinture abstraite, des repères majeurs. Je pense aussi au dos splendide et monotone d’une odalisque d’Ingres. Si nous ne faisons plus l’histoire par les batailles, celles que gagnerait au pinceau un général-empereur, (Batailles Klee, Kandinsky, Mondrian, Soleil de Delaunay, Malevitch morne plaine…) mais bien l’histoire des mentalités, il existe une peinture abstraite moderne distincte de cette capacité à abstraire qui traverse et constitue sans doute toute l’activité plastique depuis ses débuts que nous dit Emmanuel Anati (« Aux origines de l’art » Fayard). Une des centaines ou milliers de façons de penser les visions possibles d’un problème élémentaire : comment traduire en deux dimensions les quatre qu’en tant que corps nous affrontons simultanément, les trois de l’espace et l’insaisissable temps. Georges Roque dans « Qu’est-ce que l’art abstrait ? » (Gallimard Folio essais) sur les écrits plus que sur les pratiques, localise dans ses justes proportions historiques et ne traite qu’une petite portion de cet immense problème toujours à remettre en questions. Rapprocher pareils ouvrages (ou converser avec un historien du Moyen Age comme Jacques Le Goff) font parfois de l’émission de Frédéric Ferney (le dimanche à 11 h sur la 5-Arte) un moment lumineux qui échappe aux parlottes mondaines des paraît-il émissions littéraires (posées, remarquons, dans des créneaux horaires réservés aux insomniaques ou aux maniaco-téléphiles  pathologiquement vissés à l’écran quand brille le soleil et chantent les petits oiseaux). Pour ce qui est d’Anati, je ne me donnerai pas le ridicule de rendre compte en vingt lignes d’un livre qui synthétise cinquante ans de recherches, de cours et de conférences, par un esprit qu’en leur domaine ses pourtant féroces pairs considèrent comme le plus compétent d’entre eux. Travaillant à partir de dessins d’enfants à « Mes enfances » pour enfin apprendre à dessiner et comprendre par l’évolution à partir de leurs gribouillis vers les pictogrammes, psychogrammes, idéogrammes, comment peuvent naître signes, figures, écritures, je constate le dur labeur qu’après cinquante mille ans d’efforts chaque petit animal homme doit fournir pour se construire en humanité. Cent fois sur le métier Sisyphe remet son ouvrage, et ce n’est jamais suffisant.

            Terminons plus légèrement par le courrier : « Je ne suis presque jamais d’accord avec vos propos, mais j’aime votre façon de dire et parfois je vous trouve assez drôle. » m’écrit avec ses vœux Madame Eglantine de B. (et de Bourbon-Lancy, selon le cachet de la Poste). Merci Madame : j’ai longtemps rêvé d’être un imbécile heureux. M’y voici. Et mes ulcères à l’estomac en voie de guérison le confirment. Ce n’est qu’un début ! Continuons…– Enfin, faisons hélas semblant de le croire. J’ai eu avant-hier, ou il y a un ou deux mois, soixante sept ans et, il y a peu, je me faisais encore traiter de « jeune con » par un lecteur de la Strada. Jeune, je le fus certainement. Et con, possiblement.

Aujourd’hui ? Tant qu’il y a de l’espoir…

Pompom, pompommm… Les niçois parlent aux niçois !

La Strada n°03,  8 Mars 2004

 

 

 

78.

 

Jeu m’emmêle (13)

 

Expositions : André Verdet, Albert  Chubac, Jean-François Dubreuil,

Claude Goiran, Michel Butor. Et puis la revue NU(e) fête ses dix ans.

 

 

André Verdet s’expose sous tous ses masques peints au Château-Musée Grimaldi de Cagnes. André Verdet vus par ses nombreux copains artistes. Peut-être que lui ne pouvait plus se voir en peinture, d’où la donation des 126 œuvres. Peut-être. Ne se verra plus que dans son miroir. Mais, je me le dis chaque matin, le plus dur à supporter c’est son propre regard. On peut toujours, pour surmonter, en faire encore un tableau, avec masque. Histoire de… continuons le combat.

            Albert Chubac en rétrospective au Mamac. A cette occasion, (qu’ils sont gentils les artistes Côte d’Azur !) une centaine d’œuvres données au Musée, dont plus de la moitié en toiles, sculptures, collages. Un parcours sérieux d’artiste dilettante, pas acharné à figurer à la première page des magazines, ni à courser l’amateur ou le boutiquier. L’homme et l’exposition rayonne. Albert, rajeuni de vingt ans, retrouve son sourire légendaire. Des œuvres dépouillées, mais un itinéraire plus complexe qu’il n’y paraît. A peine une soixantaine d’années de travail et de contemplation pour arriver à quelques fragiles équilibres de trois riens assemblés, une ficelle, un ronds, un rectangle, reliefs, couleurs, le blanc lumineux du fond. Les hautes sculptures et les petites maquettes occupent heureusement l’espace. Et en supplément, Galerie Joël Scholtès, quelques pièces bien choisies. Particulièrement deux sidérants petits bricolages de quelques baguettes et un fil…

            Jean-François Dubreuil vient de Paris exposer au collège Port-Lympia. Après une première apparition à Nice en 1982 (Galerie associative Lieu 5, animée par R. Monticelli), il avait montré en 1992 à Mouans-Sartoux ses travaux en exposition personnelle, puis récemment dans quelques collectives. Par méprise je suppose car, s’il a les couleurs et l’apparence d’un artiste concret, sa figuration de journaux d’information dans une démarche de peinture conceptuelle tout à fait singulière le démarque totalement des fastidieux répétiteurs qui, après les initiateurs, encombrent l’art concret depuis un demi siècle. Hélas, destinées au milieu scolaire les expositions du collège ne sont ouvertes au public que lors du vernissage. Peu curieux, les artistes locaux : d’habitude nombreux, ne sont pas venu voir ce travail très singulier que la plupart ne connaissaient pas. Connaissent toujours pas, et mourrons idiots –  parce qu’on ne le montre pas encore au Club.

            Claude Goiran nous revient avec une expo Galerie des Ponchettes. Y a un os, là aussi, mais alors que Jan Fabre nous la joue clean ballerine en scène, (voir Strada n°1 du 9 février) Claude Goiran nous la fait brut de décoffrage, style poids moyen sur le ring et que je vais au charbon. Traité sang séché, os poli ou brûlé, noir, ocre, brun roux, le travail a gagné en plasticité et en rigueur tout en restant baroque comme sait l’être dans sa violence (contenue) la vie sauvage. Vous aimerez ou détesterez, mais, comme avec Chubac ou J-F Dubreuil, avec Claude Goiran vous aurez fait une rencontre.

            Au Mamac encore, où ça bouge beaucoup ces temps-ci : Un « peu » de Jean Mas. Vous en reprendrez bien une tranche ? Sympathique performance avec les habitants à Bonson, et à Dolce Acqua sans doute, muséïfié c’est… Il y a quelques années, Jean Mas avait affiché sur le Musée un panneau « A vendre ». Lors du colloque Klein (Mai 2000) un auditeur lui demande : « L’avez vous vendu ? » « Non. Mais j’ai vendu le panneau !» dit-il. L’objet d’art n’est jamais qu’un résidu de ce qui a été pensé.

            A la Bibliothèque : « Michel Butor à Nice ». Trop à dire pour en écrire un tout petit peu ici sur l’homme de La Modification et de la Peinture. (La modification de la peinture?) Donc voir le catalogue avec abondance de textes.

            La revue NU(e) de Béatrice Bonhomme a fêté ses 10 ans. Avec des rencontres, conférences, etcetera… Courage. Le marathon, c’est 42 ans et 195 jours si jeu ne m’emmêle pas les unités. Pourtant, de nos jours, tenir dix ans c’est déjà un exploit. Maintenir une revue, est-ce pertinent ? Et la positionner comme une revue de poésie, n’est-ce pas simplement provocateur ou purement suicidaire ? Vous en pensez quoi, vous ?

 

La Strada n° 04, 22 Mars 2004

 

 

 

79.

Jeu m’emmêle (14)

Fragment de correspondance : pour l’ouverture

et pour l’Art Américan-african.

Un demi-siècle de mémoire. Amanda In.

 

« Parisien installé à Nice depuis peu » dit-il, Jean-Pierre Forget m’écrit via La Strada. Il faudrait publier presque toute la lettre dont voici quelques échantillons : « En tant qu’amateur d’Art contemporain, je suis très surpris de constater que Nice n’est pas ouvert sur le monde et reste confiné dans un provincialisme encroûté, comme vous le dénoncez vous-même à juste titre. Aucune exposition p. ex. sur la jeune peinture italienne (la plus voisine pourtant) ! ! ! Rien non plus sur l’Art contemporain d’autres pays et continents, comme si l’Ecole de Nice, plutôt nombriliste en effet, était le centre du monde de l’art et de l’esprit ! ». Il suggère : « Que ce soit le fait tant du Musée d’Art Contemporain que de la Villa Arson ou des galeries municipales, (d’) organiser une exposition de l’art african-américan que j’ai découvert en 2002 au Studio Museum de Harlem (…) d’autant que certains ont vécu et exposé parfois en France. (…) Et Nice ville-frontière par excellence s’honorerait à s’ouvrir sur le grand large ». J-P. F. dit aussi avoir « proposé cette idée à Thierry Martin (par lettre) dont La Strada a fait l’éloge il y a peu, sans recevoir aucune réponse ». (Je précise pour le lecteur innocent que M. T. Martin est directeur du Service Culturel de la Ville de Nice). Peut-être s’est-il trompé de destinataire(s) ? Il me semblerait plus logique de s’adresser aux Galeries Municipales ou au Musée, et surtout directement à la Villa Arson qui ne dépend pas de Nice mais du Ministère.

            Il ne suffit pas de montrer des étrangers, encore faut-il pour nous intéresser qu’ils soient choisis pour leurs différences. Inutile par exemple d’aller chercher un travail à des milliers de kilomètres s’il est semblable à celui montré en 1981 par Elisabeth Mercier à la Galerie d’Art Contemporain (voir coll. Mamac). Nous avions établi dans les années soixante et soixante dix entre personnes privées des relations avec de jeunes artistes italiens fructueuses pour nous et pour eux mais, les institutions étant hors-jeu, sans beaucoup de visibilité pour le public. Il y eut en 1985, sans liens avec ces premiers échanges, à la Villa Arson alors présidée par Michel Butor et dirigée par Henri Maccheroni, une exposition « L’Italie Aujourd’hui », vaste panorama accompagné d’un catalogue en deux volumes : Aspects de la création italienne de 1970 à 1985  et Regards sur la peinture italienne de 1970 à 1985. Le Mamac est depuis son ouverture orienté sur la période des Nouveau-Réalistes qui conditionne ses choix vers des étrangers contemporains, donc principalement Pop ou Arte povere (et revoici l’Italie !). Il est vrai qu’un regard off Pop ne manquerait pas d’intérêt. Je serais d’autant plus curieux de voir cet ensemble que j’ai dès 1970 signalé le travail de Sam Gilliam (cité par mon correspondant parmi les artistes de l’art african-américan) dans un petit essai « La (Dé-) tension, pratique du corps pictural » qui tentait de définir des positions esthétiques de la  Peinture analytique qu’on réduit trop souvent aujourd’hui au « Support-surfacisme ». Mais si chacun demande son expo ! D’accord, rien ne remplace une exposition, mais il existe heureusement d’autres voies d’information. Je pourrais reprendre ici les arguments d’une chronique publiée l’été dernier : on ne peut pas tout faire, d’autant que les huit à dix lieux qui sur la Côte d’Azur travaillent dans l’art contemporain n’ont probablement pas, en additionnant leurs budgets, les moyens d’un Centre Beaubourg… qui ne peut tout faire non plus. Notre culture clientéliste (dire plutôt à ce propos notre inculture !) induit parfois des expositions et des accrochages scientifiquement peu pertinents et ne laisse guère de place aux initiatives plus innovantes. D’autant qu’il nous reste un demi-siècle de mémoire en friche à rattraper. Cours ! Cours ! Le passé est encore devant toi ! Alors qui montrerait American-african ? Nice ? Surbooké. Vence ? Antibes ? Carros ? Trop cher. Saint-Paul, (à la Fondation) ou Cannes ? Pas assez prestigieux ! Monaco ? Une fois, deux fois… qui dit mieux ?

            Puisque nous sommes dans le contemporain, signalons la très jeune – me dit-on – Amande In (Galerie A. Couturier) au travail encore sautillant. Aussi sympathique qu’il soit, nous ne nous enflammons pas. Il y a une certaine cohérence conceptuelle, mais la plastique manque un peu de présence. Même l’art dit « conceptuel » ne se satisfait pas du seul concept. Cependant il y a, qui traverse ses travaux et ceux de la plupart des jeunes artistes dont j’ai comme par hasard rendu compte ces derniers mois, une proposition symptomatique du temps : exploration des limites entre le verbal et la figure, ou quelque chose comme la recherche d’une image dans l’effacement.

J’entends mon oncle (Mais oui, bien sûr, l’ex-rocker – qui prépare son come-back « Le rock revient, le rock revient ! ») me faire remarquer : « Je te le dis très objectivement, tu pointes subjectivement ton propre problème ». Je vous ai déjà dit le contraire ?

La Strada n°05

Avril 2004

 

 

 

80.

 

 

Jeu m’emmêle (15)

Où ils m’ont mis le treize ? Je me fais mon cinéma. Pas de nostalgie, Célou !

Valet de carreau, (de Cézanne à l’avant-garde – Russe).

 

Sont tout de même de drôles de types les qui écrivent La Strada. D’accord, les nanas aussi, suis pas sexiste. Je les soupçonne de ne croire ni dieux ni diables, ni même Johnny Olivaie, vous savez, mais oui, celui qui fait le yéyé à plus d’âge, même que la télé française sans pudeur nous l’a plus que montré en bon anniversaire que manquait plus que Marilyne M. pour susurrer de son mince filet de voix « Papy birthday to you, Johnny » en secouant en mesure ses jolies décorations balconnées. Sont toujours (sauf moi !) à râler comme Michel sur deux colonnes à la une des « Surenchère barbare », des « Halte au Sketch ! », des « Arrêtez la tuerie ! », prêts à déboulonner la Statue et frapper du marteau l’Idole. Et les voilou ces voyous soudain superstitieux qui m’ôtent après le « Jeu m’emmêle » le chiffre treize qui me donnait un petit air d’ancienneté dans la maison. Vous avez dit bizarre ? Très bizarre : en haut à droite de ma chronique persiste la mention « Littérature ». Déjà dans la vieille série « Pêle-Mêle » des ans passés, et puis pendant ces treize numéros ils ont persisté dans l’horreur. « Ils me traitent » comme dit ma jeune cousine (La fille du rocker). Me traite de littérature, comme tout le reste. Le comble de l’erreur. Bien sûr, il a été quelquefois en marge traité bouquins. Mais j’ai aussi été questions de théâtre, de cinéma, de  T.V., moi que j’ai même connu, en direct, (oui en direct et en noir et blanc !) les discours du Général, « La Piste aux Etoiles », « Cinq colonnes à la Une »… Ça vous fait rêver, non, « La Piste aux Etoiles » ? Ça vous a une autre allure que « Starak ». Mariano, Guéthary, Tino Rossi, Mesdames, ça chatouillait là où ça gratouillait d’une aiguille la galette de cire noire. Et pour le Q.I. croyez-moi, ça faisait au moins jeu m’emmêle égal avec vos loanas et vos steewys. Boof ! Il en faut pour tous les goûts…

            Oui, tonton, je suis d’humeur mauvaise. C’est que même Henri-Laurent D., un ami de quarante ans, il me traite, et avec violence : « On n’a pas le droit, m’écrit-il, de comparer une Québécoise 2004 à une Niçoise 1981 » et que « Ce n’est pas la même chose ». D’abord j’ai écrit « semblable », pas « même ». J’ai la nuance, moi. Quoi que, il est vrai… Vaut mieux une bonne copie quasi conforme que… Si on devait ne pas exposer les actuels Expressionnistes qui n’expriment même pas leur côté citron, les grands coloristes primaires barbouilleurs Fauves bien domestiqués, les faiseurs de tartines qui confiturent à la fraise les corps de nus fort académiques version 1920 modifiée 1947 et, le comble, les Cubistes Picassistes conformistes, nos prestigieuses Galeries Municipales se verraient contraintes à montrer à mi-temps dans la nudité de leurs splendides blancheurs les œuvres immatérielles d’Yves Klein. L’angoisse de la Galerie Blanche, ô Stéphane Mallarmé ! « C’est qui ça ? Comment c’est que ça ? Ça dit quoi ? », j’entends. Bon, si Stéphane ne vous dit rien, vous me ferez cent lignes. A copier, pages 532 à 538, dans le Lagarde et Michard du XIXième siècle de papa-maman. Vous m’enverrez la punition signée par les parents, non mais !

            Enfin quoi,  Cèlou ! Tu vas pas plonger dans la nostalgie ? Toi, toi que le célèbre Docteur T.P. Morisept de San Francisco traitait naguère de « Grand poète cynique à la musicalité cagienne de piano réparé » (même que je soupçonne une erreur de traduction ou de typographie), tu ne va pas broyer du noir à cause de leurs couleurs ? Faut bien que chaque temps ait ses peintres naïfs. Boof… Il en faut pour tous les goûts.

            A Monaco, Salle d’expositions du Quai Antoine 1er, « Valet de Carreau »(1910-1930). Chapeau, les conservateurs russes ! Des toiles comme neuves (mises à part une un peu craquelée et Malevitch qui (déjà ! ça vous étonne ?) salope ses bords. Au point que je me prends à rêver qu’un talentueux faussaire a en février 2004 peint sur commande tout cela pour l’expo. Tous bien sages. Se tiennent à carreau. Pas là de quoi effrayer un critique, même soviétique. En rangs, cinq dix vingt ans après les maîtres Cézanne, Gauguin, Picasso, Matisse… Nous sommes encore loin (au plan esthétique) des tours constructivistes, des espiègleries suprématistes, des éclatements tout proche (dans le temps) de l’Avant-Garde russe (au singulier). Pourtant nous sentons bien dès la rentrée 1910 que certains sont mauvais élèves et vont chahuter. Larionov avec son « élégante » enfantinement dessinée, Tatline qui abstrait le visage, Kasimir, encore lui, mal dans sa peau de gamin, qui grisaille son cubisme nuageux : nous devinons qu’ils vont sortir un vilain As de Pique de leur manche et se faire exclure de la classe. Les autres, bons ouvriers, ne perdent rien à attendre, le Réalisme Socialiste sera encore plus sage et mieux peint. Vous ajoutez cette expo. à celle de la Fondation Maeght (cf. La Strada n°42) et vous aurez un bon aperçu des peintres russes de l’époque. Pour les artistes russes de la période, mettre davantage l’accent sur l’Avant-Garde (au singulier). Y aurait des marchands qui voudraient valoriser leurs collections bourgeoises… « T’es vraiment trop soupçonnant » dit mon oncle (le rocker) « et t’es trop rêveux, mon fieu ! ». Il est vrai qu’en 1979 Paris-Moscou à Beaubourg avait d’autres dimensions, mais un morceau ici, un fragment là, on finira par avoir tout vu. En attendant, merci Monaco pour cette fraction (à suivre).

            J’entends dans le poste parler d’Angleterre et de « Grand j’l’aime ». Ah ! comme on change ! La « perfide Albion », J’l’aime. Si Jeanne d’Arc avait su… L’Entente cordiale, quoi. Bon, réjouissons-nous, l’Europe avance puisque l’Angleterre, maintenant, J’l’aime. A propos des élections régionales aussi on parle de « Grand J’l’aime »… mais Grand J’l’aime raté. Oui, comme grand amour, c’est raté. « Dans l’amour, y a toujours un qu’a oublié de brancher son sonotone » dit mon oncle (le rocker philosophe).

La Strada 06, avril 2004

 

81.

Jeu m’emmêle (16)

 

Yves Klein revient.
La naufragée, les documentaristes.
Mais la démocratie…

 

            Yves Klein, sa cause étant lui semblait-il désespérée, fut sauvé par sainte Rita et devint, il en serait fort surpris, un grand artiste niçois. Ailleurs, il n’est qu’un artiste important de la seconde moitié du vingtième siècle. Etrange aventure que dans « Yves Klein, manifester l’immatériel » (Gallimard) nous raconte Denys Riout, du camp de l’Ailleurs puisqu’il est professeur d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’Université de Paris I –  Panthéon-Sorbonne : [Yves le Monochrome organisait des cessions de « zone de sensibilité picturale immatérielle », payable contre un certain poids d’or fin, échanges pour lesquels il conçut un « rituel » . Depuis sa première tentative d’une présentation de la « sensibilité picturale invisible », en 1957, jusqu’à sa mort, survenue en 1962, à l’âge de trente-quatre ans, Yves Klein n’a jamais cessé d’approfondir et d’affiner son propos. Parallèlement, il imagina d’utiliser le corps de jeunes femmes comme « pinceaux vivants ».  Apposant l’empreinte de leur chair sur des supports destinés à cet effet, elles réalisèrent des peintures parfaitement visibles : des « Anthropométries ». Loin de relever d’une aspiration contradictoire, ces deux modalités d’existence de son œuvre s’appuient sur une articulation qui est au cœur du Mystère chrétien fondamental, l’Incarnation. Telle est du moins l’intuition développée dans cet essai qui tente de retrouver, au-delà de la disparate des réalisations, l’unité profonde des préoccupations de l’artiste, catholique, dont la dévotion à sainte Rita, patronne des causes désespérées, est attestée.] Parcours assez complexe pour être exposé et analysé par Denys Riout en 208 pages et 68 illustrations. Comme sainte Rita n’est pas venue à mon secours et que ma cause reste désespérée ( je l’ai dit avant vous !) je vous laisse juge… Si le « Mystère » de ce problème énigmatique vous concerne. J’ai dit ce que j’en pensais (La Strada, avril 2000), et me suis fait engueuler par les bleus (monochromes) qui jouent contre les arcs-en-ciel (multicolores). A vous d’arbitrer. A verser au dossier, avant de rendre un improbable jugement, la publication des colloques « Spiritualité et matérialité dans l’œuvre de Yves Klein » au Mamac à Nice et au Museo Peci, à Prato, coédité par les organisateurs en janvier 2003.

Une qui aurait besoin de Rita : le dimanche matin Isabelle Autissier cause dans le poste des chroniques de la mer pour faire chaque fois le portrait d’un marin remarquable. Ces temps-ci une série de femmes, qu’elle nous dit, pleine d’admiration , pirates, ou pour le moins corsaires : elles brûlent, pillent, étripent, dévastent, coulent… des vrais mecs quoi. Et avec ces récits sanglants ça croit être féministe. Trop de vent dans les voiles ? Un naufrage par dimanche. « Elle est malade grave » dit ma petite nièce qui sait ce que jacter français veut dire.

Un documentariste dont j’ai perdu le nom (tant mieux pour lui) va dans un Lycée filmer pendant trois mois. Sur la tolérance, dit-il. L’ennui, n’importe quel anthropologue ou sociologue lui aurait dit, c’est qu’à annoncer le problème on y contribue, voire on le crée. Scandale dans la boite qu’il montre par vues fragmentaires et donc forcément orientées comme un espace pour le moins clanifié. A Nice, au Lycée Masséna, en mon lointain temps si jadis qu’il existait encore des ciné-clubs, il y avait des strates, des affinités, par milieux. Les religions y jouaient certainement un rôle, mais l’apparence des sensibilités socioculturelles dominait. Je n’ai même pas le souvenir de m’être posé la question de savoir à quelle confession appartenait tel ou tel de mes condisciples. Les guerres de religions et autres dragonnades étaient de l’histoire lointaine, et les « persécutions » une chose abominable mais terminée avec « la victoire ».  Il a fallu en classe de philo parler de Sartre pour que « La question juive » soit abordée et que (étais-je naïf ! ? ! ?) je prenne conscience que chacun, héritier de toute l’histoire, était plus particulièrement concerné par son morceau d’histoire. Le documentariste (contesté) lui, n’était probablement pas si naïf. Serait venu filmer « la vie du lycée », il aurait pu cerner discrètement et plus justement son problème. Pensant que ça rend intéressant aux yeux d’un journaliste, les lycéens auraient sans doute parlé drague, fringues, alcool et herbe, et du problème de différences bien entendu, sans tout jouer autour de ce thème. Mais il faut que ce soit vendeur. Qu’importe si pour avoir de belles flammes à l’image (ce n’est qu’une image) il met de l’huile sur le feu (encore une image) et il s’en va sans avoir joué au pompier, à l’infirmier, au psy, à l’éducateur (Image, image, image…). Ou alors c’est un inconscient. Possible. Trop souvent les documentaristes comme les journalistes exercent en généralistes : mais les compétences dans diverses disciplines (et c’est du travail, beaucoup, en amont) demandent un peu de spécialisation. Croire qu’on est spécialiste en généralité, c’est... il fut un temps où les pauvres filles qui n’avaient rien appris s’engageaient comme « bonnes à tout faire », et les gars, eux, s’engageaient, tout court.  Nos grands-parents commentaient : « bon à tout, bon à rien ». Bref, un travail discutable, mais un documentaire, c’est fait pour ça. J’en étais ici de ma rédaction quand je vois  une petite enquête d’Elie Chouraqui à Montreuil sur les rapports entre les lycéens de deux établissements (Envoyé spécial, Fr2). Il voit pile et face, visite recto et verso, des petits bouts collés qui me semblent envers tous sensibles, ouverts, amicaux. Riche prétexte à réflexion, à analyse. « Tollé » titre les journaux. Avec plus ou moins d’habileté, l’un et l’autre avaient pourtant à mes yeux le beau mérite de fournir au débat démocratique un objet charnu à mordre. Et il faut être heureux que le débat ait librement pu s’exprimer dans divers journaux, magazines et émissions. Le pire serait que, prélude à une vraie censure, le climat ambiant favorise l’autocensure.

Evidemment chacun se voit en génial spécialiste de la généralité. Tenez, la prochaine fois j’écris ma chronique sur les cours de la Bourse. Ou mieux, sur la composition musicale contemporaine. Gare à vos oreilles ! « Pour le son, t’es un âne parfait ». C’est mon oncle le rocker qui me l’a dit.

La Strada 07, 3 mai 2004

 

82.

 

Jeu m’emmêle (17)

 

On nous prend pour des billes. Ludovic Bablon. Vive Gutenberg.

 

Entre 13 et 18 ans je logeais chez mes grands-parents, à sept kilomètres de Nice, dans une maison de campagne. Mais grand-mère cuisinait sur un petit fourneau à bois, seul chauffage en hiver. Nous allions avec des seaux prendre l’eau d’une fontaine à trois cents mètres. Durant les deux premières années, j’ai fait mes devoirs à la lueur mouvante d’une lampe à pétrole. J’allais, par tous temps, en classe au Cours Complémentaire du Port, puis au lycée Masséna, sur mon vieux vélo. J’étais jeune et en bonne santé, mais quand même, étonnez-vous : j’ai eu quelques difficultés à finalement réussir mon bac. Après, j’étais à Nice, et tic la lumière était, et tchig l’eau coulait chaude sous la douche. Pourquoi je vous raconte ? Parce que ce n’était pas Zola, mais ce n’était pas non plus « La ferme » où en plus, me dit-on, l’inconfort est bidonné.

Nous prennent vraiment pour des billes.D’un côté on nous dit que les éditeurs reçoivent par la Poste des 30 à 50 manuscrits par jours ouvrables. Tous les écrivains que j’ai interrogés disent que si vous n’avez pas de contacts personnels, vous n’aurez pas de réponse, même positive, avant au mieux six à huit semaines. De l’autre, les auteurs qui affirment avoir envoyé par la Poste disent (Nouvel Obs. du 22 avril 2004) : « Le premier jour j’ai adressé à Gallimard, le lendemain matin à Minuit. Le surlendemain à POL. Le quatrième jour (…) j’ai reçu un télégramme… » (Patrick Cahuzac). « Quatre jours plus tard, Denis Roche, au Seuil m’a téléphoné » (Alina Reyes) « La semaine qui a suivi, quatre ont dit oui. » (Marie Darrieussecq). Faut croire que les éditeurs font le tri avec un pendule, ou avec la baguette du sourcier. Doit exister des baguettes à détecter les sources à fric.

Nous prennent pour des billes, je vous dis.
            A propos des éditeurs, on dit, on écrit (j’ai écrit peut-être) qu’ils sont des marchands de papier. Non. Ce sont des commerçants grossistes, qui font pour le principal dans la consommation rapide avec, pour l’image publicitaire, quelques produits d’appel. Ici ou là s’offrent un luxe, une danseuse : l’alibi écrivain(e), histoire aussi de rendre crédible aux yeux des aveugles leurs juteux « Prix Littéraires » d’automne. « Littéraire » : tiennent à vous faire savoir que ce n’est pas un livre qui est primé, c’est de la « Littérature ». Avec un L majuscule, et le label d’un des quatre ou cinq éditeurs du club. Nous prennent pour des billes, mais… Après tout, pourquoi seraient-ils différents de ce que nous sommes ? Nous : l’Europe en 2004. Se disent intellectuels parce qu’ils font commerce des intellectuels ! Tant que nous consommons leurs médiatiques grands intellectuels qui jouent le jeu, auraient tort de se gêner. Nous jouons aux billes, nous prennent pour des billes…

            Je rencontre un jeune homme qui se dit écrivain. Insupportable comme un musicien, ou un comédien, ou Salvador Dali, si vous voyez le zèbre. Le Jeune Homme a publié un petit bouquin imparfait mais prometteur chez un modeste éditeur. Puis un second. Depuis, il a produit en auto-édition trois ou quatre autres textes. Je lis « Balades autour de l’axe central » non signé en couverture Ludovic Bablon, (Hogarth Press II, à Montpellier). Avec en première et quatrième de couve une reproduction d’un travail de Pierrette Bloch que R. Monticelli avait sélectionnée en 1984 pour « Les Ecritures dans la Peinture » aux CNAC Villa Arson, et le Musée Picasso d’Antibes présentée en expo personnelle il y a un an. C’est un  insupportable, mais c’est un écrivain. (Là, c’est moi qui le dit). Deux titres du sommaire, pour le plaisir : « Comme les petits garçons aiment légèrement les petites filles » et « Des meutes de dauphins tristes sillonnaient ses lagons ». Quand on est un éditeur artisan, faudrait veiller à ne pas se laisser entraîner à imiter les éditeurs industriels, les fast-foodistes de l’imprimé. C’est dur-dur : Faudrait de la constance, de la durée, faudrait y croire. Tenir bon sur les quelques-uns choisis plutôt que se disperser en espérant le miracle du bouquin qui par hasard ferait l’audimat du siècle. Faudrait avoir les moyens de son plaisir. Et là, c’est encore plus dur que dur. Faudrait pas accepter de jouer aux billes, qu’on n’est plus des gamins –  Sauf peut-être dans un coin secret au cœur du cerveau.

            Ma petite-fille au téléphone : « Grand-père, pourquoi t’as pas le Net ? ». A cause des virus qui veulent bouffer mes écritures. Entrent sans frapper pour frapper dans le disque dur, les bestioles. Sûr, il existe des virus qui grignotent les vieux papiers, et aiment encore mieux les nouveaux papiers. Mais ils prennent leur temps, nous laissent le temps de faire des copies. Pourtant d’accord, si « La Strada », un jour devenue très riche, m’offre le super petit ordinateur qui encombre pas sur l’étagère à côté du téléphone, je vais m’obliger à réfléchir au problème : en avoir ou pas, du Net, des virus, des problèmes… En attendant, le salut de Gutenberg à Mac-Luhan.

 

La Strada n°8, 17 mai 2004

 

 

 

 

83.

 

Jeu m’emmêle (18)

 

Histoire de famille. Téléréalité.

Des meubles et immeubles. Panne dans l’ascenseur social.

 

Comme la crête d’un coq. Rouge comme une tomate en août, que je suis. Un lecteur anonyme, qui se trahit parce qu’elle n’est pas en colère mais se dit « outrée » alors que moi je ne pourrais jamais qu’un peu plus courtement être « outré », une lectrice donc anonyme m’écrit : « Ton oncle, la nièce, la petite-fille ! Toute la famille, et même la maison de campagne avec les grands-parents. C’est ‘‘Sept à la maison’’ ton truc ! Bientôt tu nous diras comment tu dragues, et nous décriras tes copines et... (Ici, j’arrête pudiquement la citation). Ce n’est plus une chronique, c’est de la télé-réalité ». Le boc, la honte quoi. Vous rendez compte l’injure ? ‘‘Sept à la Maison’’ j’ignore, mais ça doit être plus grave que grave. Je vais l’attaquer pour outrages à mes bonnes mœurs, que je vis moi en bon père de famille comme ils disent dans les règlements des copropriétés. Pourquoi pas me traiter d’intermittent ou de notable pendant que tu y es, Madame ? Non, mais, me prend pour un artiste peut-être ?

            Une institutrice – pardon, une professeur des écoles – me dit qu’elle a du mal à suivre, que je coq à l’âne et court-circuite tout le temps. C’est pas ma faute, maîtresse, à la rédaction m’ampute la page du bulletin d’abonnement, et la faute à mon oncle qui me traite d’âne si bien que comme Blaise Cendrars (« Et pourtant j’étais déjà si mauvais poète / que je ne savais pas aller jusqu’au bout ») je n’ose pas moi non plus aller au bout de mes sujets. Vrai, je notule, je vous dis de mon regard panoramique comme les yeux des mouches, tantôt le nord, tantôt le sud, tantôt en tournant autour, mais de là à jouer miettes ou à téléréaliser, non, je m’en défends et j’affirme que je ne berlusconnardise pas. (Excusez le néologisme italianisant, tout le monde n’a pas sur caprice les moyens de s’offrir un anglicisme.)

            A part ça quoi de neuf ? On garde les vieilles façades : Gare du Sud, Palais de la Méditerranée. Mais derrière ? Un parking, ou des Habitations à Loyers Immodérés, que ça va favoriser l’immigration indésirable, style magnas du nickel russes, rois du pétrole du Venezuela ou d’Arabie, Prince de l’huile d’olive de Provence ou bien encore marquis de la Socca ou du Pan-bagnat  venus de n’importe où, et même (misère !) du Piémont comme pépé Alocco… mais Joanin c’était en 1923, année, je me suis laissé dire, d’un bon cru pour les rouges venus d’Italie, plus Barbera qu’Asti Spumante. « Barbera ? » demande ma jeune nièce, « Ce ne serait pas le vin des barbares ? » Peut-être. J’avoue n’être guère versé en étymo-œnologie. Mais, certain, on est toujours le barbare de quelqu’un.

            Hasard ou tendance ? : Les galeries, à défaut d’immeubles, se mettent dans les meubles. A Monaco, tandis qu’à la Malborough Arman, célèbre fort classique peintre de chevalet, nous casse encore quelques ébénisteries musicales, violons qu’à violents grands coups de pinceaux il rafistole, la galerie Pastor-Gismondi avec Boyer, Paulin, Tallon, présentait « Le mobilier en métal des années 60-70 ». A Nice, la galerie Joël Scholtès et Loft-interior-designers s’allient pour une monstration massive d’artistes (Trente-huit) accordés avec les productions de designers (Dix-sept !… en comptant ceux de la « Petite histoire du design »). Montrer qu’on peut vivre tout contemporain : reste à chacun d’avoir le goût de son accord parfait correspondant à ses moyens. Les moyens, ce n’est pas le plus facile, mais ce n’est pas non plus suffisant. On a vu des apparts meublés horribles pour très chers, mais oui, je vous assure, c’est possible. Il y a bien des pauvres enfants de riches très malheureux. Suffit de regarder, dans les médiats depuis quelques temps, tous ces « fils et filles de » qui sont miraculeusement pleins de talents et on besoin de s’exprimer (se sont présentés anonymes à un casting, ont débuté sans un sous, mais voui-voui, puisqu’ils vous le disent !) et ont eu tant de mal à être célèbres ou riches, à vingt ou vingt-cinq ans, que vous vous dites qu’avec vos études et ce que vous avez ramé des décennies vous devez être très-très nul grave-grave pour en être encore là, sur le plancher des vaches, quand ce n’est pas au fond du parking souterrain. Bien entendu, parking souterrain, ce n’est qu’une image : parce que, au prix des parkings, faut pouvoir se l’acheter ! Donc, si vous ne croyez pas que l’ascenseur social est bloqué, regardez dans le show-biz, vous aurez en vitrine un pâle reflet de ce qui se trame dans la vraie boutique. Tu veux chanter ? On ne te demande pas ta voix, mais ta généalogie. Fais voir ta gueule ? Comme tu lui ressembles ! Si tu faisais du cinéma ?

Au fait, j’ai une chance, mais oui, vous savez ? Mon oncle le rocker !… Sauf qu’il a dit que pour le son je suis un âne, et j’ai commis l’erreur de vous le répéter. Tant pis. Pour m’exprimer (que j’ai aussi besoin de…) je vais continuer à écrire avec ma plume d’oie… Pas difficile à suivre, maîtresse, suffit de regarder image après image, comme les dessins animés.

Encore une chronique où je passe du coq à l’âne. Avec l’oie en plus. Jeu de l’oie m’emmêle ? On va encore me dire que je téléréalitise ferme !

Tant pis. A la prochaine . T’as le salut de Gutenberg.

 

La Strada n°9, 6 juin 2004

 

 

 

84.

 

Jeu m’emmêle (19)

 

La pornographie selon Nancy Huston. Parler au féminin ?

« Amor artis » selon Elisabeth De Franceschi. Le galet de M. Séonnet.

 

            Faudrait dans chaque périodique culturel une chronique anti-pilon. Un critique littéraire qui hanterait les bouquineries, et n’écrirait qu’à propos de livres vieux, vieux de plus de six mois. Encore une fois je réfléchis un antique bouquin. Paru en 1982 et repris par Payot en janvier 2004, « Mosaïque de la pornographie » un essai dont la seule préface pour mise à jour vaudrait le détour. Nancy Huston analyse des écrits autour du thème « La chute d’une jeune fille innocente », le corps principal de l’étude étant, si j’ose dire, Marie-Thérèse et son autobiographie « Vie d’une prostituée ». Le récit des censures sur les diverses éditions depuis 1948 informe déjà de façon pertinente l’histoire des mentalités. Son propos est de dénoncer « l’hypocrisie – ou l’inconscience – qui nous permet, au nom de la liberté d’expression, de jouir dans notre imaginaire de ce dont les femmes souffrent dans leurs corps ». Avec calme et méthode N. Huston démonte les images que le clan macho intellectuel a en toute bonne conscience (?) confortées sur les écrits dominants de Sade, Georges Bataille, et Roland Barthes. Je soupçonne que se règlent au passage quelques comptes avec des féministes vieux modèles intégristes. Ecriture chirurgicale, qui intervient où est la douleur. Cynisme au sens heureux du terme, qu’on opposerait au nocturne complaisant des mystiques de l’érotisme. Universitaire et romancière, N. Huston maîtrise une écriture précise, claire, qui sait dire et analyser le vécu sans jeter dans le débat les concepts nébuleux dont usent ceux qui dévoient le propos des implications réelles.

Conversation entre linguistes retraités : Un alternatif me raconte le féminisme orthographique des alternatif(e)s. Usage abusif du (e) ? Tout(e) au féminin. Larousse : «Féminin : Nom commun masculin ». T’es mal barré, mon vieux. La langue (n. c. fém.) française est bien tordue, mais n’est qu’un effet de réalité. Vous pouvez, mesdames, mettre du plâtre sur la jambe de bois, vous ne réduirez pas la fracture du vivant. N’inversez pas le processus. S’en prendre au miroir ou au thermomètre ne changera pas la grimace ou la fièvre. Ce jeu-là m’emmêle profondément, je vous le dit comme je le pense : Je défends les Droits Humains, Citoyen(ne)s, même quand j’entends dire Droit de l’Homme(e). Pendant que vous jouez aux dames sur les petits carreaux blancs et noirs, d’autres s’affairent à garder des pouvoirs plus efficaces que les accords orthographiques tout phonétiques. Mieux vaut être désignée masculin Madame « le député » que de se faire traiter du doublement féminin « connasse ». Portez les cheveux courts si ça vous chante mais, s’il vous plaît, comme celles qui ont su marquer le vingtième siècle de belles avancées, gardez des idées longues. « Ni putes, ni soumises » parle un français plus vrai que la toute au féminin Académie Française.

            Soyons plus légers. Pour l’amour de l’art, parlons de la mort, mais seulement en 384 pages.( « Amor artis : Pulsion de mort, sublimation et création » par Elisabeth De Franceschi, L’Harmattan, Paris). Sans doute parce que dans l’œuvre déjà la notion statique de beauté commençait à laisser place au « faire sens », Freud (il n’en était pas innocent) écrivait : « Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire » (Malaise dans la civilisation). Mais les processus de création sont au coeur du livre d’Elisabeth De Franceschi. S’il intéresse d’abord ceux que la psychanalyse concerne, cet ouvrage excitera la curiosité des amateurs d’art que touche le combat sans fin dans lequel «de tout acte créateur, l’artiste fait l’apprentissage de sa propre fin ». Le lecteur retrouvera l’écho de ses propres réflexions qui, si elles n’aboutissent pas plus à une réponse, auront au moins trouvé des mots pour les dire et faire un bout du chemin. A lire pour le petit bonheur que, malgré tout, ça marche encore…  Moralité : un bon livre, même poussiéreux, n’a pas de date de péremption (dit Gutenberg à Mac Luhan).

Pour d’en finir avec la boutique du bouquiniste, une odeur d’encre fraîche. Un galopin se permet d’écrire sur Nice : « Nice, le bleu du galet ». Paf ! que je l’ai reçu tout neuf (par la Poste) en pleine gueule. Jaloux que je suis. D’accord, moi je m’étais permis de le faire. J’en parlais, dans « La Promenade niçoise », mais autour, à propos, l’air innocent qui sifflote. Lui, directement. Moi, qui ne l’ai jamais vraiment quittée alors qu’elle m’a toujours été infidèle, j’en parle comme d’une maîtresse un peu incestueuse – une que je connais au corps à corps depuis ma naissance. Je préserve le secret, c’est intime. Lui sait bien qu’elle se donne souvent au plus offrant, il a pris ses distances. Il fait le Parisien, mais (je suppose) un galet dans la poche, cueilli près de Rauba-Capeu. La relation reste passionnelle, mais sur le ton pas dupe d’une affectueuse amitié, si vous voyez… Je le dénonce (On n’est jamais trahi que par ses amis !): Michel Séonnet, Editions Point de Mire, Paris.

Et, petit message de Gutenberg : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat. Ici Radio Strada, les Niçois parlent aux Niçois ».

La Strada n°10, 21 juin 2004

 

 

 

 

85.

 

Pour mémoire

Des Niçois dans les avant-gardes

 

 

Savoir de quoi on parle

 

            Parler de l’Avant-garde à Nice dans la deuxième moitié du vingtième siècle,  c’est poser comme acquis deux points : qu’il existerait une continuité de l’avant-garde durant tout le demi-siècle, et que Nice serait concerné par cette existence.

Pour le premier point, simple question de définition. Pour l’histoire de l’art on s’entend maintenant pour parler des avant-gardes comme un phénomène de vagues successives caractéristique d’une période commençant lorsque les « mouvements » remplacent les « écoles ». Donc vers la fin du dix-neuvième siècle. Au moins pour la facilité de l’analyse historique (savoir de quoi on parle) on s’accorde en général pour voir le terme d’une époque avec la Trans-avant-garde (marquant fortement les « retour à »). Après quoi l’opposition à un héritage plus ou moins assimilé ferait place à la pure négation de l’héritage. On passerait d’une vision de la culture agie par des ensembles d’artistes et de penseurs à une vision de la culture éclatée et plus radicalement renouvelée par des créateurs individuels. Au lieu d’enregistrer les mutations de l’expression dues à des artistes plus ou moins solidaires et conscients de l’être, nous serions condamnés à signaler des apparitions fulgurantes qui se désigneraient chacune par l’unique nom d’un créateur solitaire se donnant comme venu de nulle part. (Alors que dans les sciences s’affirme sur le siècle un renversement contraire !).

Second point. Nice est certes concernée, mais on ne peut parler d’une avant garde spécifique. Il y eut entre 1955 et 1975 des avant-gardes à Nice, présence insolite si on considère la situation culturelle provinciale française dans la période concernée. Relativement nombreux (par un phénomène sociologique qui reste à étudier) une douzaine de niçois furent actifs dans ou autour de Fluxus, du Nouveau-Réalisme, et la Peinture Analytique. (Entendons par Peinture Analytique : Supports-Surfaces, Groupe 70, Textruction et une poignée d’isolés). Après quoi, à mesure que gagne la décentralisation officielle, la situation a tendance à se normaliser. Il n’y a bien sûr aucune raison pour qu’il n’y ait plus après d’artistes remarquables, mais ni plus ni moins qu’à Marseille ou Toulouse, et c’est heureusement dans une autre conception de l’art : comme souvent antérieurement dans un esprit de maintenance, quelques rares fois dans une recherche d’autre chose.

 

 

 

Du temps de nos introuvables institutions

 

Arman parlait de la situation à Nice dans les années précédentes comme « cimetière des éléphants », ce qui est un peu excessif, bien que si on exclut les artistes venus sur la Côte d’Azur l’œuvre bien avancé, de significatif rien ne naît chez nous avant la deuxième moitié des années cinquante. Sombre époque où nos élites et nos introuvables institutions voient encore en Matisse un décorateur, et où Picasso n’est pas donné en exemple à l’Ecole. Cependant la proximité géographique des Picasso, Léger, Matisse, Dufy, Chagall, et autres, leur donne plus d’impact dans les imaginaires locaux. Bien sûr Arman, Yves Klein, Martial Raysse prennent part à une entreprise perçue comme avant-gardiste, mais leur reconnaissance se fait à Paris, Milan, Düsseldorf ou New York, tandis que hors un tout petit réseau d’amis, de très jeunes artistes et de curieux, Nice méprise. Nous n’étions pour les « gens sérieux » qu’une petite bande de fumistes agités.

Lors d’une rencontre londonienne Ben va s’approprier certaines des idées Fluxus. Le numéro de ma très modeste revue Identités titrant sur l’Ecole de Nice paraît en 1965. Au même moment l’Union Méditerranéenne de l’Art Moderne, principale organisation de l’art vivant à Nice, donne son prix à Claude Morini, dont, sans doute bien informé, Pierre Provoyeur écrit que « de ce qui deviendra l’Ecole de Nice dans les années soixante il se défie » et « toutes les entreprises des artistes de ce cercle, celles des Alocco, Malaval, Dolla, et bien d’autres, le laissent froid » (catalogue Morini, Editions StArt, Nice 2002). Exemple symptomatique. Dans cette période les expositions comme à la Galerie A, le Festival non-art, le Hall des remises en question, et participations à Novara, Fiumalbo, et à Lyon, Tour, Grasse, Perpignan, Toulouse etc… (dites par nous « de Province ») seront mises sur pieds, pour Nice principalement impulsées par Ben, ailleurs par les participants eux-mêmes, manifestations totalement marginales. L’effervescence des activités volontaristes des années soixante ne pouvait se maintenir longtemps car si ces actions enrichissaient notre cerveau, elles creusaient nos déficits. Le Ministère de la Culture était au berceau, et nous ignorions jusqu’au sens du mot subvention. Le « Hall des remises en question », expositions et manifestations diverses auxquelles je participais avec Ben,  Spoerri, Arman, Christo, Dietman, Filliou, Brecht, Jo Jones, Saytour, Viallat, Dolla et quelques autres, reçut la visite d’une cinquantaine de personnes à l’ouverture, et guère davantage pendant les trois semaines d’exposition. Hors les déjà cités Brecht, Filliou, Dietman, Jo Jones, nous fréquentions Chiari, Takis, Pavlos, Blaine, Henri Chopin, M. Lemaître, D. Higgins, nous étions en relation à Turin et Milan avec D. Palazzoli, G-E Simonetti, Diacono, Mussio, Cagnone, C. Gregotti, F. Albertazzi, Nanni, Nespolo, Parmiggiani… Des courriers et des publications s’échangeaient avec Crozier (Angleterre) le groupe Zaj  (Espagne) A.Partum (Varsovie) Knizak et Chalupacky (Prague) Mieko Shiomi (Japon) avec J. Cage, les Fluxmen, Maciunas, Ray Johnson et quelques autres aux Etats Unis. L’agitation entretenue par Ben autour de sa boutique « Laboratoire » permettait une circulation et des relations avec les artistes étrangers qui contribuaient à dynamiser la création. Amenées par Arman, Ben et ses nombreuses publications et l’existence des revues Identités et Open, toutes ces ouvertures ont joué un rôle important dans le bouillonnement avant-gardiste à Nice. Ces échanges n’ont guère été signalés à ce jour, qui pourtant seraient un champ d’explorations intéressantes pour un historien de l’art à l’esprit comparatiste.

L’idée d’une mainmise, à Nice, sur la critique et le marché par les artistes d’avant-garde que les peintres alors localement dominants ont banalisée, peut-être pour modérer leurs désillusions, est totalement mythique. Ils étaient finalement plutôt mieux accueillis et bien mieux traités que nous. Il suffit de parcourir les publications locales des années soixante et soixante dix pour le constater. Il est vrai que nous étions plutôt mieux reçus hors de la région. Encore un fait symptomatique : ma toile refusée par l’UMAM en 1966 figurera quelques mois après au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, dans le cadre du Salon «Comparaisons ». Quelques Salons (Salon de Mai – qui en 1969 consacre un espace à 13 jeunes artistes niçois – Salons des Réalités Nouvelles, de la Jeune Peinture, Comparaisons, Grands et Jeunes) jouaient encore alors, avant l’apparition des Foires d’art, un rôle important, les sélections étant généralement faites par des artistes confirmés, à tort ou à raison jugés plus crédibles pour penser l’esthétique que des marchands loueurs de stands.

 

Des activistes passionnés

 

 

Cependant à Nice, après la publication des numéros de Identités présentant l’Ecole de Nice, puis Fluxus et George Brecht, un petit groupe de réflexion très informel se constitue début 1967 sous le nom de INterVENTION : en 1968 et 1969 Raphaël Monticelli publiera sous ce titre deux n° d’une petite revue polycopiée, et nous ferons paraître deux feuilles imprimées en guise de « manifeste ». Plusieurs expositions auront lieu sous ce titre, à Lyon, à Rome, à Nice, à Vence enfin, Galerie A. de La Salle, en 1970, (Alocco, Charvolen, Dolla, Maccaferri, Miguel, Osti) à l’occasion de laquelle Vivien Isnard et Louis Chacallis rejoindront Max Charvolen, Martin Miguel et Serge Maccaferri, prenant l’année suivante le nom de Groupe 70, sur des positions esthétiques qui seront fondamentalement celles de Supports-Surfaces.

Récemment installé à Nice pour enseigner à L’Ecole de Arts Déco, Claude Viallat avait favorisé de 1966 à 1968 le contact de quelques niçois (Patrick Saytour, Ben et moi-même) avec B.M.P.T (Buren-Mosset-Parmentier-Toroni) et ceux qui comme Daniel Dezeuze, Pierre Pincemin, Vincent Bioulès, ou Pierre Buraglio devait participer à la mise en place d’une esthétique Supports-Surfaces. Le premier regroupement de tendance se fera, une fois encore à Paris, avec « La peinture en question, Alocco, Dezeuze, Dolla, Pincemin, Pagès, Saytour, Viallat » à l’Ecole Spéciale d’Architecture en mars 1969 . Le Groupe 70 durera sous cette forme jusqu’en 1973, se singularisant surtout, hors les caractères personnels de chaque démarche, par la préoccupation de mise en espace de la peinture. Après une participation remarquée du Groupe 70 à la Biennale de Paris en 1973, Chacallis et Isnard le quittent et, si le groupe à trois persiste, les cinq artistes conduiront des travaux de plus en plus divergents. Gabriel Monnet recevait au Théâtre National de Nice qu’il dirigeait, peu adapté à ces manifestations, quelques expositions toutes marquantes : en février 1971 Une Semaine au Présent (Alocco, Ben, Dolla, Farhi, Malaval) puis Textruction (Vachey, Mazeaufroid, Duchêne, Jassaud, Badin) et en juin la dernière semi-exposition Supports-Surfaces qui voyait l’explosion du groupe au moment de l’accrochage. Suivraient L’Avant-Garde en France (1972), sélection de Catherine Millet, et L’Avant-Garde en France (1974), sélection Monticelli-Alocco.

Un état d’esprit particulier a favorisé la présence à Nice d’une avant-garde durant cette période : nous investissions nos faibles moyens dans des actions marginales, lieux et publications, qui ont permis des expositions d’artistes azuréens mais aussi les rencontres fécondes avec l’extérieur : au « Laboratoire 32 », puis à « la Fenêtre », Ben en activiste passionné montre à partir de la fin des années soixante Boltanski, Takis, B.M.P.T. et beaucoup de jeunes artistes. « La cédille qui sourit » de George Brecht et Robert Filliou représente tout Fluxus. D’autres lieux continueront cette tradition marginale. On a pu voir à « Lieu 5 » de R. Monticelli entre autres des expositions Arden-Quin, Jean-François Dubreuil, M. Brondello, Duchêne, La Coopérative des Malassis… Il y aura aussi Calibre 33, La Caisse, Le Garage

 

Le temps des institutions

 

On pourra constater en feuilletant les deux volumes de « Les chroniques niçoises », (ouvrage initié par Claude Fournet, alors directeurs des Musées de Nice, et mis en place par J.Péglion et F.Altman) que les artistes des avant-gardes n’ont guère eu de soutien venant des institutions locales jusqu’à l’approche des années quatre-vingt, ce qui est somme toute logique si on tient compte de l’absence de structures sérieuses réservées à l’art vivant et de l’incompréhension quasi générale manifestée par les milieux culturels niçois. Ce n’est qu’après la venue de Claude Fournet que la Marine fonctionnera comme Galerie d’Art Contemporain. L’implication locale dans la création contemporaine sera renforcée par la présence à statut national de la Villa Arson (entrée en scène avec la direction Michel Butor et Henri Maccheroni marquée principalement par « Les écritures  dans la peinture» en 1984 et « L’Italie Aujourd’hui » en 1985). En plus de ceux figurant dans le programme général, dans un cycle créé à cet effet y auront en à peine plus d’un an été montrés, 51 artistes de la Région parmi lesquels Hartung, Arman, Arden Quin, Angeletti, Charvolen, Miguel, Brondello, Pignon-Ernest, Serge III, Franta, Eppelé, Farioli, Houssin, Sierra, Alanore, Isnard, Dolla, Maccaferri, Mas, Ninon, Nivès, Thupinier, et Claude Goiran dont la Galerie des Ponchettes accueille actuellement une bonne exposition. Mais nous étions déjà là passé de la période des avant-gardes à celle du bilan. Puis vint enfin le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, avec son originalité et ses défauts, qui nous ressemble tellement, niçois, tellement niçois !

 

L’Ecole de Nice comme Nessy

 

Reste l’Ecole de Nice, désignation globale des avant-gardes en Côte d’Azur que certains folkloristes ont malheureusement tendance à employer pour des regroupements opportunistes de bric et de broc avec l’accord d’incompétences officielles extra culturelles. Je n’ai pu dans le cadre présent que contribuer à l’anecdotique significatif : j’ai ailleurs, avec un livre trop bref « L’Ecole de Nice » (Editions Demaistre, 1995, Nice), tenté de donner plus sérieusement quelques fondements pour l’Histoire. L’Histoire qui a, paraît-il, ses poubelles, en jugera : Histoire, histoire, ou histoires ? Il faudrait pour épuiser (provisoirement) le sujet un ouvrage entier. Au fil de la mémoire, je ne peux donner ici que quelques notes éparses, pleines d’impasses et d’oublis.

Reste donc l’Ecole de Nice, qui comme le monstre du Loch Ness existe et n’existe pas : Comme réalité, Nessy n’existe pas, c’est évident. Comme mythe, il existe, c’est certain. L’Ecole de Nice, comme communauté d’esthétique n’existe pas, c’est évident. Mais, comme phénomène culturel de diverses contributions aux esthétiques nouvelles, elle a existé, c’est certain.

 

 

Nice, mars 2004

Paru in Nice et ses avant-gardes

 Supplément au Patriote C.A Hebdo 2 juillet 2004

 

 

 

 

86.

 

Musiques Mutiques pour une Ville de Province

 

Premier Concerto

pour une voix et des bruits et murmures montant du Vieux-Nice

 

Le diagnostic serait grand mutisme ? Long lourd silence du sommeil provincial ? Affirmations sous réserve d’inventaire. Mais qui entreprend l’audit ? Qui affûte les oreilles ? Il y aurait comme un murmure. Des murmures. Si chacun sa chanson au fond de sa clairière à soi, allez entendre quel chant s’épand derrière l’entrelacs des branchages qu’agitent d’autres vents : ici « Cours de la Bourse », là celui du béton, du mètre carré en construction ou en peinture de petits maîtres. Ailleurs les coups de marteaux des commissaires priseurs, les faits d’hiver dans le quotidien local quand la température persécute les SDF, et dans des coins obscurs malgré l’éclat des lustres les coups de brosses qui ne font de mal qu’à ceux qui les donnent, et puis, et puis les bruits de casseroles pleines de sombre cirage qu’on étale sur les taches – qu’il est vrai, elles n’étaient pas belles à voir.

Informations : toutes vannes ouvertes. Communication ? Laissez votre adresse, on vous écrira…

« Nice » diraient les Anglais appréciant la Promenade. Nice la bavarde au langage disloqué qu’en vain depuis plus d’un siècle rééduquent les orthophonistes missionnés par la République dans leurs noirs uniformes repassés à l’Ecole Normale, ou IUFM, ENS ou ENA, ou SNCF (pas TGV, trop beau pour nous) EDF, Ecole du Louvre ou HEC, peu importe : pas pires que ceux forgés sur place pour de pères en fils se refiler les clients captifs derrière les aveuglants rayons du soleil ou sous l’accablant poids des pavés galets de la plage. Et pourtant elle bouge encore, elle est encore bien vivante. Ne me dites pas (trop banal) que ce sont les vers qui grouillent.

Pour le ciné nous reste une efficace mais bien discrète Cinémathèque et en distributions de rattrapage Le Mercury, et puis l’Espace Magnan, salle Jean-Vigo qui nous tire des salves : l’Italie, Jeune Cinéma d’Europe… On me dit qu’il y a aussi (« aussi », parce que le Théâtre de Nice) des « petits théâtres ». Des comédiens, des metteurs en scène,  des théâtreux, des scènards, des ruetards et des routards, et comme partout des théâtroptards. Pour les trouver-trier, faut aller à la pêche. Vous en pensez quoi, vous ? Idem côté musique : « yaurait » des musiciens compositeurs instrumentistes, des bruitards, des électroniques et des bidouillards, des inaudibles, voire des putatifs fils de Satie, des « Insupportables » (qui s’en vantent !) Ce n’est pas qu’ils se cachassent, Messieurs et Mesdames, mais faudrait que vous osassiez les montrer. Manque de lieux ? Peut-être, mais manque de structures mentales certainement. Faudrait peut-être qu’eux-mêmes commençassent à se penser autrement qu’en conversations de bistrots. Les célèbres Génies de Bistrots de Robert Filliou comme modèles ? Pour convaincre le comptoir ? A compter quoi ? Compte là-dessus et bois de l’eau. Où est le débat, où sont les courants d’échanges, les affrontements créateurs qui font l’émulation ? Eparpillés ils sont, les artistes, s’il en est. Pourquoi yaurait pas ? Ya eu ! Yaura donc. Oui ! Ya ya ! Yes ! J’entends un qui lit par-dessus mon épaule murmurer : « Et la Strada, ne pourrait pas être ce lieu de carrefour et de conflits, là où les silex se frottent pour l’étincelle ?… ». Ouais. Tu prends du poids, tu te gonfles un peu. Mais, petite grenouille verte, ne te prend pas pour un taureau de combat. Face aux armées de matadors couverts d’or sur le costume et dans les poches, tu vas finir en petites cuisses rissolées au beurre… Mais vous, vous en pensez quoi, vous ?

La grande inculture journalistique repose sur un mythe. Mythe du savoir disponible sans borne. A quoi répond, pour le savant reconnu dans une discipline, l’autre mythe du savoir à compétence universelle. Lorsqu’un Nobel de physique parle d’éthique ou d’esthétique, pourquoi serait-il plus crédible que vous ou moi parlant de physique ? Je vous entends tous protester que c’est évident, mais dans la pratique quotidienne, le sot qui cause à la télé n’a-t-il pas plus d’audience que vous et votre voisin lorsque vous pensez vos problèmes ? Se pose ainsi la question de savoir à travers quels filtres les décideurs politiques comprennent les arguments des fameux experts.

Informations : à tout va ! Communication ? Un tout petit peu.

Dans « Le » quotidien, on a senti comme un frisson hebdomadaire. Dans les pages du « Dimanche Magazine ». Pas comme pour leur « Fémina », la brochure façon « La Strada » avec 50 pages et papier luxe, ni même les quatre grandes pages bleues du « Santé ». Deux pauvres pages Enfin, deux demis pages quand sont inclus les sports de tête (Echecs, Bridge…) et des pubs. Hé ! dit donc, faut pas trop en vouloir, ce n’est que la culture… Quelquefois, deux trois signatures, textes de vraie critique bien que journalistiques, mais pas chaque semaine. Guère de place, pas de persévérance, pas de ton, pas de réflexion continue. L’Hebdo local semblerait s’être emparé du créneau, avoir recruté d’autres plumes, étoffé son cahier « Entracte ». Irrégulier, mais en progrès et peu encore mieux faire. De temps en temps un numéro spécial, réussi parfois, d’autres fois trop provincialement complaisant. Sans passer en revue les revues et magazines, de façon générale souvent l’impératif amicalo-touristico-économique les brident. Tu me passes l’huile d’olive, je te passe la tomate… La politique pan-bagnat. Et puis, faut être gentil, rendre service (pas aux lecteurs ?). Relisez donc les Bloc-notes du très chrétien François Mauriac. Sans exiger la hauteur des « Propos » d’Alain ou se prendre pour un académicien, on peut dire en déconnant aux déconneurs qu’ils déconnent, non ?

Il est des éditeurs ardents, petits qu’on les qualifie, en ordre dispersé, vite tiédis par les icebergs que charrie le Paillon (mais je rêve ?) dans ses crues périodiques. Foire du Livre ? Foirée. Une foire, ce n’est jamais qu’un marché. Jamais inutile – Pour faire marcher le commerce. Oui, ils disent Festival. Mais où est la Fête ? N’importe quel jour en semaine vous trouvez les mêmes imprimés dans l’une des grandes librairies de la ville. Pour l’originalité et la vie, même Brive-la-Gaillarde te fait un bras d’honneur. Mouans-Sartoux tient bon ? Ne perd rien à attendre. Sera bientôt aphone à hurler dans le (presque) désert. T’en penses quoi, toi ?

Pas ce vent de folie qui ferait qu’on s’acharnerait à défendre le souffle insolite qu’on aurait décelé et, sûrs de nous, nous hurlerions : « Nous voici possédant la tornade comme une femme un peu folle jamais venue au rendez-vous de son amant ». Le grand texte bruissant est arrêté par les commissaires commis pour le premier tri chez les éditeurs (grands et ailleurs). Les éditeurs (petits et d’ici) n’insistent pas. Usure, complexe provincial ? Plus de folies, jamais de folies, la norme. Une erreur ici ou là, vite corrigée, que je retourne à mon petit discours, ma petite poésie tatata-tatata, tatata-tatata ! Le pauvre Jeune Homme Triste n’est plus Jules Laforgue, mais de morgue et d’esprit il lui ressemble en 1960, en 1980, en 1990, en 2010 peut-être encore ? Au mieux il s’expatrie, au pire reste dans son coin de cour à cracher ses poumons qu’à hurler il fatigue. (Phtisie ? Dioxine ? Marée noire ? Trou d’ozone ? OMG ? Dégoût… ?) Mais quoi, les jeunes, arrêtez de râler ! Non ? Tout n’est pas bien dans le meilleurs des mondes ? Alors aide-toi, tu verras que d’autres t’aideront. Ou pas. Tu auras toujours avancé d’un pas. Ou pas .

Il est vrai que, ici, quand ils lèvent le drapeau rouge et noir, il est marqué OGCN.

 

Deuxième Concerto

Oh, oui, ça parle ! Ça n’arrête pas de parler. Quant aux petites rivières qui font les grands fleuves, le Paillon vous voyez ?… Que dalle –  Sous la dalle. Quoi ? La concession à perpétuité c’est 99 ans, et nous ça fait plus d’un siècle que ça dure ? Chacun sa ballade, le sonotone débranché ! Savoir ce que les autres disent ? Plus besoin d’Argus de la Presse, qu’ils disent. Serait pourtant temps de capter les bonnes longueurs d’onde, temps de mettre les tam-tams, de connecter les micros, à plein fond les amplis, sortir ses tripes du long travail « en dessous ». Prendre le dessus, accoucher de ses monstres gentils : comme les Grandgousier, Gargantua, Pantagruel, etc qui ne sont pas délicats. Se dire Marsupilami bleu, Stroumph jaune ou éléphant rose, piétiner le magasin des porcelaines, se faire (comme nos ancêtres les Gaulois) sanglier de l’Estérel à défaut des Ardennes, arracher le muguet, planter des ronces, bouffer les oignons de tulipes, planter du riz au sec et du thym dans les marais. N’importe quoi, inutile peut-être, mais pas miteux, pas médiocre, pas laquais, pas client, pas rampant, pas gentiment murmurant dans les rangs, simplement disant, mieux disant, comme ils disent. N’importe quoi, mais dire que nous existons, et pas toujours gentils polis « Merci Monsieur ». Tu veux parler ? Parles ! Ou tu attends pour causer que quelqu’un ressorte la gégène à papa ? Pas attendre que tombent les subventions comme la pluie en automne. Dire j’ai fait, je mérite. Pas je suis l’ami de machin et je vais faire. De toute façon, pour la récolte des subventions, je sais, c’est la canicule même en hiver. D’abord, si on nous avait bien éduqués, nous ne serions pas gentils. Ni méchants. Nous serions exigeants. Ça existe en français, non, ce mot ? « Exigeants ». Avec l’accent niçois, si ça fonctionne encore, ça aurait de l’allure je te dis. Tu en penses quoi ?

Faudrait enfin ne plus se penser comme un village. Nice n’est plus la petite ville babazouc, c’est le cœur du bloc urbain Côte d’Azur fait de petits morceaux épars, mais qui devrait être humainement architecturé, avoir une cohérence. Doit bien y avoir quelque part un programme, une vision ? Pas pour la création, les artistes feront d’eux-mêmes. Programme de conditions de possibilité, de conditions favorisantes. Programme d’écoute, de diffusion, de publications ?

«J’ai fait un rêve… » Pan ! Pan ! Pan ! Vous connaissez l’histoire ?

Pour  diffuser, ils diffusent. En tous sens et non-sens. « C’est pas de la bouffe, c’est du rata, tati tati tati tata… ». Nous parlons création, pas distributions. Quelquefois, une chose qui brille dans le tas : faut l’œil vif pour pas le rater dans le tas de rata raté. Donnez-leur du pain et des jeux ? Non : la culture c’est longueur du temps, c’est avoir racines, c’est mêler ceci à cela, c’est toujours un peu aussi la querelle de famille, on s’aime et s’oppose, un jour oui un jour non, mais ça tient, ça a du socle et, dessous, des fondations… depuis des siècles que ça dure, vous pensez ! Pas en surface le domaine de la distribution. Pas le thé de cinq heure, la visite pour dire j’y étais dans les dîners en ville. Pas la culture touristico-mondaine. Pas le domaine de la consommation rapide. Ça ne se fabrique pas, ça s’élève, dans la durée, comme le vin ou le fromage. Doit bien exister des caves où ça fermente, des corridors qui vont de l’une à l’autre. Du off. Mais pourquoi la création devrait-elle toujours être marginale, off du off officiel ? Pourquoi des miettes éparpillées et des artistes étourneaux picorant, sans pouvoir se dire parfois « tu es ici toi aussi, je ne suis donc pas seul » ?

Ici règne l’improvisation. Pour l’été 2004 le mot d’ordre était « Droit dans le mur », qu’ils disaient. Beau thème, le mur. Il a de l’épaisseur, le mur. Béton armé, briques ? Vieilles pierres, pisé ? Des histoires, de l’Histoire dans une ville. J’ai commenté : Et bien non, ils préparaient pas leur coup depuis des années comme Ernest Pignon-Ernest a traqué dans les rues de Naples d’an en an durant des mois et des mois, pour mûrir ses « suaires de papier ». Même Ernest, moyens réduits à trois feuilles de papier, s’est contenté du très éphémère constat qu’il y aurait à voir si… « Un autre regard » qu’ils disaient. Tu parles ! Ce soir, encore, on improvise. Avons même eu droit à l’alibi technocratique. Des robots, dans le dos de la tête sans-yeux-sans-nez-sans-bouche. Tu parles d’un symbole ! Des robots ! Genre boite portant une plume, formes plastiquement sans intérêt, style Jules Verne. Qui bougent, comme sur Mars. Trois de l’I.U.T et cinq de la Villa Thiole auraient fait plus intéressant, mais seraient pas venus des « States ». Et ils badent, comme les gosses devant le manège. Regardent trop TV pub’… Y’a d’la place pour les croques-cola dans le vide de ces cerveaux. Bon, aussi Buren, au Mamac et Observatoire de Nice. Les laisse sans voix : quand il y a une idée, sont tous à ne rien voir, même avec un télescope !

Les murs en ville continuent de fendiller, craqueler, crevasser ou s’ébouler. Un petit coup de peinture en surface et, il a fait beau, le touriste est venu et la vie était belle. On a mesuré en mètres carrés, comme dans la peinture en bâtiment. Compté en événements. Les chiffres sont certainement impressionnants. Tout le monde est content. Enfin, ceux qui ont été sur la photo du journal. Toi, ce que tu en penses…

Alors, on a bien ravalé la façade ?

On informe. Pour communiquer, on y pense demain ?

A Cimiez, le Festival de Jazz : Des coucis, des couças et des couci-couça. Des «yapludeJazz !» des «fauvivravecsontemps» et des «C’estmieuxcommeça». Discutez, discutez, ça ira mieux demain – si quelqu’un écoute. En la matière, assez fait l’âne, ce n’est pas moi qui irais mettre mon grain dans le son.

J’ai agité du vent, du brouillard à la gaffe. Pour gaffer, ça, je rends des points à chacun. Si je regarde le bleu de notre ciel, je vois un trou d’ozone : je veux bien ravauder, mais où l’aiguille de bonne taille et le fil de bonne couleur ? S.O.S. Qui répond ? Je suis myope, on me pique mes lunettes. Il pleuvait fort sur Brest ce jour-là, j’avais oublié mes parapluies à Cherbourg. Je vais voter, dans mon canton je désigne encore le perdant. Je boite, plus de béquilles en magasin. Quand je parle d’art, les marchands rigolent. Ça sert à quoi tout ça ? Et tu penses que je vais encore faire l’effort de penser ?

« Allons, mon Oncle ! » dit ma jeune nièce, « Ce n’est – qu’un début – continuons le – combat ! »

Tais-toi petite, ça ne me fait plus rire.

 

(Nice, Eté 2004)

(Repris dans « Aux jeunes singes qui apprennent…. »)

 

 

 

 

87.

 

Jeu m’emmêle (20)

Edwige Antier, Aldo Naouri, Marcel Rufo, Caroline Eliacheff, Jésus (mais oui), Régis Debray, Henri Atlan. Et les  PDS. Galerie Depardieu

 

J’ai rêvé que je dormais et des puces remuant leurs pattes ou par bonds montaient à l’assaut de mon lit, portant en cavaliers des virus fourchus. Les puces de Mac Luhan venaient sucer dans mes veines l’encre de Gutenberg. Cauchemar. L’ordinateur revanchard de « La Strada », depuis que j’ai publiquement préféré le papier au virtuel me sabote à la reconnaissance de texte : à la publication je « détends » les droits de l’Homme quand je les « défends », et le titre « L’amour de l’art » devient un énigmatique  « Famour de Fart ». Un coup de D.D.T. dans les narines que je vais lui mettre.

Sous l’entrée « La guerre des psys », titre inepte dans un magazine : « Halte aux psys réacs ! ». Aurait pu titrer, tout aussi nigaud : « Vivent les psys progressistes ! ». L’inconscient comme enjeu idéologique ? Du travail de journaliste, avec citations  hors contexte et interprétées comme positions morales. Edwige Antier, Aldo Naouri, Marcel Rufo passés en revue façon guillotine. Si j’en crois son entretien avec le N.O. (Anne Fohr ?) Madame Caroline Eliacheff est donc la détentrice unique de la Vérité et du Progrès. Comme jadis la Pravda du petit père des peuples. Je crois pas que maman Dolto aurait aimé, si j’ai bien entendu les heures de paroles que j’ai pu écouter. (Elle aussi on l'a dite réac !) Pour le peu que j’en sais de tout ça, la question serait : « Est-ce que ça fonctionne ? ». Alors, les querelles claniques… On va pas pour « Ça » tuer père et mère !

Plus loin, c’est moi qui me sens tout bête. Médiologue, quand j’étais étudiant, n’existait pas. Régis Debray à propos de « Jésus après Jésus » de Prieur et Mordillat à la télé (il y en avait des heures, et j’ai pu presque tout voir) dit des choses fondamentales, simples et claires, comme : « L’objet d’une transmission ne préexiste pas au processus de transmission. Le transport transforme. L’origine advient à la fin, et par elle. Notre milieu externe est en fait la matrice interne de nos innovations intellectuelles et morales ». Le lecteur se dit que c’est tellement évident qu’il aurait dû y penser. « Constat trivial, d’où la réflexion doit partir, au lieu de s’y arrêter. C’est toujours dans l’après coup que se fixe l’avant. La Genèse est le plus tardif des livres du Pentateuque et l’an I de l’ère chrétienne date du VI° siècle (Denys le Petit, mort en 530, ayant fixé la date de naissance de l’enfant-Dieu en l’an 752 du calendrier romain). Faut-il rappeler que saint Paul, prétendu fondateur, ignorait le dogme de la Trinité et attendait le retour du Christ de son vivant ? » Oui, faut me rappeler. Il y a des pans entiers de l’Histoire qui m’échappe. Pas vous ? C’est pas que j’aie oublié, mais je n’ai pas encore, moi, lu tous les livres.

Quant au philosophe biologiste Henri Atlan, m’écrase totalement. Lui aussi fait que je me crois intelligent pendant que je le lis, et bien sot lorsque je ne parviens pas à reconstituer son raisonnement. Que je suis une petite chose incapable de choisir entre un hasard ontologique et le déterminisme. Pile, hasard, face, déterminisme ? Sur mon bureau une vieille pièce d’un franc, et un euro presque neuf. Si je me sers de l’une ou de l’autre, le résultat en sera-t-il changé ? Le franc, pile. L’euro, face. Nous voici bien avancés. Mais si, mais si ! Puisque j’ai pu me poser librement la question du choix de choisir ou pas. C’est pourquoi régulièrement, je citoyenne, je vais voter : et, surprise, il m’est arrivé de gagner. Alors qu’au Loto…  « T’es pas drôle aujourd’hui, dit mon oncle, ça va me coûter un cachet d’aspirine… Et puis, rends-moi mon euro ». A propos des chroniques, mon oncle, on me dit « Ah ! Ah ! j’ai vu ton texte… » « j’ai bien rigolé », « c’était drôle », « je me suis marré ». Je croyais dire des choses, et me disent « Salut le clown ! ». Pauvre Chaplin de nous autres ! Tout ce qu’ils retiennent, c’est Charlot qui s’en va sur la route avec ses longues godasses en canard.

 Et le tragique ? Vous ne voyez pas le tragique ? Les PDS qui prolifèrent, par exemple. Vous savez pas lire PDS ? On avait les MST, la CSG, le HIV, la TVA, les microbes, les virus, les prions et autres bébêtes, et voici les PDS, qui s’écrit aussi PDS au singulier, oui : un PDS, des PDS. Partout il y en a, des PDS. Dans ce quartier, à l’école, dans la salle des mariages de la mairie, sur les autoroutes des vacances… Le PDS, c’est ce qui fait que ça craint, que ça tend et que ça craque. Ce qui demande des psychiatres, des analystes, des philosophes médiologues ou biologistes, peut-être aussi des éducateurs et des assistantes sociales, et puis des flics et des inspecteurs des impôts, des députés et des ministres, et accessoirement quelques citoyens pour faire la foule figurante comme dans les péplums hollywoodiens. Les PDS,  « Phénomènes De Société », quoi ! Ç’est pas rigolo, tonton ?

« Les riches heures de Nice » titre Le Point (24 juin 2004). Editorial gentil de Raoul Mille, belle interview plus doutante de Max Gallo. 58 pages qui montrent que Nice a un passé, mais pas d’avenir. Symptomatique : Alors que tous les musées modernes, (jusqu’à Cocteau à Menton !) sont présentés, le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain est absent. « Je te l’ai déjà dit, hurle en colère mon oncle (l’ex-rocker), les Niçois sont pas fichus d’être contemporains d’eux-mêmes ».

Christian Depardieu, lui, a le moral. Il ouvre au 64 bld Risso, face au Mamac, une galerie d’art contemporain, (du-qui-est-en-train-de-se-faire) avec Daniel Rothbart qui trouve la mer très bleue… Pomme, pomme, pomme, pom ! Tu vois, tonton, t’as pas toujours raison. Tant qu’il restera trois fous pour tenter l’aventure…

La Strada n°11, 5 juillet 2004

 

 

 

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Jeu m’emmêle (21)

Des murs. Des barrières. Du n’importe quoi ?

 Et puis Farhi, Rotella, les galeries Artsoum et P. Retelet.

 

Nice, ce soir on improvise. Pour cet été 2004 le mot d’ordre est « Droit dans le mur », qu’ils nous disent. Beau thème, le mur. Il y a de l’épaisseur dans le mur. Béton armé, vieilles pierres ? Des histoires, de l’Histoire dans une ville. Vous vous dites qu’ils préparent leur coup depuis des années comme Pignon-Ernest a traqué dans les rues de Naples d’an en an durant des mois et des mois, pour mûrir ses « suaires de papier ». Vous pensez qu’ils préparent depuis deux ans au moins les interventions. Ou bien, Niçois comme Pignon-Ernest, ils connaîtraient depuis toujours la ville. Mais rien. Ce soir, encore, on improvise.

Les murs en ville fendillent, craquèlent, crevassent ou s’éboulent ? Un petit coup de peinture en surface et, s’il fait beau, le touriste vient et la vie est belle. On va mesurer en mètres carrés, comme dans la peinture en bâtiment. Les chiffres seront impressionnants. Tout le monde sera content. Enfin, ceux qui seront sur la photo du journal. Toi, ce que tu en penses…

Le Mamac avec « Intra-Muros » est lui dans son rôle de musée, et produit pour l’occasion un bon catalogue, travaux en cours, aussi pédagogique que possible pour ce type d’exposition. Beau prétexte à rassembler une génération d’artistes dont les moindres sont estimables, certes, mais qui ont débarqué avec leurs produits en quits. Rien que du beau monde « international », comme disent les pseudos-critiques publicitaires pour galeries, et dont la cote s’énonce obligatoirement en dollars. Pour être objectif, j’avoue ma subjectivité : La plupart d’entre eux, aux concepts étriqués, des duchamps pour écoles maternelles, ne m’ont jamais intéressé. Benvoui, suis pas parfait. Inodores et sans saveurs, je les trouve. Versant positif : ce qu’on appelle une « belle » expo. Légèreté et sérénité. L’espace du musée n’a  jamais paru aussi clair, vaste et paisible. Mais trop de paix. Inscrit dans l’épaisseur des murs, un silence de cimetière où il n’y aurait même plus d’oiseaux. Si, tout de même un perroquet, un merle, une blanche mouette, une colombe ocrée et une autre grise, et puis un naturaliste qui observe : Bien que devenu un peu trop propret, Tony Cragg avec ses plastiques colorés ; et puis la pièce impeccable de B. Venet (recoupant étrangement, avec l’outil-œuvre, les travaux du Groupe 70 en ses débuts), la mer rêveuse de Ange Leccia, Richard Long peintre et Giovanni Anselmo qui empierre l’outremer… Et puis Buren, trop intelligent pour se laisser piéger dans le point fixe BMPT, qui transfère œuvre et regard, et observe l’Observatoire. Mais, pour l’ensemble, ce sont les murs du musée sur lesquels on accroche des œuvres ! Nos critiques auraient pu chercher, et tout proche auraient trouvé (Trop près ? Sont tous presbytes ? ) : par exemple le travail de Max Charvolen, qui modélise le bâti, en transpose l’espace et déploie les surfaces. Un vrai travail sur la matière et la vision, ce qu’on appelle bêtement art plastique, quoi. Trop compliqué ? Comprendront dans trente ans ? Et Martin Miguel, qui reconstruit dans un même mouvement le support mural et la couleur, les bois ou ferrures châssis et la toile béton, constituant une plus profonde et contemporaine nouvelle sorte de fresque, faudra un siècle pour l’apercevoir ? Et vous pouvez penser à d’autres, plus loin sans doute, hors des problématiques des années septante, hors ma vue peut-être ( Je suis myope encore pour quelques temps…). Prendre un tout petit risque, plutôt que nous donner (cachée dans un hôpital, c’est vrai !) la soixante-neuvième version d’un écrit bénique sur un mur. On t’aime bien, Bénito, mais ne te crois pas obligé d’être présent à tous les coups parce que c’est à Nice. Tu vas nous sortir des yeux, et pour finir n’être plus qu’une « petite gloire locale ». « Les Murs d’actualités » de l’Ecole Municipale d’Arts Plastiques ont plus de poids que les machins bidouillés conformistes, les peintures convenues moins de présence (si on les trouve !) que celles disparates que nous voyons depuis des années le long de la pénétrante.

Sur la Promenade des Anglais des sculptures de Jean-Claude Farhi : Comme pour les précédents artistes, le cadre est si beau et si vaste qu’il écrase les œuvres. Exposer sur la Prom’ sans aménager est une facile vraie fausse bonne idée. Dans une perspective de dix kilomètres, même la tour Eiffel semblerait petite. Seraient mieux, les Farhi, dans le jardin Albert 1er où la végétation remet la vision dans un rapport plus favorable. Quant aux barrières de bois brut qui « protègent » les sculptures et les dénaturent, c’est une présentation indigne, qui méprise artiste et public.

 A Vence, Château de Villeneuve, « L’élémentaire, le vital, l’énergie Arte Povera in Castello ». L’idée est bonne, mais le manque d’espace vital ne permet pas le déploiement nécessaire, même à l’élémentaire. Onze artistes sur ce terrain même pas de foot, pas de quoi gagner l’Euro. On y retrouve avec plaisir certaines pièces d’artistes mieux vus en monographies au Mamac, mais pour les non-spécialistes (la grande majorité du public, évidemment !) le total des fragments n’éclaire guère sur la diversité des démarches et donne l’impression que l’unité est dans le n’importe quoi. Ce qui n’est pas entièrement faux, dans l’Arte Povera comme dans tous les regroupements opportunistes on trouve à boire et à manger et, inévitablement, il y aura du déchet.

Jusqu’ici monomaniaque d’Arman, Artsoum art contemporain (11 rue Rivoli) expose le plus clean des Affichistes, le plus artificiel et le moins réaliste des Nouveaux-réalistes. Titre : « Mimmo Rotella fait son cinéma ». Il y a aussi les riches accrochages de la Galerie Pascal Retelet, à Saint-Paul. Est-ce que sur la Côte  le réseau marchand serait en voie de consolidation ?

Tonton (l’ex-rocker) râle, « qu’on dit n’importe quoi, que l’elvisse presselait il n’a rien inventé, que c’est bileux allez et que même avant dans le jazzeux tout ça existait. » Quand tu hurles avec l’accent, tonton,  je comprends rien à ce que tu dis ! « Normal, toujours l’âne pour le son ! Que je me répète, mais tu devrais faire un peu d’instruction… » J’y pense tonton, je lis sérieux et j’écoute des conférences, France Culture et Arte tous les jours,  mais que veux-tu, je ne suis que bac + cinquante, et j’avais pas l’option musique… ni, jusqu’en terminale, de tourne-disques.

La Strada n°12, 19 juillet 2004

 

 

 

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Jeu m’emmêle (22)

Ecritures et peintures, Fondation Maeght. Au Centre Joë Bousquet, B.Noël , G. Puel. Edward Hopper vu par mon cousin et Botho Strauss.

 

D’abord compléter ma précédente chronique. Promenade sur la Prom’. Parvis des Ponchettes, comme j’y étais invité par « CultureS nice » j’ai tenté de lutiner Alice en son mur. Si les bétons armés décoffrés de Pascal Josse ont une insolite présence, l’interactivité n’est pas flagrante. C’est joliment monotone. Expérimental par alibi technologique : aurait-on mobilisé la Nasa, ça nous fait de belles oreilles d’entendre encore du sable et de l’eau… Je constate que les sculptures de Farhi ont enfin été soclées de bois couleur bois et que leur rouille en est devenue mieux présentable. Quelques débiles à petits pois dans le citron et gros biceps (vu le poids des objets) ont tenté d’en jeter deux ou trois à la mer.  Puis-je, messieurs, me permettre de vous signaler qu’il y a des pratiques critiques de l’interactivité  plus nuancées ? Vrai qu’il est écrit : « Défense de monter sur le socle et la sculpture » à dix mètres du mur d’Alice sensé inviter au contraire. Même si technocrates vous méprisez les vieilleries symphoniques, faudrait accorder vos violons.

Il semblerait que, sœurs jumelles, écritures et peintures ne se quittent pas et se plaisent à partager leurs amants. Benvoui, ya plus d’morale ! Et moi-même… ne saurais dire quelle sœur je préfère. Réputation des artistes, d’être de grands libertins. Jamais su déterminer où exactement l’une finit et l’autre commence. Comme Léonard dans ses carnets. Et vous connaissez le journal de P. Klee ? Seraient siamoises, « écripeintes » ? Je passe moi de l’une à l’autre… Toutes libertés n’étant pas libertinage, n’oserez pas m’en faire reproches ! Ni à la Fondation Maeght qui pour fêter ses quarante ans se place sous le signe  « De l’écriture à la peinture ». Tout y est sage et bien rangé : Il s’agit d’abord de livres, et massivement plutôt datés du milieu vingtième, d’Apollinaire à Prévert, illustrés par les Matisse, Picasso, Braque, Miro, et autres (surtout ceux ayant travaillé  avec la galerie origine) entourés de peintures ou de sculptures sans rapport thématique. On a plaisir à revoir et tout de même un peu découvrir, mais l’ensemble est terriblement muséal, diablement « Historique ». Parti pris respectable. Mais, à partir des mêmes mots, on est loin de l’option Villa Arson « Les écritures dans la peinture » présentant en 1985, sous l’égide de Michel Butor, l’ébullition de l’art contemporain. Question d’option : espace d’art vivant dans sa première décennie, la Fondation a tourné au conservatoire muséal. Voilà comment on vieillit m’sieudam’. Bien, mais avec rides.

 Occasion de remuer ma bouquinerie. Des mois que je voulais parler des rencontres et publications du Centre Joë Bousquet et son Temps (53 rue de Verdun, 11000 Carcassonne). D’abord « Bernard Noël, écrire – voir » : réunies par René Piniès, les contributions à cet ouvrage accompagnaient l’exposition « Bernard Noël et la peinture » et la rencontre en novembre 2002 avec l’écrivain dans le cadre d’un cycle consacré aux relations entre écriture et création plastique. On connaît ses écrits à propos de peintres, célèbres, connus, ou moins connus : ouvrages sur Magritte, R. Varlez, Gustave Moreau, Matisse, Klasen, Debré, Franta, Plagnol, Fred Deux, Paul Quere, Sima, etc… Illustrations, et écrits souvent trop brefs parmi lesquels quelques pages de poèmes et un entretien de B. Noël (avec Jean Lissarague). Plus récent, (janvier 2004) « En chemin » pour Gaston Puel, avec une multitude d’illustrations et d’interventions à se perdre, et nous y aide l’absence de table des matières. Dans mon souvenir un texte : celui de Jean Le Gac (encore un «écripeintre » !) qui évoque la première rencontre émue avec le poète. Le Gac entre en seconde au lycée de Lavaur où Puel arrive pour enseigner. Il est des rencontres qui comptent… Le thème écriture et arts plastiques est passionnant et inépuisable : Michel Butor, dont Les mots dans la peinture (1969, Skira) fait encore référence, a été l’invité d’une précédente rencontre. D’autres confrontations suivront.

Mon cousin – pas le fils rocker de l’ex-rocker, l’autre, l’ex-pharmacien passé au commerce, celui qui fait dans la beauté (les produits de) pour le compte des laboratoires – m’écrit décousu de Londres : « Dès qu’on parle de peinture narrative, si le sujet est, la peinture est morte. Longs discours vides sur le vide. Nostalgie de la peinture d’histoire ? Et rien à dire. Hopper, ou les personnages sans caractères. Beau reflet d’un temps où les désirs sont effacés, où tout n’est que priorité aux apparences. Trop de décor enfouit l’humanité. Ce ne sont que des ombres de fantômes, des ombres de toiles qu’on aurait pu peindre. Rêve d’hôpital. Tout clean. Rien ne frémit. Absence dans le tableau de son objet : la peinture. Je me répète ? Hopper, l’un de ces peintres qui alimentent le commentaire des machines célibataires et causent du tilleul et de la madeleine mais ne sauraient infuser l’un ou confectionner l’autre. Ici comme souvent le discours sur l’anecdote se substitue aisément au rien à dire de l’œuvre. Déficience du peintre ou des commentateurs ? Quelquefois de l’un, aussi souvent des autres. Complaisances mondaines pour des peintres à la technique parfois remarquable, technocrates imagiers qui ne trouvent à quoi s’appliquer et permettent grâce à leur inconsistance tous les délires d’interprétation, pourvu qu’ils restent superficiels ». La critique, cousin, n’est jamais qu’un fard. Cosmétique, elle flatte ce qui est, invente ce qui devrait. Chaque génération possède ainsi son lot de peintres vides qu’elle adore meubler de ses médiocres fantasmes. Hasard objectif ? Je lis actuellement « Les erreurs du copiste » : « A la fin, Hopper n’a peint qu’un ou deux tableaux par an. Entre-temps il a vagabondé, est allé au cinéma, a torturé sa femme. Que peut faire un artiste vide sinon torturer l’être qu’il a à côté de lui ? » (Botho Strauss, Gallimard 2001). Moi, si par hypothèse j’étais artiste, et si j’étais vide, j’ai à côté quelques lectrices et lecteurs. Ma « raloire pérenne » est encore fertile : je les torture à coups de textes et… « Ce n’est qu’un début ! … ».

La Strada n° 13, 8 août 2004

 

 

 

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Jeu m’emmêle (23)

La « Ferme » boudeuse. Vus à la télé.

La dent d’or, ou la leçon de Fontenelle. Vive la poésie cynique.

 

            Un ami de longue date, Pierre-Jean Say, poète plus connu sous un autre nom, m’écrit depuis la Guadeloupe :

[16 juillet 2004. J’apprends avec quelque retard qu’une expédition savante d’écrivains va s’embarquer, sous la houlette de Edouard Glissant, à bord du trois-mâts « La Boudeuse », réplique exacte de celui de Bougainville (18e siècle). (« E.G. voyageur du tout-monde », Le Monde du 3 juillet). Choisis par le maître ils sont douze, dont notre Le Clézio et l’inévitable Velter, qui partent deux ans jusqu’aux antipodes rencontrer « les peuples de l’eau ». Gageons qu’avant leur arrivée en certains mouillages lointains de cette nouvelle circumnavigation, quelques-uns de leurs bons sauvages auront accédé à La Toile (la radio, ils l’ont déjà), devenus ainsi pires que leurs mygales les plus offensives. Au siècle dernier, quand je fus à Benjamin Constant (bassin de l’Amazone), on n’y pouvait aussi accéder que par l’aquatique, avant qu’une mauvaise piste pour coucous à hélices ne soit ouverte, grâce au concours occulte des trafiquants de peaux et des gardiens musclés de l’orthodoxie. Les amateurs de sensations fortes n’étaient pas privés de dessert puisque le retour vers la civilisation et ses bibliothèques se faisait à travers la « forêt de la pluie » des Indiens, dans une Land-Rover hurlant de toutes ses blessures, le long d’un interminable couloir ouvert à la hache, au coupe-coupe, à la tronçonneuse, plus glissant, plus sinueux qu’un serpent ivre. Revenant à nos marins up-to-date, je comprends qu’ils n’aient pas choisi, pour leur poétique voyage, « L’astrolabe » de la Pérouse ou l’un des vaisseaux de James Cook, tel celui (réplique exacte) que l’Australie vient d’envoyer aux Fêtes maritimes de Brest : les curiosités de la plume ne résistent pas aux tempêtes sanguinaires qui peuplent l’eau de gros poissons.]

Quel courage, mon cher C : s’absenter deux ans des médias, de la publication annuelle et de sa promotion ? A n’y pas croire ! Sauf si comme « la Ferme » munis de l’anachronique électrique ils émettent, depuis leur navire en bois et à voiles, alimenté par un bon diesel… Finalement « La Ferme » était une vue de hauts intellectuels. Concept : l’exploration en voyage organisé. Si nous vivons ici sans mystères un idéal paradis, faut bien chercher ailleurs l’« Adventure », non ? 

Jadis, être renommé s’entendait avoir quelques mérites. Etre célèbre, aujourd’hui, c’est « Vu à la télé » comme pour mieux vendre placardent sur certains articles usuels les grandes surfaces. On disposait de : connu, réputé, fameux, notoire, renommé, légendaire, illustre, immortel, populaire, mémorable, insigne, éminent, glorieux. On résume avec « génial ».  Un footballeur bon de la tête (tiens, c’est nouveau ! critères intellectuels dans le foot ?) un nouveau tire-bouchons, une bonne soirée, c’est « gé-ni-al ». C’est génial, point barre, qu’ils disent. Faut croire que point barre est mélioratif. En ce début de siècle, être connu ou célèbre (objet de célébrations ?) quels qu’en soient les motifs, est l’objectif en soi. Savoir naviguer. Il est connu (comme boxeur, truand ou acteur, peu importe), donc il est bon… comme peintre, chanteur, écrivain. Victoire par K.O. des processus publicitaires : j’achète parce que c’est bon puisque le nom (m’) est connu. Entre Landru et Fleming vous voyez la différence ? Oui, si j’écrivais leurs biographies, sûrement, je le désespère, un meilleur tirage pour Landru. « Literatosis », qu’examine Enrique Vila-Matas dans « Le mal de Montano » (Christian Bourgois éditeur), « Literatosis » ou maladie de la littérature « la plus mondaine et la plus niaise (…) depuis qu’écrire des romans est devenu le sport favori d’un nombre de gens frisant l’infini ; il est difficile pour un dilettante de construire des bâtiments ou de fabriquer au pied levé des bicyclettes (…) pourtant tout le monde absolument tout le monde se sent capable d’écrire un roman (…) a fini par porter grièvement préjudice aux lecteurs, plongés désormais dans une terrible confusion ». Sénèque disait que la célébrité est horrible, car elle dépend du jugement d’autrui. Vous voyez le rapport avec le paragraphe précédent j’espère ?

Bernard le Bovier de Fontenelle (1657-1757), homme plein de sa longue sagesse racontait qu’en 1593 le bruit courut qu’à un enfant de sept ans avait poussé une dent en or. Les doctes disputèrent à coup de longs et érudits ouvrages du naturel ou du miraculeux de cet événement. Un orfèvre finalement consulté trouva que la dent était habilement recouverte d’une feuille d’or. « Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause et passent par-dessus la vérité du fait ; mais nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. » Nos médias et politiques n’ont sans doute jamais lu Fontenelle qui font rapidement la guerre contre des armes inexistantes ou manipulés par une faible mythomane s’indignent vite et à contre temps : « On commença par faire des livres, puis on consulta l’orfèvre. » Le savoir est incertain, mais toujours plus sûr que le croire. Vous disent : avez vu, c’est écrit dans le journal. J’ai lu, Thomas, mais n’ai pas vu. Sans poésie, que comptent les mots? « Ah ! Greu ! Beurk ! Poésie ! » ricane l’oncle. Oui, du grec Poiein , « faire », Poëma, chose faite. Pas chanson rock, mon oncle, paroles citoyennes. Pas les mots vides petites phrases pour être dans le journal. Pas cent fois les mots kits « C’est loin chez vous, mais que c’est beau » (Bof ! je m’adresse à des ploucs.) Depuis des années je remarque, quasi-mécanique, que plus un périodique vire au conformisme, moins il fait place aux arts plastiques. Je mélange ? Arts plastiques, choses faites aussi ! Et l’ex-rocker : « De la place pour la poésie, non, mais tu rigoles ! Tu vois ma pub pour mes machins en kit, mes bidules en boîtes ou mes trucs en disquettes ou barquettes à côté d’un poème ! » Je verrais bien, moi, de la poésie dans l’édito, chant du sens pour se faire mieux comprendre. Poésie pour dire la vie comme elle va, poésie cynique quand le roi est nu, raconte n’importe quoi et prend nos citoyens pour ses sujets. Attention ! La Sécurité Sociale c’est de l’intendance nécessaire, mais pas de sécu pour les consciences. Ouvrez l’œil : la liberté de conscience, ils nous la croquent à coups de (vraies ou fausses) dents d’or.

La Strada n°14,  6 septembre 2004

 

 

 

91.

Jeu m’emmêle ( 24 )

Aloko, Alocco, et Gaston Kelman de Bourgogne.

Michel Pastoureau du bleu. J’apprends à lire.

 

          

Il porte un nom alsacien, se proclame Bourguignon, dit que sa fille est Parisienne. C’est son droit. Gaston Kelman proclame « Je suis noir et je n’aime pas le manioc » (Max Milo Editions, 2004). C’est son droit. Moi non plus, même noir comme un Polonais, je n’aime pas le manioc. Il ajoute « Je n’aime pas le plantain vert mais Alocco frit. » C’est son dr… Non ! Là, mec, tu pousses un peu. Tu vires anthropophage, Gaston ? Te suffit pas le sanglier de tes ancêtres Gaulois ? Oui, le Français, tes ancêtres, les tiens. Parce que les miens : du Grec ou de la mixture Gallo-romaine, mélangés d’Ostrogoths ou de Huns peut-être, allez savoir ! Mais lui ai rien fait, moi à Gaston! Et je te trouvais plutôt sympa Gaston, à la télé et à Nice sous la bâche torride du stand, au Festival du Livre. Lui aussi, free, il était, le Gaston. Free, si j’en crois aussi son bouquin plein d’humour bleu. Râle dru, parfois drôle :  « Alors mon brave, dit un officiel français à un émigré convalescent dans un hôpital de Bamako : toi content repartir en France regagner sous ! Toi faire quoi en France ? Je suis Professeur de littérature à la Sorbonne, monsieur ». Je rigole, mais je grogne si l’on écrit Alloco (N’est-ce pas Séonnet, Ben, et Arman ?..)  Et je sais que Le Pirée n’est pas un homme, et qu’il n’existait pas de Madeleine qui aurait été la copine de Proust. Façon de dire que je sais écrire aloko comme banane, avec un k comme Kanine, qui n’est pas une dent mais une presqu’île.

Pour en revenir au Gaston qui se dit Bourguignon bien qu’ayant un nom alsacien, faudrait trier dans le menu. L’éternel problème des essais polémiques : on y retrouve, inversés, les défauts de l’adversaire. Il analyse de façon souvent pertinente le racisme (trois types dit-il : diabolique, angélique, de stigmatisation et d’essentialisation) mais pousse parfois loin le bouchon quand il fait de tout comportement raciste un acte lucide et volontaire. Ainsi, il accuse les Français (s’accuse donc ?) d’avoir choisi les immigrés parmi les faibles et démunis qui auraient le plus de mal à s’intégrer. Mais qui accepte de s’expatrier en terrain hostile ? Pas ceux, comme un mécano, un instit, un commerçant, un cadre, qui sont installés dans leur culture, leur lieu et leur métier ! Je n’ose croire que, masochistes comme vous le savez, les Français se seraient créé en connaissance de cause de gros problèmes. Je vois tout cela fonctionner comme une grande machine dans laquelle presque personne (hors quelques machiavéliques VIP) ne choisit totalement son rôle, ici victime de l’un, et là souvent dans le même temps bourreau d’un(e) autre. Bien sûr, faut travailler à être lucide, à pouvoir n’accepter que des rôles choisis… Tu rêves ! C’est pas demain la veille… mais, pour faire, dans sa grande sagesse, l’humanité a encore quelques centaines ou dizaines de siècles devant elle. Peut-être… Peut-être car, dans sa grande folie, c’est chaque jour un peu moins sûr. Allez, folle sagesse, exerce-toi en lisant ce livre irritant. Courage Gaston, avec les congés payés et la canicule, nous finirons par avoir tous la bonne pigmentation. Ou des cancers. Hé oui ! l’humour bleu colle le blues. Et fait rire jaune…

Michel Pastoureau a lui aussi un problème de couleur. Avec le bleu. Non, mais non, il n’est pas bleu. Il explore en historien les couleurs et consacre au seul bleu un volume. Que j’en suis resté bleu d’apprendre que le bleu n’existait pas en occident jusqu’au treizième siècle. Bien sûr, voyaient le ciel comme nous, mais dans les textes pas de mot en grec, en latin, en français pour la couleur spécifique. Elle est désignée dans l’éventail des miels, ocres, bruns, jusqu’au violet. C’est culturel, le bleu n’intéresse pas : normal, c’était la couleur des barbares. Tiens, tiens. Comme quoi la culture obéit à une loi de relativité généralisée ou, dit autrement, le racisme conduit à l’aveuglement par le plus direct et banal chemin de la connerie. On peut lire le livre de Gaston Kelman comme une réflexion sur la culture, et celui de Michel Pastoureau comme une subtile analyse du racisme. Enfin, quoi, comme des écrits d’intellectuels, pas de candidats téléréalistes à la People’académie.

Ma petite-fille au téléphone : « Grand-père, je suis au C.P., j’apprends à lire ! » Je réponds : « Moi aussi, j’apprends à lire ». Ça la fait rire. Pourtant c’est vrai : apprendre à lire, ce n’est jamais fini … Mais aujourd’hui la vérité est explosive, de rire ou de colère. Voyez un certain Le Lay de TF1 et Coca-Cola. Pour une fois qu’il disait le vrai de sa pensée…

 

La Strada n°16, 4 octobre 2004

 

 

 

92.

 

Pour mémoire :

 

Ce jour de printemps où j’ai rencontré

Auguste Renoir

 

C’était une très jeune fille, rose et d’un blond vénitien auréolé de lumière. Assise à l’envers du banc, tournant le dos aux danseurs, elle me faisait face, le regard attentif, comme interrogateur. Un visage adolescent qui semblait exprimer la tendresse, un peu de désarroi peut-être – mais toute de clarté, alors qu’une femme plus sombre était debout derrière elle, penchée les bras appuyés à ses épaules, comme pour la rassurer, ou la livrer. L’épaisseur transparente de la lumière en faisait un être de rêve, plus proche de mes fantasmes que la petite jeune fille qui dans l’atelier de peinture de Thérèse Charbonnier m’intéressait assez pour que je tente d’en faire le portrait. Je ne sais quand j’ai eu sous les yeux cette reproduction impressionnante. Dans mon inconscience d’explorateur débutant j’ai négligé de noter le jour où j’ai rencontré Auguste Renoir. Une autre toile présentait une jeune femme nue dont le corps reflétait comme en un prisme explosé les éclats irréels d’une chair désirable et impossible. Incertitude du destin. Celle que nous retrouverions dans la prairie, où au piano, serait-elle la même, une semblable, une autre… Danserait-elle à Bougival ou à la ville ?

Jeune garçon qui vivait à Nice dans un milieu sans culture, je n’avais jamais visité d’autre musée que celui d’Histoire Naturelle : j’aimais, le long du Paillon où en ces temps fort lointains se tenait le marché « aux puces », à flâner et feuilleter des livres anciens. Ici était la frontière rarement franchie de mon vieux quartier populaire. Sans doute incité par notre professeur de sciences naturelles, surmontant ma timidité j’avais osé pénétrer l’ombre du musée Barla, découvrant champignons de plâtre, herbiers et (mais je l’ai peut-être rêvé ?) une momie de bébé.

Je crois me souvenir que j’ai rencontré Auguste Renoir un jour de printemps tout bleu où les feuilles des platanes laissaient jouer sur le trottoir des taches de soleil, dans l’un de ces tourniquets qui présentaient des cartes postales devant une librairie proche du Lycée Félix Faure. J’ai là découvert aussi dans cette même période Paul Klee et Frantisek Kupka qui m’intriguaient beaucoup, puis des artistes abstraits, mais c’est une autre histoire. Nous étions en un temps inimaginable où il était possible d’être bachelier sans avoir jamais entendu parler de peinture, et notre Lagarde et Michard dans les années cinquante était illustré totalement (ou presque ?) en noir et blanc. J’ai ensuite succombé à partir de ces cartes postales au terrible Musée Imaginaire de la peinture moderne et contemporaine… Terrible, car il donne l’illusion de connaître ce qu’on ne saura s’approprier progressivement qu’aux contacts d’œuvres en trois dimensions, avec leurs épaisseurs de bois, de textile, de couleurs, leur format spécifique et le corps à corps dans l’espace qui les sépare de nos rétines.

            Nous admirions beaucoup Madame Thérèse Charbonnier, une très gentille vieille dame (au moins à mes yeux d’adolescent) toujours vêtue d’un tailleur parme et coiffée d’un chapeau orné de fleurs ou de fruits. Avec Edouard Fer, ils étaient me semble-t-il en ces temps obscurs de désert culturel provincial les seuls artistes niçois vivants (hormis peut-être le Mossa conservateur du lieu) à figurer sur les cimaises du Musée des Beaux-Arts Jules Chéret. Un mur était consacré, à l’étage, tout au bout du couloir, à ses deux aquarelles et à je ne sais plus quelles œuvres du directeur de la Villa Thiole dont une peinture murale occupe toujours le fond de la bibliothèque Dubouchage. Notre professeur nous interdisait l’usage du noir, surtout pour les ombres. J’apprenais par la pratique qu’il y a des couleurs dans la couleur. Auguste Renoir et Paul Cézanne étaient nos modèles désignés. Nous n’aurions jamais osé aventurer nos figures du côté de Picasso, ou de Matisse dont pourtant le dessin me fascinait.

Je me souviens de deux conseils que donnait Thérèse Charbonnier, l’un que je n’ai appliqué qu’un temps : « Une œuvre n’est pas terminée tant que vous n’avez pas mis quelques touches de mauve » ; l’autre, qui a peut-être été fondateur en désignant symboliquement la liberté de l’artiste et que j’espère avoir suivi dans mon travail : si vous n’y arrivez pas avec le pinceau, faites-le avec le doigt… »

 

Nice, août 2004

 

Demandé par M.Gaudet, devait paraître dans

la revue des Amis du Musée Renoir( ? )

 

 

 

93.

 

Le mur et la liberté

 

Le 10 novembre 2004 se tenait dans l’auditorium du Mamac un colloque, dans le cadre de la saison  « Les murs, un autre regard », (6 mai-14 novembre 2004). François Barré (qui fut, entre autres, président du Centre Pompidou et directeur de la Délégation aux Arts Plastiques) examina, en l’opposant à l’opacité du mur, la notion trop commode de transparence. Pour Antoine Lazarus, professeur de santé publique à l’université de Bobigny, le mur est l’instrument qui sépare la société de ceux qu’elle juge déviants ou anormaux. Jacques Rigaud, conseiller d’Etat honoraire, qui a assumé l’installation du Musée d’Orsay, médité et écrit sur la tour « librairie » de Montaigne, et préside le centre culturel de rencontre de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, a fait de son parcours un récit depuis les murs matériels jusqu’à l’édifice spirituel. Denis Riout, professeur d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’université de Paris Panthéon-Sorbonne, analysa le rôle du mur cimaise, celui du Musée mais aussi des espaces extérieurs sur lesquels prennent places des peintres, des grapheurs ou des opérations directement publicitaires.

Le débat entre les intervenants (et quelques auditeurs) était fécond, bien que le temps disponible ne permette guère d’installer un échange construit. Le haut niveau et la diversité des communications ont fait regretter que ces réflexions nourries d’expériences n’aient pas été prévues en prélude à la programmation d’une opération éparpillée sur tout et n’importe quoi, l’étiquette donnée à chaque manifestation perdant trop souvent de vue la spécificité d’un thème trop vaste. Au point que, le colloque n’étant plus repéré comme un événement majeur, seule une petite poignée d’auditeurs vigilants a pu en bénéficier. Posé en préalable, ce colloque aurait sans doute permis de définir une démarche plus centrée, peut-être plus réduite, mais engageant une réflexion à plus long terme. Une fois encore on a pu constater la maladie de la culture niçoise d’être traversée de murs sans doute hérités d’une histoire longuement provinciale : notre toute jeune Université (comparée à celles d’Aix ou Montpellier, plusieurs fois centenaires !) vit dans ses citadelles dispersées, tandis que « en ville » chaque groupe ou courant de pensée s’applique à ignorer tout ce qui « autre » paraît échapper à son influence… Situation dont l’analyse mériterait à elle seule plusieurs journées de plusieurs colloques.

 

La Strada n°20, 6 décembre 2004

 

 

 

 

 

94.

 

Jeu m’emmêle (25)

Claudel. Radio poésie. Niagara de livres. Les Prix.

Gauchistes ?  Comme François Mauriac.

 

Claudel ? Paul ? Ah oui ! Le frère de Camille ?

Un critique dithyrambique (« La bible, coauteur Paul Claudel ») nous parle dévotement objectif du « plus grand génie du siècle écoulé » (Jacques Julliard, le N.O, 5 août 2004). D’un poète qui, comme Champollion la pierre de Rosette, découvre le 25 décembre 1886 le cinquième pilier de Notre-Dame. Quand grâce à La Strada je serai devenu riche, je m’offrirai une toise. Une spéciale, très chère, pas de celles prévues seulement pour les hommes grands qui s’arrêtent à deux mètres cinquante, non, une vraie, pour le moins en platine iridié, qui montera jusqu’au « coauteur ». Une comme en possèdent les critiques qui mesurent et tranchent avec assurance. Trancher est cruel, Docteur Guillotin, mais ça me fait rire. Rire jaune, bleu, vert, rouge, car j’en vois de toutes les couleurs. C’est quoi cette manie de classer ? Rencontrée au bon moment une page de leur cent huitième ou mille troisième, peut ouvrir votre horizon et vous aider un peu à vivre. Il y a des écrivains, il y a des peintres, il y a des musiciens, et puis des similis, écrivailleurs, barbouilleurs, exécuteurs… Ils se font plaisir ? Tant mieux pour eux. Qu’ils ne nous obligent pas à dire qu’on aime leur gloubiboulga.

Ne me dites pas encore, comme mon oncle l’ex-rocker : « Oh ! Toi… Tu n’aimes rien ni personne. » J’en ai aimé pour rêver, et d’autres pour penser. J’en aime, vers qui je reviens toujours. Davantage l’homme Montaigne que la pensée Pascal, si tu vois… Je ne déteste pas tout Claudel, mais je préfère souvent aux grands mots méprisants de l’intégriste ambassadeur un Marcel Proust plus naïf montrant en petits détails des réalités difficiles. Et même, en général, tant pis pour Destouches, Céline (Louis-Ferdinand) pataugeant désespérément dans sa gadoue. « Facile ! Tu choisis le pécheur plutôt que le saint ! » Sans doute. Question de proximité, je suppose. J’ai connu la boue du fantassin, jamais les ors de l’ambassade. Allez ! Tu ne vas pas me jeter le premier pavé ?

En 1962 ou 63 on m’a offert un disque, tu sais ma nièce, noir comme on faisait avant ta naissance : « Poètes du XXe siècle » FLD 163 30 cm M, Festival, dit par : Paul Fort, Cendrars, Supervielle, Reverdy, Eluard, Breton, Tzara, Char. Emouvant dix secondes, insupportables au-delà. (Echappaient à la corvée, interprété par R. Blin, Henri Michaux, qui « détestait sa voix », et S-J. Perse « à l’autre bout du monde », dit par M. Auclair) A la même époque j’écoutais « La Ralentie » d’Henri Michaux, (B.A.M. LD 037, un microsillon 33 tours 1/3 évidemment). Prodigieux enregistrement de Germaine Montero accompagnée d’un « bruitage musical » de Marcel van Thienen. Le travail de mise en voix et en espace sonore restitue au texte sa dynamique, son rythme : l’évidence du sens.

Un jour à Carros, après l’inauguration d’un théâtre Juliette Gréco en présence de l’artiste, à la fin du repas, André Verdet se lève pour dédier à la chanteuse l’un de ses poèmes. J’ai pensé plonger sous la table, feignant de chercher mes lunettes ou aller en cuisine féliciter le chef… André a dit son texte avec élan, certes maniéré, artificiel comme un artiste, mais comme un acteur qui a travaillé sa voix, son texte, et produit l’effet désiré.

Tu prends France Culture. A des heures différentes tu tombes sur quelqu’un qui dit un texte. Tu penses que cette personne a mal au ventre. Ou bien on lui fait des misères. Mais non, ce n’est qu’un poète radiophonique. Allez savoir pourquoi, ça se reconnaît au ton plaintif d’un qui porte toute la misère du monde. Pourtant, parlé simple et clair serait plus audible. Producteurs, productrices ! Protégez-nous de la diction médiatique, de l’addiction audiovisuelle, du « Poètes ! Nous ferons nous-mêmes ou personne. »

« Tontion » dit ma nièce qui mord dans son quatre heures, « ta vue croust, le n’y a guerre à oup, de livres de la ran, gloup, trée ? » Quelle guerre ? Partout des guerres ! Quels livres ? Parle pas la bouche pleine ! « Guerre ? glou, glou, glou (elle boit son soda) nettoie tes zoneilles !  Une écrivine parle du Niagara littéraire, glou, glou, glou, ump, de la rentrée ». Oui, je sais. J’ai lu : 661 livres de fiction et 700 essais… « Quoi, tout ça pendant les vacances ! t’es fort ! Gloup, gloup ! » (Le pan bagnat est englouti, ce ne peut donc être que des gloups d’admirative émotion). Mais non, suis pas un scanner. J’étais le 24 août dans un hôtel, à Moissac, et les pages littéraires du Figaro offert au petit déjeuner annonçaient l’habituel déluge d’octobre. J’ai apprécié : à l’unité près. 661. Cinq de plus, ça devenait diabolique. S’ajouteront les imprévus… S’ajoutera en cours d’année la production normale. Pauvres professionnels de la critique ! Vont devoir s’appuyer au moins douze ou quinze bouquins par jour s’ils veulent dégager week-ends et vacances. Après quoi, étonnez-vous qu’ils n’aient plus le temps de lire leurs articles avant de les signer… Devraient délocaliser, faire lire par téléphone ou sur Net au Maroc ou en Inde. Ils publieraient les comptes-rendus tels quels, dans l’écriture façon mode d’emploi : « Prendre livre débutant, tourner pages gauche et à droite, émotivement très bon style écriveur de novel. Recommandé pour distraitement le temps passer. » Allez, courage, voilà un métier d’avenir.

Chaque gros éditeur aura son Prix, acheté ce que coûte l’entretien d’une écurie : jeunes auteurs, vieux routiers, efficaces critiques mondains, prolifiques journaleux, sans compter les charmantes attachées de presse, et les commerciaux tellement intelligents du côté de la calculette. A supposer qu’ils aient écrit leurs 250 pages dans le bonheur, pour que ça marche les primés vont devoir commencer à payer leurs Prix sang et eau. C’est la règle du jeu, mon bon monsieur. Jamais dit le contraire, chère madame. Si la vie t’a donné les bonnes cartes, dépêche-toi d’engranger, un pli par-ci un pli là-bas – elle ne repasse pas, c’est de l’artificiel. Comme les Paradis. L’addiction. Tous les ans, re-belote.

Ma nièce : « Tonton, on m’a dit que toi et Michel Sajn êtes des gauchistes ! ». Rassure-toi, petite, de mon temps l’instit tapait sur les doigts si tu essayais d’écrire à main gauche. « Fais pas le con » qu’elle me dit, (Non, mais ! Et le respect alors ?) « Tu sais bien ! Ce-n’est-qu’un-début… Gauchistes comme 68, comme Mao, B.H.L., Sade, Bouvard, Pivot, Trotski, J-F.Kennedy, Marcuse, Sollers, comme Hô Chi Minh "qui apporte les lumières", quoi. ». Hein ? C’est quoi ce mesclun ? Et j’aurais une pensée fin de siècle ? (Dix-neuvième). Ou début de siècle ? (Vingtième). D’accord, j’avance avec ma bougie vacillante, mais dis-moi, tu me vois si vieux que ça ? Bon, on continue quand même ? (Dans le vingt-et-unième…) Boof ! A propos « D’un bloc-notes à l’autre, 1952-1969 » Jean-Claude Guillebaud titre : « Mauriac, vachard et gauchiste ». Gauchiste ! J’vous l’dis, François : La charité chrétienne fout le camp.

Ecrit en septembre 2004

 

 

 

 

95.

 

Journal de mes sabords

(Novembre 2004)

 

Titre

Oui, je change de titre. Sabords ? A bâbord (gauche) ou à tribord (droite), il y a des sabords : Ouvertures quadrangulaires dans la muraille d’un navire, les sabords servaient à aérer l’intérieur ou au passage de la volée des canons. Pas marin, mon oncle l’ex-rocker ignorait cette définition. Quand en concert il brisait de ses aussi habiles que délicats doigts de forgeron une corde de sa guitare, il hurlait : « Mille millions de violons ! ».

Frédéric Ferney

A la télé, Frédéric Ferney présentait l’émission littéraire consacrée ce samedi à des écrivains U.S. Dans ce même temps était organisé à Vincennes un Festival «América », où dit-il, pouvait se rencontrer une « Pléiades d’écrivains américains ». Un festival pour sept écrivains ? Ou bien Monsieur Ferney a perdu ses repères. Nous pardonnons. Non parce que selon ma tante Jeanne « il est tellement beau » (ce que disent toutes mes copines, ce qui m’agace davantage) mais parce qu’il choisit mieux que d’autres ses invités pour leurs qualités d’écrivain. Et puis, depuis la rentrée, il s’est attribué une collaboratrice, Géraldine. Elle est fort mignonne, tu ne trouves pas, ma Jeanne ?

Des journalistes qui locutent comme des clowns

            Sur Inter une philosophe commente la mort de Derrida : « Derrida est le plus grand philosophe vivant ». Ah oui ? Moi je croyais que ce sera Socrate ! On revoit ses conjugaisons, Madame ? Encore à la radio, j’entends : «Deux étages qui se superposent l’un sur l’autre ». Sait-on ! l’architecte contemporain serait fichu de vous situer les deux au même niveau… Un autre : « Les enquêteurs privilégient toutes les pistes ». Au secours ! Je ne comprends plus le français ! Pas un jour sans qu’un présentateur ne dise un mot pour un autre, exprimant souvent le contraire de ce que nous comprenons grâce au contexte. Quant aux invités… J’en ai vu des graves en secteur variété qui enfilent les clichés et trahissent à chaque mot un niveau mental frisant le coma. Je ne déplore pas le néo-français, trop souvent récitatif il est vrai, mais légitime quand il permet au locuteur de locuter éloquemment en apportant quelques nuances.

J’ai vu un jour Christine Ockrent bondir sur son tabouret, jetant le fameux « Ce serait la faute aux journalistes ? » toujours culpabilisant et toujours disponible des toujours par principe innocents. Comme si ceux de tous bords qui font leur métier avec intelligence et honnêteté devaient systématiquement défendre les quatre vingt pour cent (estimation gentille) qui panurgent et girouettent au jour le jour, se permettant, alors qu’ils ne comprennent pas toujours les phrases qu’ils prononcent, des propos péremptoires au sujet de « politiques » élus (hommes ou femmes, bien entendu) qui, eux, assument devant l’électeur en démocrates la cohérence et les variations de leurs pensées. Des causeurs à qui souvent (pourtant tous comptes faits pas tellement exigeante) l’Education Nationale a refusé de confier trente élèves, et qui soudain s’adressent avec arrogance à des millions de citoyens et leur font la leçon. D’ailleurs, en général, adorent s’en prendre aux enseignants, à cette école qui n’a jamais fait son boulot, n’en sont-ils pas les preuves vivantes ? « Jalousie de rivale ? » suggérait Guitry de l’Eglise condamnant le Théâtre. D’accord, je dis n’importe quoi : Ces bavards ne s’adressent pas aux citoyens. Seulement à des téléspectateurs. Téléspectateurs plus qu’auditeurs, car vous avez remarqué je suppose ? Faire le clown est tellement plus difficile à la radio ! J’ai dit clown ? Que les clowns me pardonnent. J’ai bêtement panurgé dans un cliché… Mûr bientôt pour la télé !

            Publications S.D.F

Puisque nous sommes sur les ondes, restons-y. Un entretien concernant « Homéopathes sans frontières ». L’association reçoit évidemment des dons. En fin d’émission on nous propose du bègue troidoublevé et de l’imaile. Aujourd’hui c’est ADLS 2 Ultra Haute Définition. En une seconde ce qu’avant vous enregistriez d’images en 30 minutes. Allez-y les pirates ! Je ne m’en imêle pas, heureusement car, avec les néo-virus, je serais hanté comme un vieux château d’Ecosse. Pas de courriel, mais du courrier. Même que mon préposé me traite d’homme de lettres et se plaint que je le surcharge ! (Courrier des lecteurs : faudra que j’y revienne) Le courrier, « ça m’suffit » comme il sera écrit sur le portail de mes dix pièces atelier jardin piscine avec vue sur mer… On peut toujours rêver, non ? Mais revenons sur terre. Moi qui économise trois ronds pour mes bonnes œuvres, qui comme deux tiers des Français n’ai pas les moyens de m’offrir l’ordinateur et les abonnements pour presque rien, et les téléphones presque gratuits et jamais en panne, j’attends l’adresse postale pour envoyer mon chèque. Avec un timbre rouge, à 50 centimes, pressé que ça arrive. J’attends encore. Même les éditeurs, dans leurs bouquins, et les gazettes et magazines n’indiquent plus les B.(oîtes) P.(ostales). Sont tous S.D.F. ou quoi ? Quand vous en trouvez une, elle est précédée de la mention : pour abonnements. Si même eux n’ont plus confiance en l’écrit, ( sauf signature sur le chèque) plaignez-vous que les périodiques aient de moins en moins de lecteurs.

Tous champions du monde

            J’entends que vient d’avoir lieu le championnat du monde de lancer de portables. Il y avait les champions du monde de belote, de pilou, de pêche à la ligne, de dominos, de billes, que sais-je encore ? On restait dans la tradition. Mais chacun veut être champion. Cracheurs de pépins de pastèque, de noyaux de cerises, mangeurs d’œufs durs… Tous les ans se créent de nouvelles disciplines. Nous avons en famille imaginé la « Fédération des Points sur les i ». Ecrire un texte en un temps donné contenant le plus possible de points sur les i. Trois participants, trois champions du monde. Des Débutants pour ma petite fille, des Juniors pour ma nièce et des Seniors pour moi. Comme me l’a promis Andy Warhol, j’aurais peut-être droit à cinq minutes à la T.V. : FR3 Côte d’Azur ? Même pas Canal 40 ? La vidéosurveillance de l’immeuble alors ? Vite ! car si la discipline menace de devenir « Olympique » va être difficile de rester champion. (Discipline et difficile sont deux mots à trois points pour Points sur les i !) Veulent tous devenir. Normal. Mais devenir quelque chose de façon évidente, starifiée et tarifée : Le plus génial, le plus généreux, le meilleur copain ou le plus meilleur des meilleurs, ou encore, plus discrètement, le plus malfaisant. Mon regretté collègue Stendhal disait : « Ce n’est pas d’être riche qui fait le bonheur, c’est de le devenir ». Ah ! Ah ! Ah ! Je ris ! Que de bonheur en perspective en ce domaine où tout me reste à faire !

« Riche ? Serait temps d’y penser ! » dit ma nièce. Elle rit. Pourquoi ? Je me le demande. Ah ? Parce que « il faut y penser » ? « Oui, si possible ne penser qu’à ça » dit-elle. Alors, évidemment, j’ai peu de chances…

NP

 

 

96.

 

Journal de mes sabords

(décembre 2004)

Ouvertures quadrangulaires dans le muraille d’un navire,

les sabords servaient à aérer l’intérieur

ou au passage de la volée des canons

 

Un peu du courrier

Monsieur John C. de N.Y City m’écrit à propos de La Strada du 2 novembre : « Bravo pour vos titres : Underdone festival, Skate BMX, Festival Rock-metal-punk, Kool shen stranglers, Freestival, Free style…  Pour faire jeunes 1960, vous que tempes blanchissantes ? Pourquoi j’ai gaspil ma temps pour le français apprend ? Pourquoi non les articles aussi american ? » Ché pas. On n’sais pas, j’crois, writer angliche chez les Routards.

            D’une Mlle Astrid H. (de Lund, Suède) qui découvre la France : « Les éditoriaux qui s’accrochent au Buisson (George) ça commence à bien faire. Le dirlo, y serait tombé amoureux du doublevous ? Va pas nous la ramener quatre ans avec ? Vu qu’en huit années de pouvoir, sera devenu George Tree, et les américains sous son influence auront fini par remonter dans l’arbre, sauf ceux que les gentils Iraquois auront mis dedans. Oui, pas Iroquois (indiens américains): Iraquois… (ou Irakois ?) »

            Fluxus encore

Annie Vautier prend la mouche. Plus d’un an après elle me transmet par la Poste une protestation (dans le même temps, à ce qu’on me dit, rendu public par le courriel  torrentiel de Ben à ses « abonnés »). A propos d’un « Jeu m’emmêle » disputant des 40 ans de Fluxus à Nice (sept 2003, La Strada n°43). Il se trouve que, sollicité par une revue universitaire qui prépare un numéro Fluxus en France, je terminais la rédaction d’un long article. Pour vérifier quelques détails objectifs (dates, lieux, noms) je me plonge dans de gros catalogues de manifestations prestigieuses que (la fortune muséale de Fluxus ne me concernant guère) je n’avais jamais consultés : Je découvre un entretien de Ben avec Michel Giroud (catalogue Hors Limites, Centre Georges Pompidou, 1994) dans lequel Ben exprime en général, mais en plus  sévère et plus violent, ce que je disais de façon circonstancielle. Tout sur le ton – je cite : «…une expo qui vient trente ans après? Ce ne peut qu’être pitoyable ! ». J’espère qu’Annie voudra bien reprocher à son mari de m’avoir devancé dans la critique. Concordance de points des vues sans surprise puisque de 1958 à 1970 Ben et moi avons beaucoup échangé, beaucoup réfléchi, et beaucoup agité et disputé ensemble. Annie aurait dû savoir : d’avoir été la seule femme de l’Ecole de Nice, et sans doute une des inventrices du Field Art en exposant ses Field-Works de plantes grasses ou vertes au temps héroïque du Théâtre Total, de Fluxus et du Laboratoire 32, avant 1974, quand l’Ecole de Nice pouvait exister encore.

 Retour aux vieux bouquins

Puisque nous sommes dans les vieilleries, continuons. A cause peut-être d’une année Polonaise (Non? J’ai mal entendu ? ) je me plonge dans les rayons poussières. « Ferdydurke ». Vous mettez une dose de « Les Caves du Vatican » grand cru André Gide, une rasade de « Les Copains » production exceptionnelle Jules Romain, une part copieuse de « Le Château » élevé par F. Kafka, peut-être un zeste de « Nausée », mais de l’intelligente, du temps ou Sartre avait un cerveau et, pas encore atteint par la drogue idéologique proliférante, s’en servait. Vous faites tourner le tout à l’aigre et vous obtenez le cocktail « Ferdydurke », breuvage facile comme en août un rosé de Provence trop frais, traître, et boum badaboum, que pour en penser quoi que ce soit, vous pouvez même il me semble penser n’importe quoi. Carnavalesque, peut-être ? Mais jamais avec le poids symbolique qui donnerait sens jusqu’aux détails. Avec Witold Gombrowicz on va du N au S ou de L’O à L’E. et réciproque. On joue le sens aux dés. M’avait agacé jadis à parution. Il y a un truc, m’agace toujours, ça accroche, mais que c’est raz, que c’est gazon, que c’est crottes de bique. Pour son compte, Gide parlait de « Sottie » je crois. Disait aussi (Souvenirs de Cour d’Assise, me semble?) « Tout comprendre, c’est tout pardonner ». C’est trop gentil. On fait comme « si de rien n’était ». (Avez remarquez ? L’expression revient à la mode).

Autre vieillerie : Mario de Andrade, « Aimer, verbe intransitif », paru en 1927, au Brésil, en portugais de Sao Paulo. Plein de malice, et pourtant dans sa critique sociale acide, n’est pas sans tendresse pour des personnages pas toujours très sympathiques. Sont tellement humains dans leurs faiblesses. Et chemin faisant, l’écrivain intervenant comme auteur, une réflexion sur l’écriture et sur la forme « roman » qui aurait il y quelques années seulement été qualifiée d’actuelle. Pas facile d’être écrivain. Difficile de le rester. Le temps use. C’est son boulot, sans doute ?

 

 

Façons de voir

Terminons sur la plus légère gondole des lunes de miel. « Contre Venise » de Régis Debray. « Tout le monde aime Venise, mais chacun aime Venise pour ne pas être comme tout le monde ». Quelques années qu’il a été publié, mais tout frais à la lecture. Faut dire, comparé aux égouts de Venise, facile d’être frais comme un gardon. « Fréquenter là, et en causer, c’est grand standing ». Venise est un original parfait, mais tiré chaque année à quelques millions d’exemplaires, signés de tous les noms, selon souhait : « De Commynes à la Princesse des Ursins, de Pétrarque à Anne de Noailles » On pourrait ajouter, plus bas de gamme, de Cocteau à B.H.L.  Ou Sollers, amant outragé qui sort un bouquin pour défendre la vertu outragée de sa coulante maîtresse. Défend sa soupe, bien qu’il soit très très loin de solliciter les « restos du cœur ». Dit que, Régis, ce trouble fête, n’est pas de son monde. Inutile de préciser, on voit à lire une seule page qu’ils n’ont pas le même vécu. Ça me fait penser à ce médecin qui de mon jeune temps, quand je raclais les fonds de tiroirs pour acheter toiles et couleurs, me disais : « Vous n’avez pas visitez l’Inde ? Il faut, c’est magnifique… ». J’ai eu beaucoup de mal pour aller jusqu’à Florence. Ne vivons pas le même monde, d’où troubles de la vision.

NP

 

Nice. 130 pages, 15 euros. Revue NU(e), 15 euros le numéro.

 

 

 

 

     

c