Alocco.com

 
 

 

 

2005


97.

Journal de mes sabords
(Hiver 2005)


Ouvertures quadrangulaires dans la muraille d’un navire,
les sabords servaient à aérer l’intérieur
ou au passage de la volée des canons


On en remet une couche
Au Mamac, expo Alain Jacquet. Camouflages, de peintures. Trames, d’imprimerie. Jeux aux et sur les limites de la figuration. Des préoccupations et une exécution ancrées dans leur temps. Le temps passe… En 1972 nous figurions tous deux dans « Aspects de l’Avant-garde en France » (une sélection de Catherine Millet), au Théâtre de Nice, seul lieu institutionnel qui, grâce à l’ouverture de Gabriel Monnet, voulait bien à l’époque recevoir une telle exposition. Figuraient : J. Le Gac que nous avons vu et voyons à Vence, à Cannes ; Ben, Martin Barré, Christian Boltanski, Jean Dupuy, Robert Filliou, J.M Sanejouand, Bernar Venet, Martial Raysse, G. Titus-Carmel et Claude Viallat. Avec le recul, la sélection de l’alors toute jeune critique parait assez lucide… Plus lucide, en tous cas, que les choix contemporains de la majorité de ses confrères. En 1974, chargé avec R. Monticelli de la sélection, nous étions peut-être un peu moins pertinents mais, pour notre défense, nous prenions le risque d’inviter des artistes plus jeunes : les cinq du Groupe 70, Chacallis, Charvolen, V. Isnard, Maccaferri, Miguel. Jean Mazeaufroid (du Groupe Textruction), J-F Bory, H. Fischer, R. Flexner, J. Gerz, Journiac, Annette Messager, Gina Pane, J-P. Pincemin, Jacques Pineau, Thénot, Touzenis. Des ensembles sans doute discutés mais significatifs de la création en marche à l’époque. Aujourd’hui, on aimerait discuter d’un choix 2005.
Ceci explique peut-être que j’ai apprécié que soient exposés cet hiver quelques-uns des nouveaux artistes du cru, qu’il aurait été plus productif de voir confrontés à des pairs extérieurs. Pas suffisant pour juger de l’importance des œuvres mais, Galerie des Ponchettes, presque tout indiquait un vrai travail. Dommage qu’aucun document de pédagogie élémentaire ne soit mis à disposition du public pour situer chaque démarche. Pas convaincantes les coproductions de deux jeunes artistes (C. Lemesle et J-Ph. Roubaud) avec G. Pistner aux galeries du Château et Jean Renoir, où Pistner (invitante à Nüremberg, mais d’une autre génération) phagocytait largement ses complices. La Station, qui dément son nom, remuait et se déplaçait dans Nice mais aussi à Marseille, Galerie Friche de la Belle de Mai. R.A.S. – Etat stationnaire. Donc ça travaille, il y a à montrer.
Villa Arson, c’était pas terrible, plutôt pire. « C’est pas possible ! », vous me direz. Mais oui, que c’était possible. Le plus pire du pire du conformisme académique. On va chercher loin (Los Angeles et Berlin) des exemples de banalités anecdotiques d’une platitude picturale exceptionnelle. A côté, Véronique Boudier qui vient aussi de loin, (Châteauvillain, du côté de Tours, si vous voyez) c’est pas si vilain. Un peu décousu. Une intrigante boule de caillou et de (faux) diamants, des portraits chanteurs, des ombres de danseuses dansant… de l’écriture sur des murs. Un mou interrogatif dans les jointures. Peut-être l’occasion d’une vitrine exceptionnelle pousse-t-elle à tout montrer d’un seul coup au lieu de développer ? L’angoissant « Syndrome des miettes » qui atteint beaucoup de jeunes artistes – savent plus où ils en sont. Les autres, Marcel Duchamp en aurait mal à ses rétines. Ce n’est pas que même en peinture les Marcel soient contre le rétinien, mais faudrait qu’il ne soit pas que rétinien. Alors, grand-père, où est la faille ? Artistes, organisateurs ? On a connu aussi l’académisme dans le milieu du vingtième siècle, et avant, et après…Vrai, fillette. Suffit que, hors quelques rares points de résistance, l’incompétence artistique des marchands au critère étalon dollars domine la petite compétence d’institutionnels frileux et satisfaits… et hop !
Poste-scriptoume :
Pour « Syndrome des miettes », ne cherchez pas. Je viens de découvrir. J’en reparlerai et, si vous n’avez pas encore saisi, vous comprendrez à l’usage.

Paru dans Art Jonction n°51 Juin 2005


98.


Quelques livres d’ici.

Les Niçois publient. En quelques mois, me sont parvenus de Paris trois ouvrages. Premier arrivé, « Le mouvement des nuages » d’Anne Gérard, publié par Belem éditions dans une collection à l’intitulé significatif et sympathique : « Prémices ». Connue comme plasticienne, A. Gérard avait déjà donné d’intéressants livres pour enfants (Ed. Ricochet). Le secret de famille n’est pas un thème bien original, mais une écriture simple et directe donne à ce récit bien construit un ton efficace d’authenticité.
La même collection offre aujourd’hui « Les Moulins » de Sophie Braganti. Autour d’une fillette en son miroir-souvenir (l’auteur), plus qu’image d’un quartier périphérique niçois, une série de portraits d’enfants de déjà jadis. Le style, déchiré, oscille entre la raideur technique et l’oralité ordinaire. Parfois quelque chose se dessine, bien que l’écriture en notations sonne un peu apprêtée et que les personnages en restent plutôt transparents.
Avec Michel Séonnet qui, dans la maîtrise parfaite de son propos sur le métier plusieurs fois déjà a remis son ouvrage, nous sommes sur un autre registre. Dans « Nice, le bleu du galet » (Editions Point de Mire, 2004) M. Séonnet donnait une petite musique de réconciliation amoureuse avec sa ville natale. « La chambre obscure « (Gallimard, 2000) et « Sans autre guide ni lumière » (Gallimard, 2002) annonçaient par leurs titres un ton plus nocturne. Son récent « Le pas de l’âne » (Gallimard, 2005) « indique le mouvement de l’écriture elle-même », nous dit-on. Il est vrai que, classique et ponctuée «ma non troppo», l’écriture est d’une clarté qui répond aux lumières crues des paysages et sied aux solitudes désespérantes de personnages « accumulations de faits divers misérables » croisés en un parcours que symbolise « le pas de l’âne », ou périlleux sentier muletier. Etre passé par ce chemin d’ombres ne rend par forcément plus optimiste, mais peut-être plus attentif à quelques réalités voilées.
Paru (amputé du 1er paragraphe) dans le n° 51 d’Art Jonction été 2005






98 bis


Témoignage désespérément subjectif (sur Fuxus)
Où « avoir été » n’est pas « être » quand on veut trop « avoir »


Il résulte de ma spécialité (d’avoir été et d’être le contestataire marginal de mouvements contestataires marginaux) que tout ceci n’est que témoignage engagé[1], contestable à l’égal de tout témoignage.
« Fluxus, the most radical and experimental art movement of the sixties » écrivait Harry Ruhé[2]. Le fluxacteur des années soixante était sans boussole créateur de flux, chose sans mots pour la dire et, provisoirement, sans nom. Hugo aurait dit « une force qui va ». Au cœur du siècle dernier nous n’avions plus dix sept ans et n’étions pas sérieux pour autant, croyant apercevoir, cauchemars format Lagarde et Michard, Arthur d’Abyssinie Académicien et Breton André en très respectable vieux monsieur qui joue aux billes avec des haricots, momifiés tels des félibres récitant du Lautréamont-Mistral désormais élu terminus de la littérature. Ainsi les pitoyables[3] fluxacteurs qui en 2004, quarante ans après persistent…

Fluxus Nice et retour
En 1958 Ben ouvre à Nice sa boutique Laboratoire 32 – devenue plus tard Galerie Ben Doute de Tout. Ce sera le lieu central de Fluxus en France avec, entre 1965 et 1968, La Cédille qui sourit à Villefranche-sur-Mer. C’est à cet endroit que presque tous ceux qui sont alors « en recherche » se rencontreront ou se croiseront, s’intéressant à Fluxus de près ou de loin : Gens de théâtre, plasticiens, et aussi ceux dont les premiers textes s’écrivent ou se publient en ces années, comme Daniel Biga, Jean-Marie Le Clézio ou Michel Vachey. (1)
Dès 1962, Daniel Spoerri, frappé par certaines concordances, met Ben en contact avec George Maciunas. Au Festival des Misfits, à Londres, il rencontre aussi Robin Page, Arthur Koepke, Emmet Williams et Robert Filliou. Avec son Théâtre Total Ben va désormais défendre, souvent dans des versions très personnelles, les positions de Fluxus. D’autres niçois trouveront dans cet apport extérieur matière à leurs propres expressions. Dès juillet 1963, George Maciunas et Ben organisent à Nice le premier des Concerts Fluxus niçois. Puis d’autres (Dick Higgins, Alison Knowles…) enrichiront aux passages les perspectives Fluxus, tandis que Georges Brecht, Donna Brewer, Robert Filliou et Marianne Staffeldt, rejoint un temps par Joe Jones, animeront à Villefranche La Cédille qui sourit. La démarche Fluxus apparaîtra alors dans toute sa complexité et dans la variété de ses options. Quelques exécutants, autour du Théâtre Total, apporteront aux concerts Fluxus la marque de leurs personnalités, souvent très fortes (Piétro Paoli, Pontani, D. Gobert…) Mais les artistes qui, à Nice, se reconnaîtront au moins un temps dans l’esprit Fluxus et proposeront des œuvres (Events, objets, etc…) resteront un tout petit nombre. Leur position est difficile, totalement marginalisée : en France aucun critique ne prend sérieusement en compte ces activités, et Fluxus y reste typiquement niçois. Rien de bien notable à Paris où un concert initié par Maciunas tombe dans le vide total et une proposition (visite en bus de Paris) par Robert Filliou et Benjamin Patterson reste confidentielle. Le recensement auquel se livre Maciunas, coordinateur et éditeur du mouvement, (dans Fluxfest en 1966) en établissant le diagramme des artistes Fluxus dans l’art contemporain (32 artistes seulement y sont alors reconnus Fluxus) confirme leur isolement. Neuf groupes sont en activité : à New York, San Francisco, Los Angeles, Boulder (Colorado) Copenhague, Prague, Okayama, Tokyo et Nice. Ce qui autorise Ben à déclarer que pour Fluxus « Nice a joué un rôle beaucoup plus important que Paris où, il faut le reconnaître, par rapport à Nice il ne s’est rien passé. » Le programme du concert donné à l’Artistique (Nice) le 29 octobre 1966 mentionnait tous les « Fluxus » niçois si n’y manquait Serge Oldenbourg (Serge III) qui, parti à Prague pour donner avec Ben et Milan Knizak une série de concerts, fut « retenu » en Tchécoslovaquie pour d’autres « interprétations »(2)… On y retrouve Ben, Annie, Alocco, Bozzi, Erebo. Mais ils sont évidemment bien plus nombreux ceux qui, à Nice, ont été influencés ou ont tenté un jour une expérience dans le contexte des manifestations Fluxus.
On a souvent tendance à réduire Fluxus aux concerts, qui en sont, il est vrai, pour la mise en scène des Events (ou événements) l’aspect le plus fortement apparent et caractéristique. Cependant Fluxus, qui cultivait le mélange des genres, se manifestait sous des formes diverses. Il est très présent dans les textes et des « propositions » dans des publications – sous l’aspect le plus souvent de revues collectives ou de recueils de travaux, comme dans les Tout et Fourre-Tout édité par Ben, avec de nombreuses participations locales et internationales qui débordent souvent largement le cadre Fluxus (3). La conception d’affiches et d’invitations sera marquée par son style. On peut noter aussi une forte participation Fluxus dans l’organisation d’expositions-manifestations collectives comme Le litre de Var rouge supérieur coûte 1F60, Le Verre et l’Assiette, Le Hall des remises en questions dont les documents portent trace, ainsi que certaines expositions personnelles (Ben à La Cédille, Erébo, Bozzi, Alocco à Ben Doute de Tout).
Fluxus, c’est aussi le Mail Art (Envoi par poste). Ray Johnson en fut l’initiateur ; il en fit systématiquement un moyen de production (4). L’Envoi par Poste était bien adapté à Fluxus dans la mesure où la tournure d’esprit et l’attitude prévalaient sur l’apparence et l’objectivation, le concept sur la technique d’exécution. (Les Mal-fait, Non-fait, de R. Filliou sont significatifs de ces « valeurs » Fluxus). La dispersion à travers le monde des individus et des petits groupe Fluxus, ainsi que son fonctionnement en un réseau informel et ouvert, privilégiaient également cette forme de communication dans laquelle le moyen conditionne la réalisation, tout en laissant une liberté extrême de l’expression quant aux modalités et au sens. Contrairement à ce qui s’est pratiqué à partir des années soixante-dix, il s’agissait surtout d’échanges d’artiste à artiste(s), l’envoi étant le plus souvent personnalisé, ou bien limité à un nombre de correspondants très choisis qui étaient susceptibles de répondre par la même voie. Aujourd’hui encore nous sommes sollicités pour participer à des expositions sur un thème par envoi postal, mais cette formule, si elle informe une exposition, n’établit pas une communication induisant des échanges, les transmissions, les retours modifiés et surprenants qu’elle suscitait dans sa forme première.
Nice, avril 1989

5. Pour plus d’informations sur Fluxus et autres, à Nice, on peut consulter : Fluxus International and C° (Musée de Nice, 1979) - A propos de Nice (Centre Georges Pompidou, 1977) qui donne la version de Ben - Nice à Berlin (DAAD Berlin et Musées de Nice 1980)
Pour l’ensemble de Fluxus :
Fluxus – the most radical and experimental art movement of the sixties, par Harry Ruhé (éditions « A », Amsterdam). Les divers articles de Charles Dreyfus et ceux de Michel Giroud, dans la revue Kanal. Le catalogue de l’exposition « Fluxus » à Paris, en juin 1989 , sous la responsabilité de Charles Dreyfus (Galerie 1900/2000 et Galerie du Génie). Le Fluxus Codex de la collection Fluxus de Gilbert et Lila Silberman (Jon Hendricks, Détroit, Michigan and H.N. Abrams Inc. Publishers, New York) Introduction Pincus-Witten.
6. Journal de Prison, Serge III Oldenbourg, Ed. Sop’ag, Le Muy.
7. A noter aussi le n° 11/12 (été 1965) de la revue Identités avec un long entretien de George Brecht avec Ben et Alocco, repris des années plus tard part Flash art et Art Press. Egalement le n° 13/14 (printemps 1966) de Identités au sommaire duquel on trouve : J. Cage, Ben, Chiari, Al Hansen, D. Higgins, M.Knizak, Wolf Vostell, etc… Voir aussi n° 1 à 4 de Open (1967-1968)
8. Voir Mail Art, communication à distance, concept de Jean-Marc Poinsot, Editions CEDIC, Paris 1971 et Art et communication marginale par Hervé Fisher, Balland 1974.
« Fluxus à Nice », Z’éditions, Nice 1989

Le 27 juillet 1963 au soir, comme s’ouvrait la manifestation Théâtre Total-Tout qui serait la première à porter officiellement à Nice le label Fluxus, un train me ramenait à Vannes jouer au soldat de plomb – uniforme, sac et arme me pesaient, je n’étais en rien auteur de la pièce, seulement figurant à n’y comprendre rien. Vers 14 heures j’ai croisé Maciunas à la terrasse du Provence où, d’esprit dans la mouvance, je n’avais pas cœur à participer : on voit sur une photo, de trois quart dos, ma nuque déjà fort dégagée qui serait de rigueur encore retondue en mon quartier breton. Peu doué déjà pour le théâtre, j’ai donc ce jour là raté mon entrée en scène.
Me laisse perplexe que Fluxus, nom hasardeux d’une chose innommable, puisse être devenu une institution vétuste qui se visite. Je songe à l’application mise par George Brecht et Robert Filliou à briser avec un sérieux considérable l’esprit de sérieux. Chaque fois que nous abordions le sujet, au temps de la « Cédille qui sourit », Robert, qui avec George a créé la Non-Ecole de Villefranche, s’encolèrait : «Je ne sais pas ce qu’est Fluxus. Et je ne suis pas, je n’ai jamais été Fluxus » me disait-il. En 1965, dans notre entretien pour ma revue Identités avec G. Brecht et Ben Vautier le mot Fluxus, qui apparaît cependant une fois dans la présentation, n’est jamais employé. Un champ si vaste ne pouvait se limiter (définir) d’un seul mot, même intentionnellement hasardeux et ouvert. L’incohérence est pour Fluxus axiomatique. Un esprit Fluxus, des objets peut-être, mais pas d’œuvres spécifiques. D’où présence de fluxacteurs dans les diverses avant-gardes de l’époque. Me sidère aujourd’hui l’énergie, la rigueur et la constance que nous mettions dans des actions symboliques d’apparence si légères par lesquelles nous voulions repenser le monde. Utopistes, mais en toute modestie. Mon tract diffusé en mars 1968 au Théâtre des Carmes (Avignon) était par dérision dédié à Nobody Fluxus. Il y avait dans notre comportement, je crois, beaucoup d’utopie, de naïveté … et parfois de colère contenue et de désespoir caché. On dresse souvent en sage zen le portrait de R.F. (je signe République Française, disait-il en riant), et je revoie Robert Filliou dans ses violences soudaines, exprimant l’agressivité autodestructrice de la sincérité déçue. A côté George était à la fois très fragile et inébranlable. Nous le percevions, par son voisinage avec Marcel Duchamp et John Cage, comme un morceaux de la vraie croix, et sa parole aurait pu être d’évangile si nous n’avions été par curiosité toujours contestant et exigeant la preuve. Si, avant l’arrivée de George à Villefranche, Fluxus était pour nous incarné par Ben, celui-ci, en témoigne ses écrits d’alors, donnait à G. Brecht le rôle central d’un maître à penser auquel pourtant tout systématiquement l’opposait. Ben a toujours été trop absolument Ben pour être représentatif d’un ensemble. L’inconfort de Fluxus était bien de n’être pas définissable, donc institutionnellement irrecevable : la chance était qu’il soit à la fois vaste et unitaille : chacun, pour peu qu’il se trouvât perdu dans l’errance des marges, y reconnaissait son propos, pouvait y modeler son espace et inventer son Fluxus. Après 1970, beaucoup d’astucieux asticots ne se sont pas privé de s’installer dans le cadavre.


« L’inventeur de Fluxus »

Aux George(s)
(s est la marque du pluriel)
J’ai inventé Fluxus.
Avant-moi il existait – soit.
Mais quoi de commun entre l’impérialisme de Ben Vautier et la solitaire sagesse de George Brecht ? George Maciunas déclinait, après une liste déjà longue, dont j’étais – et qui n’était pas close – toute une gamme des possibles depuis Flynt (« Economics = Bluegrass ») jusqu’à ceux qui n’eurent rien à faire avec Fluxus – jamais, mais dont il délimitait me semble-t-il les contours, et d’une certaine façon, les nommant, les avalisait : ceux qui, eux aussi, ont inventé un Fluxus toujours neuf, taillant chacun dan son tissu caméléon un costume qui sied à leur teint particulier.
Fluxus fut la liberté de jouer l’ironie et les mots, de confronter la « Culture » à la jardinière –comme dans « Histoire quotidienne », à l’illusion érotique : cf. « Bande Objet n°8 ». Ce fut la liberté d’affirmer que jouer musique, peindre et écrire pouvait se marier, et que la peinture pouvait affronter le terrorisme alors régnant de l’objet au nom du principe : « Pourquoi pas ? ». Ce fut aussi la liberté de se joindre à d’autres entreprises non-contradictoires, comme celle d’aller sonder le mécano du peintre en travaillant dans le tableau ses éléments constitutifs. D’oser garder ce regard « économique » qui s’attache aux « à-côtés » de la pratique dans « La peinture déborde », et suivre jusqu’au fil détissé la plus petite particule signifiante du tableau…
J’invente encore aujourd’hui Fluxus.
Je revendique, ce jour, l’héritage du défunt – mort aux environs de 1968, d’un refroidissement : on l’avait découvert. Je revendique le droit de ré-inventer encore, comme je revendique celui de chacun d’avoir pu le faire depuis vingt ans – Beuys, Vostell, Page etc. – même s’ils n’avaient rien à faire avec Fluxus – jamais.
Nice 1989.
(Catalogue Happenings & Fluxus, Galerie 1900-2000, Paris 1989)

J’imagine que pour l’historien de l’art les contours de Fluxus sont très vagues s’il y cherche une position esthétique, trop précis s’il s’en tient à la vitrine marchande. Dès que l’on sort du petit monde d’origine que G. Maciunas tentait de fédérer, Fluxus devient une nébuleuse. Le vingtième siècle est marqué de mouvements créateurs guère comparables aux Ecoles qui polarisaient les variations jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, et dont la définition sur le mode esthétique n’est pas efficace pour rendre compte de regroupement souvent constitués à des fins tactiques de visibilité. Ne répondant pas à une définition normative d’école-tendance, ils font chacun appel à des concepts opératoires dans des disciplines différentes : ici un concept esthétique encore significatif, là c’est une visée sociologique, ailleurs est plus centrale une pensée du sujet, une attitude. Dans le mélange, on passe d’une pratique spécifique de la peinture au comportement devant l’art, d’une philosophie au fonctionnement de la langue jusqu’à la mise en exergue d’un concept isolé. On parvient même au concept de concept, où l’art n’est plus l’art mais l’idée de ce que peut être l’art. Fluxus, sans pratique spécifique, opte au contraire pour une ouverture à toutes expressions quels qu’en soient les moyens. Vocation délibérée d’auberge espagnole, d’où n’étaient exclus que les voyageurs trop bien mis, et encore…trop bien mis si couleur muraille. Face au classique Art Conceptuel, Fluxus est l’aile baroque du duchampisme. Dérivant depuis une réflexion sur la musique, Fluxus s’est surtout illustré dans « l’action » (les Events) théâtralisation d’une production matérialisée qui, élargie et figée en «happening», donnera la « performance » (qui laisse des traces) et surtout «l’installation» : plutôt, traversant le spectaculaire, les cendres d’un objet calciné par la vie.
Privilégiant le relationnel mondain visible, les manifestations, et surtout la réussite sociale (contradictoire avec l’idéologie d’origine des équivalences posée par Robert Filliou) le milieu artistique et ses commissaires ont restreint Fluxus à la marchandisation inaugurée par G. Maciunas avec ses malencontreuses éditions labellisées et sans limite, mais sans collectionneurs, donc rares. Plus tard d’autres ont su en profiter. Visibilisation de Fluxus par des carriéristes de tous bords, faiseurs d’objets d’art mis en exposition, alors que sont Fluxus surtout les relations complexes aux autres (la dispersion des « groupes », les échanges humains[4], et pour ces raisons, le rôle capital des envois postaux fluxusés de Ray Johnson). Sont ainsi gommés les effets des prises de positions critiques, provocatrices [5] ou pour le moins ironiques, face aux activités culturelles institutionnelles et classiques de diffusion (Galeries, musées, théâtres, salles de concerts, publications…) La pratique du « Off » est aujourd’hui systématiquement relayée par le culte institutionnel du souvenir-du-off. Les voici loqueteux ou dorés, mais promus généraux en récompense de leur lointain anti-militarisme ![6] La critique contemporaine feint semble-t-il de confondre succès et réussite sociale avec estime et fortune de l’idée. Le succès et la réussite sociale mettent en actions des intérêts et des forces extérieures, l’estime et la fortune de l’œuvre sont essentiellement portées par la prise de sens et son inscription dans la durée.
Fluxus affirmait à nouveau l’acte mental au moment où avec le Pop’ et le Nouveau Réalisme s’imposait une réification de L’Art que paradoxalement justifiait le geste de dérision duchampien. « Foutain » échangeait son statut ironique contre celui de baptistère primitif d’un nouvel objet d’art, beau ou laid selon toutes subjectives appréciations, mais intouchablement élevé au rang d’objet sacré par la vertu de l’inscription justement historique de son socle sacrilège. Arroseur arrosé, Marcel Duchamp le sceptique devenait le prophète d’une parole féconde que vénèrent les frères ennemis, selon l’appartenance à l’un ou l’autre camp, au nom de l’objet muséal ou du geste gratuit. D’un mouvement plus ou moins incontrôlable le marché spécule à construire la marque déposée qu’exploitent quelques habiles collectionneurs. Destin très banal et assez confortable qu’avalisent au fil des ans, en adolescents sexagénaires, la plupart des fluxartistes d’origines ou ralliés, survivants étonnés d’une longue et hasardeuse prise de pouvoir dont bénéficie leur troupe au cours du temps plus que décimée. La muséalisation avancée des professionnels de Fluxus est le symptôme flagrant de leur échec (comme fluxistes).
Ainsi les 40 ans commémorés à Nice par les anciens combattants en guenilles dorées réclamant leur dû de dollars à grands cris de révolutionnaires honoraires. Mes réactions (à chaud) dans un magazine niçois donnent une image de la situation actuelle de Fluxus.



Jeu m’emmêle (6)

Automne Fluxus à Nice :
portrait de Ben en ancien combattant (garde suisse).
George Brecht, l’homme sans traces dans la neige.

Je me suis beaucoup ennuyé. La 365ième de Violon Solo de Chieko Shiomi, ou la 804ième de Pièce pour Partition de Ben, ça fait beaucoup. Septembre noir pour Fluxus. Ben, tu nous gonfles avec ta baudruche and so on. Encore un hôpital qui expose ses chaises roulantes. Et le sarcophage de Tout en came, on ne le montre pas ? Plus la mode ? Non ? L’air du temps n’est plus à exposer l’or de l’Egypte. Partout on entendait parler dollars-dollars. Mais dans le Paillon, pas de pétrole, et à peine davantage d’eau. Chacun exploite l’Irak qu’il peut. Ben, avec son bicorne et sa pique de virtuel Garde Suisse, joue les maîtres de cérémonies bien réglées par l’habitude. Ben, Toi qui te moquais en 1965 des Vaguants qui représentaient « encore » Ionesco ! Tu nous jouais quoi, ici et maintenant ? J’ai rien vu : trop de poussières…
Visiter Fluxus à Nice quarante ans après, l’idée était séduisante. Informer et documenter est toujours légitime. Il aurait fallu objectiver, analyser, structurer. Mener une recherche sur Fluxus et peut-être sur les alentours, et alors se souvenir non seulement des Américains (incontournables) et des Belges (pourquoi pas) mais aussi de Zaj en Espagne, de David Mayor avec Fluxshoe et sa publication Schmuck à Exeter, de Chalupachi et du groupe de Prague, des Milanais et d’autres… Nous avons eu droit à un vaste et chaotique happening d’un Ben totalitaire exploitant le matériau, et mettant en valeur sa clientèle. Un consternant remake ridé de ce qui dans les années soixante jaillissait de sources juvéniles. Comme s’il redoutait d’être jaugé à l’aune de ses compagnons de route, Ben s’est évertué à brouiller les enjeux, donnant place à des productions périphériques ou récentes, certaines intéressantes, mais sans distinction d’époques et de sens, laissant larges places aux gags et gadgets opportunistes. Comme si Fluxus était un coefficient permanent applicable à tout acte se disant créateur, original ou contestataire, manière au fond d’en nier la spécificité puisque ainsi se télescopent dans une même ambiance faux-dada, post-surréalisme, Fluxus et traînards de Fluxus, et autres variations activistes pseudo-conceptuelles. On ne peut guère (sauf comme non-mouvement ou marque déposée par George Maciunas graphiste) définir Fluxus, dont Robert Filliou, qui apparaît aujourd’hui comme l’un de ses acteurs marquants, dans les années « Cédille qui sourit » m’a plusieurs fois dit violemment refuser l’étiquette (et toutes les étiquettes !). Il est au moins possible d’en tracer un contour historique, de désigner un temps de vie, plutôt que d’en faire une accumulation arbitraire de démarches complaisantes à son fantasme personnel. Nous avons entendu Ben dire que « les Fluxus américains » invités n’étaient pas d’accord avec sa conception du mouvement (et de l’organisation ?) mais, faute de traduction simultanée, ceux-ci n’ont pas eu l’occasion d’exprimer en public leurs points de vue. Restent les traces. Rue Saint François de Paule, de Serge III, le poisson rouge dans le bénitier, ironique mais symbolique retour aux origines. Galerie A. Couturier, Enrico Pedrini montrait un choix clair de sa collection. Galerie Scholtès, comme d’habitude les pièces choisies par Joël étaient mises en valeur (contrairement à ce que sans nous consulter annonçait dictatorialement Ben dans son affiche programme, ce n’était pas une « carte blanche à Marcel Alocco » !) Dans la Galerie du Musée (Mamac) un ensemble très riche d’œuvres mélangées disparaissaient dans la confusion d’un ordre purement bénique, objets accompagnés de commentaires appropriatifs du Maître organisateur. Cependant, à propos d’une table et deux chaises blanches, un bel hommage à G. Brecht, décrit comme « le seul qui puisse marcher sur la neige sans laisser de traces. »
On ne s’étonnerait guère du désastre si l’on s’était souvenu que cette réunion de petits épiciers de l’art vantant (et ventant) leurs étals à la veille de prendre leur retraite sont entré en Fluxus, comme le réclamait Picabia dans les années vingt pour Dada, en amateurs. Personne alors n’aurait songé un seul instant à faire métier de Fluxus. Chacun avait son activité alimentaire : design, boutique de disques d’occasion, enseignement, peinture en bâtiment, voire activités éditoriales ou artistiques autres. George Brecht après quinze ans en laboratoire de chimie touchait les droits d’une invention de tampons périodiques, assez limités quand il était à Villefranche pour dire avec humour et son sourire triste : « J’ai inventé une chose qui se serait bien vendue si elle ne servait pas que tous les vingt-huit jours ». Mais son amateurisme lui permettait de jouer à restreindre à presque rien le marché par la cynique exigence de fortes sommes contre des objets (table, chaise, perroquet…) d’un prix modique dans un grand magasin. Prise de sens dans l’échange de valeurs. Le prix faisait là sens comme celui de la séance analytique. Au-delà des prises de positions théâtrales en « concerts », qui sont la partie la plus évidente de Fluxus, il y avait la concordance et les divergences des réflexions. On lira par exemple avec profit « Change-Imagery », réflexion de George Brecht sur le hasard et l’aléatoire, édité par « Les presses du réel » (16 rue Quentin, 21000 Dijon) dans une petite collection dite de poche, « l’écart absolu » dirigée par Michel Giroud. Et comme nous sommes décidément dans la boutiquerie, puisque nous avons la faiblesse, nous, de laisser traces noires sur le neigeux de la page, signalons dans la même collection « Sensorialité excentrique » écrit par Raoul Hausmann en 1969, et « Tombeau de Pierre Larousse » de François Dufrêne… Après ce re-Fluxus retraite de Russie réussie, ce n’est vraiment plus un début, mais continuons…[7]
Marcel Alocco
Septembre 2003
(Publié en novembre 2003, n°43 de La Strada)

Apparu comme une renaissance dadaïque aspirant à la réflexion anti ou hors institutions pour lequel l’objet n’était qu’un résultat porteur de dérision, Fluxus est vite devenu un véhicule stratégique. A la trajectoire intellectuelle s’est fort ordinairement substitué la construction de carrières artistiques, et dès les années 70 sont apparus des personnages dont nous ignorions jusqu’aux noms quand dans les années 60 l’enjeu était de penser la vie et l’art.
A parcourir les documents célébrant Fluxus (comme le catalogue d’exposition, L’esprit Fluxus, Musées de Marseille 1995, et cités plus haut ceux de Venise et Beaubourg) il semblerait qu’ici aussi témoignages et copies des publications publicitaires (magazines d’actualité compris), soient reproduits et adoptés sans examens, ignorant le long et ingrat travail d’exploration critique du terrain que doit l’histoire de l’art.
Marcel ALOCCO
Nice, Novembre 2004
20 /21. Siécles n°2 automne 2005



2006


99


Journal de mes sabords
(Pour 2005, in memoriam)

Ouvertures quadrangulaires dans la muraille d’un navire,
les sabords servaient à aérer l’intérieur
ou au passage de la volée des canons


Envie de dire
Avez remarqué ? Ils disent « Je pense ». Dans les entretiens télé ou radio, plus leur vocabulaire est restreint plus ils commencent toutes leurs phrases par un « Je pense ». A ne renvoyer que la plus pâle image du plus banal discours dominant, ils devraient préférer « Je réfléchis ». « Pourquoi avez-vous fait ceci, ou cela ? » demande-t-on à l’artiste. Réponse type : « J’ai eu envie de ». Nous voici considérablement éclairés, n’est-ce pas ? Sans tomber dans le scatologique, des envies chacun en a chaque jour, qui ont trait aux besoins, ou aux désirs, ou aux deux. D’accord, phosphorer des petites cellules grises c’est plus fatigant. Mais n’auriez-vous pas quelquefois envie d’un peu penser ?
De la culture et de la communication… (comme le Ministère de)
Tout autre chose – comme ils disent à la télé quand pour la transition ils débordent d’idées, à ne plus savoir quoi dire. Libération titrait un jour sur la rencontre avec V. Poutine : La lecon de démocratie de Bush à son « ami ». Mon ordinateur pinaille sur la cédille : lecon n’existe pas. Faut (on peut) écrire le con ou leçon. Libé n’a pas choisi. Distraction d’un typo ou malice d’un rédacteur ? A vous de choisir la leçon qui vous convient.
Bling, blang, blog
Le même numéro dit que ça blogue (oui blogue, pas blague) sur la plate-forme de radio Skyrock. Sont 1,4 millions de 13 à 25 ans. (J’entends dire début 2006 à la Télé qu’il y aurait six millions de blogs ou blogues). Le blog comme opium du peuple. Chaque blog s’ouvre sur une pub : Tous ces jeunes gens « libres » (qu’ils croient) travaillent gratos pour la pub des golden viocs ! Tu blogues maintenant se dit. Mais tu déblogues à plein tube aussi. Glissement phonétique ordinaire en français de débloquer à débloguer : s’ils daignaient bloguer, les plus distingués linguistes vous le diraient. Un million quatre cents mille hommes femmes et enfants sandwichs, ça fait un peu « bouffe express », non ? (Oui. Je sais : en français on dit fast food). Vont tous être obèses de la cervelle – ou du cerveau… pour ceux qui l’auraient conservé. Après, toute cette graisse dans les yeux, comment lire un vrai livre, regarder une expo ? Un million quatre à gribouiller, 1 399 990 à écrire les mêmes banalités, et quelques dizaines (ma copine, ton copain) à lire. Bon, je concède qu’il y en aura bien une dizaine qui ont du talent ou qui sont là pour travailler, du Québec ou d’ailleurs. Ça diffuse, oui, mais pour ce qui est de communiquer, croyez pas qu’ils nous prennent pour des vases ? Sommes tous des objets-communicants. Terrifiant « Syndrome des miettes ».

Totalement pub
A la télé, j’avais remarqué une publicité Total. Comme il est normal dans la pub, vos sous nous intéressent, qu’on nous dit. Cynisme total : Un pompiste aux petits soins endormait d’une berceuse ses clients. Sans doute était-il prévu pour l’été de les allonger sur une plage de sable d’or, sans aucune trace de pollution. Comment ? Que je vous parle de l’ « Erika » ? N’allez tout de même pas vous plaindre, vous qui avez échappé au tsunami ? Vous empêche de dormir ? Total donc, si vous souffrez d’insomnies, pour endormir les citoyens, vous dit ce qu’il sait faire. Rêvez. Vous êtes sur une plage dorée. Vous allez dormir avec une jolie blonde à la peau drôlement bronzée, et vous lui chuchoterez « Erika, mon adorée… » Son parfum préféré ? « Jerrican ». Allez pas encore râler ?

Sur www.performArt.net
Premier trimestre 2006


100.

Livres d’ici et d’ailleurs


En cas de grippe
Que d’être livres, tout n’est pas forcément littérature…
Au pied de l’immeuble conversations de résidents, discussions de Café du Commerce. La conversation tombe sur Da Vinci Code. Ne l’ai toujours pas lu. Une voisine me dit inculte. Ne sais si elle plaisante. Donc je lis Dan Brown. Psychologie à la hache, intrigue style « Club des cinq », âge mental 11 ans. Enigmes cryptées type « Club Mickey ». Régulièrement, une demi-ligne, façon formule, titre, ou sentence, mise en évidence par les caractères en italiques : c’est important, (qu’il semble dire) et j’entends prenez note pour le cas où – âge mental 9 ans ? – vous n’arriveriez pas à suivre. Sous-littérature de gare qui ne doit son grand succès qu’à flatter chez tout ignorant l’illusion d’érudition. En plus vous connaîtrez les « secrets », vous voici sans grand effort « initié ». A comparer, les Harry Potter sont des exercices de haute intellectualité, et Simenon, le Balzac du pauvre (d’esprit) semble, malgré son siècle de retard, grandement méritant. Pourrez lire Dan Brown pour distraire vos fins de grippe, vu que parmi les ouvrages du genre c’est plus simple qu’un 007 et aussi prétentieux mais moins barbant qu’un Houellebecq.
Pour la couleur
Me suis consolé en lisant le « Vincent Van Gogh aux Saintes Maries de la mer » d’Alain Amiel (vangoghaventure.com). Petite étude, petit livre, 60 pages illustrations comprises : une semaine du peintre entrant littéralement dans les couleurs, qui se libère de l’ombre et de contraintes académiques. Une semaine, mais qui avait des fondations longues et solides. Ça mijotait, ici ou ailleurs ça devait bouillir, l’occasion fait le larron et la marmite explose. Aux histoires pour romans gnangnans, aux jolis coins représentés qui amusent les touristes, s’oppose ici le simple et fondamental comment c’est fait. La peinture en question selon Vincent. Tous les apprentis historiens d’art ou plasticiens que menace le « syndrome des miettes » devraient sur cette analyse de cas méditer comment dans la cohérence se structure une démarche.
Côté poussières
Je fouille dans la bibliothèque, toujours à la recherche de vieilleries. Lorsqu’il y a fort longtemps j’étudiais la littérature à la Fac d’Aix-en-Provence, un prof m’avait conseillé de toujours choisir dans les rayons le livre le plus poussiéreux. « Il y a des chances » disait-il, « que ce soit le plus intéressant ». Je tire un livre des rayons. Louis Calaferte me dit : « Je suis en admiration. Je n’avais pas connu cela, à ce degré, depuis le Voyage au bout de la nuit. Comme Céline, Polac est un aristocrate de pensée. C’est dire qu’il est brutal et vrai. Permettez-moi un conseil de vieux lecteur : si vous n’aimez ni Rimbaud, ni Lautréamont, ni Stendhal, ni aucun de ces écorchés de génie, croyez-moi : ne lisez pas le roman de Michel Polac, laissez-le à ceux qui savent lire ». Moi, faut pas me provoquer deux fois. J’ai eu tellement de mal pour apprendre à lire ! Je mets dans ma poche Maman, pourquoi m’as-tu laissé tomber de ton ventre ? Surtout que cette question je l’ai posée des fois et des fois. Pas à ma mère, non (pas osé), à des penseurs, des philosophes, qui naturellement avaient pas osé non plus et ignoraient la réponse. Dire que ce livre a été publié par Flammarion en 1969, bis en 2000, et moi, perché dans mon île qui est loin de la Cité, j’étais passé à côté. Oui, c’est l’écriture d’une génération dans laquelle je me retrouve, qui joue sur les dispositifs, les rythmes, l’oralité. Mais ironique, aigu, coupant, blessant, rêveur et trop réaliste en même temps (faut le faire) et puis ce mec qui cause, il m’a regardé vivre par-dessus mon épaule pour savoir tout ce qu’il raconte que bien sûr il dit que c’est lui, mais souvent c’est tellement moi que je doute. Des banalités ? Oui, mais on en prend plein la gueule. Que beaucoup n’aient pas aimé, je comprends. Faut être un peu boxeur, un qui, pas champion, est toujours ontologiquement battu mais, maso, revient toujours sur le ring. A la rencontre de son ombre pleine de bleus. Font cela les boxeurs, boxer contre leur ombre. C’est dire s’ils sont idéalistes ! Et nous donc ! On sort de ce livre comme du ring, un peu groggy et se lamentant : « Maman, pourquoi m’as-tu laissé tomber de ton ventre ? ». Peut-être pour que nous ayons au moins une question à laquelle répondre. Essayer de…
A propos d’une rose
Tristano meurt, de Antonio Tabucchi, traduction Bernard Comment, paru en juin 2004. Donc, pour moi, un livre tout neuf. Livré à la méditation des amateurs d’art conceptuel, ce bref extrait : « Ils veulent tous t’expliquer le monde… Une rose est une rose est une rose. Eh bien, pas du tout. Tu sais que le rosier et le poirier appartiennent tous les deux à la famille des rosacées ? Etudie la botanique, le poirier fait des poires, et le rosier des roses, ça te semble la même chose ? » Ne pas confondre détail et miette. Comme dit le Tristano de Tabucchi, « je philosofaille ». Philosofaillons donc ensemble, et gare, au bout, à la faille.

PerformARTS n°1
Printemps 2006

(ajout au texte précédent. N’a pas été publié)
Poste-Scriptoume encore : dans le dernier n° d’Art-Jonction (manque de place ou erreur de manipulation informatique) le début de mon articulet « Quelques livres d’ici » a sauté. Il y aurait été question du roman « Le mouvement des nuages » d’Anne Gérard paru dans la collection au titre significatif et sympathique « Prémices » dans laquelle figure aussi S. Braganti (Belem éd. Paris) qui se retrouvait ainsi sans nuances abruptement projeté en ouverture. Connue comme plasticienne, Anne Gérard avait donné d’intéressants livres pour enfants (éd. Ricochet, Nice). Le thème, secret de famille, n’est pas des plus originaux, mais une écriture directe donne à ce récit bien construit un ton efficace d’authenticité. Il suffit parfois d’aller au plus simple mais, nombreux sont les écrivains qui l’ont constaté, souvent le chemin est long pour y parvenir, et d’accrocher becs et ongles pour y rester.



101.


Raphaël Monticelli,
« Bribes tirées de la mort de Dom Juan »

Jean Princival de l’Amourier aime publier des cycles insolites. En cours, le poétique initié par Michaël Gluck « Dans la suite des jours » qui ouvre avec le bien silencieux « Jour un » et comptera sept ouvrages quand viendra « Le repos ». Pour Raphaël Monticelli, avec le quatrième volume s’achève le premier temps du cycle « Bribes tirées de la mort de Dom Juan ».
Il ne s’agit pas d’un roman (quoi que…) un récit (bien que…) du théâtre (si ce n’est que…) un essai (mais cependant…) ni des carnets si l’on entendait notes qui auraient apparences et contenus de brouillons. Ce pourrait être aussi des Carnets, mais alors dans le style magique, façon P. Valéry, vous savez, que tout épaté lisant on se dit « Certainement y-a-un-truc ». A la relecture, en possession enfin des quatre minces volumes – division qui contribue à accentuer le non-lieu littéraire de l’objet – s’impose, si j’ose cet étrange assemblage, une unité de dispersion. Ces bribes, matériaux donnés comme en vrac, sont liées par la présence continue des histoires, (la grande et souterraine Académique et aussi les locales ou familiales tout autant inventives ou inventées), non que ça raconte (bien sûr ça raconte aussi) mais les grands textes (Homère, La Bible, et plus insolite La Chanson de Roland, et si je triche, un peu, je dirais que Dante, Cervantès et autres ne sont pas absents) les grands textes tissent un fond de scène devant lequel se déplace un voyageur (modèle Ulysse, mais aussi Dante, et Moïse et Josué, et Dom Quichotte…) Serait-ce donc un récit de voyage ? Nous sommes aussi dans le roman picaresque avec sa multitude de tiroirs et de fils qui nous emmêlent autant qu’ils se tissent. Sauf que l’itinéraire n’avance guère selon notre tradition géographique, il serait plutôt rêve de spéléologue… Nous voici explorant des gouffres, mais dans l’angoisse d’ignorer l’entre-deux encore plus nocturne. Miroir, mon beau miroir… Est-ce donc de moi qu’ici je parle ?
Ce serait du monde une conception tâtonnée, quelque chose qui aurait à voir avec au bout une naissance toujours espérée, toujours à venir. Une gestation malhabile (nous manquons d’expérience : on ne se fait naître qu’une fois) mais telle qu’en ses textes Raphaël Monticelli vieux routier d’écriture la construit, à ruses et malices d’architecte. Nous serions errants, et il y aurait toujours un manque, un creux, une caverne, un gouffre… Mais où donc le cinquième volume… ? Et autres suites… (voir amourier.com).

Performarts N° 2 été 2006


102.

Contes, mythes et légendes


BEN, grand (auto)critique
Annie Vautier prenait la mouche. Plus d’un an après elle me transmettait par La Poste un texte (dans le même temps, à ce qu’on me disait, rendu public par le courriel torrentiel de Ben à ses « abonnés »). Au sujet d’un « Jeu m’emmêle » disputant des 40 ans de Fluxus à Nice (sept 2003, La Strada N°43). Il se trouve que, sollicité par une revue universitaire qui préparait un numéro « Fluxus en France », je terminais la rédaction d’un long article. (Consulter la revue « 20/21.siècles » n°2 automne 2005, Cahiers du Centre Pierre Francastel. Pour renseignements, voir www.4t.fluxus.net ) . A fin de vérifier quelques détails objectifs, dates, lieux, noms, je me plonge dans de gros catalogues de manifestations prestigieuses que je n’avais jamais consultés (la bonne ou mauvaise fortune muséale de Fluxus ne m’obsède pas) : Je découvrais un entretien avec Michel Giroud (catalogue Hors Limites, Centre Georges Pompidou, 1994) dans lequel Ben exprime en général, mais en plus sévère et plus violent, ce que je disais de façon circonstancielle. Tout sur le ton – je cite Ben Vautier à propos de Fluxus: «…une expo qui vient trente ans après ? Ce ne peut qu’être pitoyable ! ». Le vilain ! J’espère qu’Annie V. voudra bien reprocher à son complice de m’avoir devancé dans la critique. Concordance de points des vues pourtant sans surprise puisque de 1958 à 1970 nous avons Ben et moi beaucoup échangé, beaucoup réfléchi, et beaucoup agité. Annie aurait dû savoir : d’avoir été à l’époque la seule femme de l’Ecole de Nice, et sans doute une des inventrices du Field Art en exposant ses Field-Works de plantes grasses ou vertes au temps héroïque du Théâtre Total, de Fluxus et du Laboratoire 32, temps, avant 1974, où quelque chose qui aurait pu s’appeler Ecole de Nice existait encore.

Donc « Fluxus en France », par la revue « 20/21.siècles ».
Ne craignez pas l’origine universitaire de l’ouvrage, il n’en reste qu’une certaine organisation. Mais Fluxus prend la main, et dans la masse des informations, dans les approximations de la mémoire révélées par les interviews, apparaît une image assez réaliste de la confusion de ce non-mouvement. Fluxus, agglomérait plus ou moins mollement, et de plus en plus mollement au fil des temps, des gens qui se rencontraient en chaîne plus qu’en groupe et qui avaient en commun de ne pas pouvoir être ailleurs que dans la corbeille des inclassables. Ce qui explique que les actifs de la poésie concrète, du lettrisme, de l’I.S. ou de tous les illustres-Ismes, qui chacun avait leur importance, n’ont jamais figuré qu’en marge et dix minutes dans la nébuleuse de Maciunas, laquelle était sans doute intéressante mais sans importance. Ce qui explique les routes diverses prises très vite par les protagonistes, qui n’existent plus que comme itinéraires individuels… pour ceux qui ont su se construire un parcours.

Un roman :
Paraît ce printemps un « Robert Filliou, nationalité poète » par Pierre Tilman, (Les presses du réel) qui se lit comme un roman. L’écriture de Pierre Tilman en fait un agréable romancier. Mais ceux qui ont un peu suivi les publications (Je pense entre autres à « Fluxus dixit, une anthologie », de Nicolas Feuillie, par le même éditeur) n’en sauront guère plus. Compilation pour l’essentiel des informations, cette biographie aurait pu valoir comme mise en situation (puisque P.Tilman en profite pour au passage donner le portrait de chacun des artistes rencontrés par son héros) si les tableaux convenus de misères joyeuses de la vie d’artiste, les complaisances affectives, et surtout l’ambiance « people », n’en décrédibilisaient la vulgarisation. Pas une seule référence des sources, même pour les très longues citations. Comme si l’auteur, bien que rarement présent, transmettait son témoignage. Œuvre de fiction. Tout ce qui fait mythes et légendes est tenu pour vérité. Hélas, on est là dans une confusion extrême. « Fluxus, poésie concrète, poésie sonore et beat generation se trouvent réunis sur scène ». Oui, mais se rencontrer, se confronter n’est pas s’assimiler. Le Cubisme n’est pas le Surréalisme même si Picasso a fait un temps joujou avec les Bretonnistes. Quarante cinq ans après, grandes manœuvres parisiennes de récupération. Les archéos font leur boulot, mais nous, les Filliou, Serge III, Flynt, Maciunas, Alocco, Bozzi, G. Brecht et quelques autres on s’en fout des visiteurs de vestiges : voilà belle lurette que nous ne sommes plus Fluxus… Car personne ne l’a jamais été, bien sûr. (Jamais « comme ça »).

Retour aux vieux bouquins
Puisque nous sommes dans les vieilleries, continuons. A cause peut-être de la fin de l’année polonaise (2005 ?) je m’étais plongé dans les rayons poussières. « Ferdydurke ». Vous mettez une dose de « Les Caves du Vatican » grand cru André Gide, une rasade de « Les Copains » production d’un été exceptionnel Jules Romain, une part copieuse de « Le Château » élevé par F. Kafka, peut-être un zeste de « Nausée », mais pas de l’intelligente, pas celle du temps ou Sartre avait un cerveau et, pas encore atteint par la drogue idéologique proliférante, s’en servait. Vous faites tourner le tout à l’aigre et vous obtenez le cocktail « Ferdydurke », breuvage facile comme en août un rosé de Provence trop frais, traître, et boum badaboum, que pour en penser quoi que ce soit, vous pouvez même il me semble penser n’importe quoi. Carnavalesque, peut-être ? Mais jamais avec le poids symbolique qui donnerait sens jusqu’aux détails. Avec Witold Gombrowicz on va du N au S ou de L’O à L’E. et réciproque. On joue le sens aux dés. M’avait agacé jadis à parution (en France). Il y a un truc, m’agace toujours, ça accroche, mais que c’est raz, que c’est gazon, que c’est crottes de bique. Pour son compte, Gide parlait de « Sottie » je crois. Disait aussi (Souvenirs de Cour d’Assise, me semble ?) « Tout comprendre, c’est tout pardonner ». C’est trop gentil. On fait comme « si de rien n’était ». (Avez remarquez ? L’expression revient à la mode).
Autre vieillerie : Mario de Andrade, « Aimer, verbe intransitif », paru en 1927, au Brésil, en portugais de Sao Paulo. Plein de malice, et pourtant dans sa critique sociale acide, n’est pas sans tendresse pour des personnages pas toujours très sympathiques. Sont tellement humains dans leurs faiblesses. Et chemin faisant, l’écrivain intervenant comme auteur, une réflexion en action sur l’écriture et sur la forme « roman » qui vaut le détour et aurait il y quelques années seulement été qualifiée d’actuelle. Pas facile d’être écrivain. Difficile de le rester. Le temps use. C’est son boulot, sans doute ?

Façons de voir
Terminons sur la plus légère gondole des lunes de miel. « Contre Venise » de Régis Debray : « Tout le monde aime Venise, mais chacun aime Venise pour ne pas être comme tout le monde ». Quelques années qu’il a été publié, mais tout frais à la lecture. Faut dire, comparé aux égouts de Venise, facile d’être frais comme un gardon. « Fréquenter là, et en causer, c’est grand standing ». Venise est un original parfait, mais tiré chaque année à quelques millions d’exemplaires, signés de tous les noms, selon souhait : « De Commynes à la Princesse des Ursins, de Pétrarque à Anne de Noailles » On pourrait ajouter, plus bas de gamme, de Cocteau à B.H.L. Ou Sollers, qui sort un bouquin pour défendre la vertu outragée de sa boueuse maîtresse. Défend sa soupe, bien qu’il soit très très loin de solliciter les « restos du cœur ». Dit que, Régis, ce trouble fête, n’est pas de son monde. Inutile de préciser, on voit à lire une seule page qu’ils n’ont pas le même vécu. Ça me fait penser à ce médecin qui de mon jeune temps, quand je raclais les fonds de tiroirs pour acheter tissu et couleurs, me disait : « Vous n’avez pas visité l’Inde ? Il faut, c’est magnifique… ». J’ai eu beaucoup de mal pour aller jusqu’à Florence. Ne vivons pas le même monde, d’où troubles de la vision.
Performarts n°2 Eté 2006


103.

JEAN CLAIREMENT ATRABILAIRE (à propos de Jean Clair)


Un conservateur à réactions. Je n’ai pas dit moteur, mais j’aurais pu. Il arrache. Les mauvaises herbes et parfois quelques bonnes avec, ceux qui jardinent comprendront. Chacun donc, puisque depuis trois siècles on nous répète « il faut cultiver son jardin ».
Ses essais sont efficaces. Il a le coup de pied pour transformer et dans la fourmilière. Et il sait écrire, lui. Je crois me souvenir qu’il y eut au début un roman… Vous me direz, ce n’est pas un critère absolu, loin s’en faut comme on le voit chaque automne, mais à taquiner cinquante ans l’écriture… Pas toujours bonne vue, même si sa scie s’efficace : dans l’art contemporain dit-il « nul danger non plus de voir s’y marginaliser quiconque ». Vraiment ? Je vous dresse une liste ? D’accord, les artistes marchands, sortis des Ecole d’Arts et Gestion, risquent pas grand-chose, sont certifiés conformes. Mais les autres, ceux qui y vont la bouche en cœur sans gérer leur carrière, les naïfs croyants ? Au bout de quelques décennies, parfois, on s’aperçoit qu’ils ont existé. Alors, brusquement, spéculation sur la rareté, quand ce n’est pas sur le cadavre.
Pour le lecteur de « Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes » l’intitulé disait déjà le respect tout surréalisant (et ironique un peu) avec lequel l’auteur considérait son objet. Lu ce précédent, mais pas encore le « Journal atrabilaire » paru cet an. Titre sans surprise… Judith Perrignon (Libé 7 avril 2006) y signale « ses grands moments de mauvaise foi ». Je connais, je pratique aussi. Bon outil pédagogique, le contre-pied, la mauvaise foi jubilatoire. Parfois le lisant, je me dis : « Oui, oui, vas-y, cogne ici, cogne là… ». Puis comme lui râlant, mais contre, je le juge bien excessif. Possible d’estimer que l’officiel quasi monopole de Buren et de quelques autres institutions nationales est abusif et stérilisant, mais faire en contrepartie l’éloge d’un expressionnisme post-picassien mal digéré type Bacon, est-ce bien raisonnable ? Finalement il y a saine lecture puisque ce n’est pas consensus, que ça sème le doute et fait lever la pensée. Faire penser, ça fatigue le lecteur, alors il est évident que ces livres-là n’envahissent pas les vitrines des libraires. Moteur à réaction, mais qui pousse en tous sens et bouscule le jardin à la française. Donc guère utilisable pour qui ne connaît qu’un chemin étroit et balisé. Moi, je suis pour les pissenlits et les pâquerettes dans le gazon.
Je pourrais ici reprendre le principal de l’article de septembre 2003. Comme : « Bien sûr, encore une fois (prends garde à droite, prends garde à gauche) les « on » de tous bords accuseront Jean Clair de fournir des armes aux conservateurs, aux réactionnaires et aux extrémistes de tous bords. Pas facile de naviguer entre les rigides de tous dogmes, les vaseux des nébuleuses et les dogmatiques de l’anti-dogme. » Sauf que j’y mettrais « accuser » au présent..
Donc nous le lirons, pour approuver ou pour râler, mais frotter les petites cellules grises à faire des étincelles, que les strates des poussières du train quotidien ne les ensevelissent. Toujours la question fondamentale : à quoi sert la critique ?

Performarts n°2 Eté 2006


104.
Lettre de Marcel Alocco à Christian Depardieu

Nice, juin 2006

Sans doute écho nocturne aux Cahiers de la Côte d’Azur annoncés pour le n°2, j’ai rêvé que j’étais condamné à écrire un guide des hauts lieux de l’Art sur la Côte. Donner des étoiles ou des toques pour en qualifier les nourritures. Gênant : Comment comparer le super palace et l’auberge familiale ? Qui d’autre aurait les moyens financiers et logistiques des expositions Chine, Warhol, ou New York, mises en scène superbement par le Forum Grimaldi à Monaco ? Comment comparer les Châteaux (Cagnes, Valrose, Carros…) qui avancent cahin-caha avec des pics et des vals leurs cuisines régionales, et les Grandes Institutions où exercent les grands maîtres ? Quels critères communs entre le Mamac, qui en Musée se doit de faire d’abord dans le patrimoine (même récent) et la Villa Arson qui donnerait plutôt dans le tout frais sorti du four et l’à venir fera le tri ? Où classer La Malmaison cannoise qui tire son épingle du jeu, la Fondation Hugues avec sa ligne vingtième récent, ou la Fondation Maeght qui fait événement ponctuel ? Beaucoup plus modestes, grâce à la personnalité des responsables, quelques lieux (comme à Villeneuve-Loubet, Saint-Jeannet, Valbonne) avec des hauts et des bas se distinguent par la continuité de l’action. Souvent la politique culturelle des lieux municipaux subit, hélas, d’amicales pressions locales qui nuisent à la crédibilité des programmes. Faut faire avec, faut choisir ses visites. (Laissons hors-jeu les Galeries, auxquelles les nécessaires objectifs marchands imposent à court terme plus de contraintes…)
Et quelle note donner à un lieu qui, ces dernières années, aurait présenté en expos personnelles Arman, Alocco, Ben, Jean-François Dubreuil, Bernard Pagès, Chubac, Max Charvolen, Viallat, Martin Miguel, Claude Gilli, V. Isnard, Anne Gérard etc… avec présence des artistes face au public ? De quel Musée ou Centre d’Art imaginaire je parle ici ? D’une petite auberge au bord de l’eau qui a nom Espace d’Art du Collège Port Lympia, à Nice. Il existe fort heureusement en France, dispersés sur le territoire, quelques lieux modestes qui mènent ainsi, chacun à leur façon et à leur niveau, un travail d’exploration exemplaire (je pense, parmi bien d’autres, au C.A.P. de Royan, à l’Espace Vallès de St Martin d’Hères, ou au C.A.P. de Saint Fons). Donc, notons que les rêves ne sont pas toujours vains, et que, si quelques moyens sont évidemment nécessaires, la cohérence d’une ligne culturelle et le choix des artistes présentés sont peut-être encore déterminants.

Performarts n°3
Automne 2006


105.

Aveuglante Monochromie


Que les artistes aussi sont aveugles
Yves Klein (qui voulait ignorer les monochromes antérieurs) disait à propos de l’invitation à l’exposition dite « du vide », imprimé en relief « pour que les aveugles puissent la lire » : « Ils sont tous aveugles ». Marcel Bataillard, qui se dit « peintre aveugle », propose « Entre quat’z’yeux » (Editions de L’Ormaie, 2006) textes aussi brefs qu’intelligents : Parlant de son vécu de l’art, un artiste peut écrire les yeux fermés et être plus clairvoyant que bien des « critiques » salariés. Mais comme chaque artiste lit d’abord chez les autres ses propres problèmes (note autocritique !) je ferai quelques réserves à propos de certains paragraphes du chapitre : « Marcel Duchamp était-il de droite ». Faire de sa pensée l’origine de l’art pour Grandes Surfaces est une facilité rituelle. L’objet « urinoir » n’est art que d’être, sans raccords ni circulation d’eau, en une position qui le fait impropre à l’usage. Que la société de consommation, qui fonctionne à flux tendu, attende un demi-siècle pour mettre en vente « urinoir » en toute petite série comme « Fountain » ne me paraît pas être le rendement idéal du gadgetisme. C’est au pire une entreprise d’ART-tisane. La valeur marchande n’est pas critère d’art. Quoi que tu fasses, Marcel, même si tu n’y penses, eux sauront toujours en faire du fric.

Pertinence du discours
Ne pas confondre la démarche de Marcel Duchamp mettant, paradoxe de l’art, l’objet en position de simulation (fontaine), un Tinguely ou un Arman créant un langage d’objets, avec les pratiques d’artistes récents qui ont refait du ready-made vide ou repeinturluré. Neufs ne sont que d’occasion, n’avancent pas d’une demi-idée. Bien des discours philosophiques qui conditionnent les expositions pourraient s’appliquer à des œuvres si différentes qu’ils perdent pertinence. Le discours déborde un objet sans consistance (et peut être excitant pour l’esprit), ou ne dit de l’œuvre que le banal, et le fait plastique le déborde largement, ce qui est la norme pour les travaux les plus originaux et novateurs. L’effet de l’œuvre plastique ne s’épuise pas par la parole.

« Fin et commencements »
Dans la même collection, Denys Riout, dont nous avions signalé « Qu’est-ce que l’art moderne »( Gallimard, Folio), l’un des panoramas possibles de l’art récent, donne, revu et augmenté, un ouvrage paru en 1996 aux Editions Jacqueline Chambon : « La peinture monochrome. Histoire et archéologie d’un genre ». Question encore d’aveuglement : « L’intelligibilité sémiologique idéale de la peinture est réalisée dans une peinture pour aveugle. L’abstraction radicale et monochromatique en serait l’incarnation parfaite : elle propose un visible qui n’aurait pas besoin d’être vu. »
Denys Riout, au-delà de « l’histoire et de l’archéologie d’un genre », développe une réflexion sur les problèmes fondamentaux auxquels se confronte chaque génération de peintres. Quasi-monochromes, limites, propositions réitérées du dernier tableau. Se heurtent la pratique et le texte, se manifeste que pour intégrer la culture la peinture doit être dite, inévitablement discutée et contestée. La notion de monochrome entretient ainsi « un malentendu fécond ».

Explorer le champ des possibles
La proposition de Malevitch, « Carré blanc sur fond blanc » est une œuvre fondatrice et féconde de la peinture du siècle dernier. En posant un presque carré, blanc, avec une marge de toile qui l’entoure et sépare d’un fond peint d’un autre blanc, Malevitch initie une peinture-tableau. Yves Klein, labellisant le « monochrome », non seulement vulgarisera un concept entre-temps bien exploré, mais passera de la peinture à l’objet, d’autant plus qu’il peint les champs du support, et des « objets» (éponges, sculptures) autres que le tableau. Yves Klein pas étranger au Nouveau-Réalisme. Autres problèmes. Durant presque un siècle la réflexion se poursuit en blanc, en noir, en couleurs ; et des textes : Malevitch, Rodchenko, Strzeminski, Maria Ivanovna, Pougny, Klioune, Newman, Rothko, Still, Manzoni, Fontana, Stella, Rauschenberg, Mangold, Ryman, Reinhardt. Et d’autres, jusqu’à aujourd’hui, avec plus ou moins de pertinence, ont affronté la couleur dans la pratique des limites. Questions à la possibilité de l’abstrait, de la figure. Peinture toujours à repenser. «Monochromie banalisée » dit Denys Riout parlant des quarante dernières années. On tombe vite dans l’insignifiant quand ce qui est peint n’est pas aussi suffisant que nécessaire : La page blanche possède l’ouverture à tous les discours, mais elle n’étaie ni ne réfute le dire qui l’exploite. Vertige du vide utile à certains « philosophes », mais les œuvres persistent. Ce livre fortement documenté permet de faire provisoirement le point. Le dernier tableau n’est toujours pas peint. Le serait-il, il y a, il y avait, il y aura la peinture hors du tableau. «La peinture déborde». Ces deux ouvrages de D. Riout, seront aussi utiles à ceux, étudiants ou amateurs, qui voudraient entrer dans la réflexion sur l’art contemporain qu’à ceux, acteurs des arts plastiques, qui désirent repenser et approfondir la vision qu’ils en ont. Nos amis italiens trouveront « Qu’est-ce que l’art moderne » sous le titre « L’Arte del Ventisimo secolo, Protagonisti, temi, correnti » (Einaudi, 2002). Rappelons du même auteur Yves Klein, manifester l’immatériel (Collection Art et Artistes) paru en 2004. Enfin, à l’occasion de l’exposition « Yves Klein. Corps, couleur, immatériel » présentée au Centre Georges Pompidou du 3 octobre au 5 février 2007, les Editions Gallimard publieront de Denys Riout Yves Klein, l’aventure monochrome (Collection Découvertes).
Performarts n°3
Automne 2006


106.


Lettre de M. Alocco à Christian Depardieu et Alain Lestié


Nice, octobre 2006
J’ouvre au hasard (tu parles !) une publication concurrente, (comme je dirais à la télé « la chaîne rivale » si je voulais surtout ne pas faire de pub à « artpress »), et je tombe (si j’ai bien compris, car c’est en anglais, évidemment), sur une page de publicité monochrome d’une vente Yves Klein. Le hasard qui fait bien les choses avait prévu à Beaubourg pour cette fin d’année un grand show tout bleu, tout feu, tout flamme. Je pense à la note qui suit « Devoir de vacances » paru en édito de notre n°3. Rien d’exceptionnel direz-vous, en toute raison. Normal que la séduction exercée par la monstration culturelle sur l’amateur jusqu’ici dubitatif puisse être satisfaite dans la boutique en face. Toute galerie profite de la chance, en principe méritée, d’avoir un artiste mis en évidence muséale. Question de limites.
Le cas évoqué par Alain Lestié est assez rare : un artiste instrumente le musée en vitrine marchande pour un ensemble rétrospectif de pièces qui sera mis en vente à la sortie. Où est la limite ? Ce fait évoqué en réunion de rédaction est-il tellement anormal ? N’est-il pas la sanction logique de toute une politique qui depuis une trentaine d’années a reconstruit un système d’art, institutionnalisé si ce n’est « officiel », semblable à celui qui faisait des Bouguereau, Gervex, Meissonnier, Cabanel, Gérôme, etc… les maîtres (admirés) des Académies et du marché ? La diversification des Salons et la mise en place du réseau de galeries privées qui a suivi avaient un temps rompu l’harmonie administrée. Chacun des grands salons rivaux que j’ai connus (Réalités Nouvelles, de Mai, Grands et Jeunes, Comparaisons, Jeune Peinture) avait sa spécificité, mais les sélections étaient faites par des artistes, parmi leurs pairs et les nouveaux venus, sur des critères esthétiques. Et puis (par quel miracle ? — innocent, bien entendu), marginalisés au début des années 1970, les Salons ont cédé la place événementielle aux Foires. Galeries et collectionneurs découvraient, faisaient leur choix dans les ateliers et les salons ; aujourd’hui galeries et institutions (on dit maintenant Ecoles pour Académies) favorisent les produits marchands à l’image normalisée de ce qu’ils disent être l’Art International, oubliant que la création qui peut intéresser un amateur est celle qu’il ne trouve pas ailleurs. En toute-bonne conscience on écrit en introduction d’un article, parlant des oeuvres, (dans une publication rivale, toujours) qu’une manifestation d’envergure subventionnée à 50% à permis des « échanges entre des collectionneurs, des conservateurs, des institutions publiques et des galeries privées ». Où sont les limites ?
Nous sommes en train d’oublier que s’il faut de l’argent pour construire de la culture, la Culture est justement la part des pratiques et des objets culturels que l’on s’approprie, part créée, gagnée ou volée… qui doit donc être désirée, mais qui jamais ne peut simplement s’acheter.
Performarts n°4
Hiver 2006/07



2007


107.

Raphaël Monticelli

(participation M.Alocco à l’entretien)

Bernar Venet
Ou
La force du retrait


Histoire de signes . J’entends : « Tu as vu mes signes noirs ? » Je regarde la toile au fond jaune éclatant sur laquelle glissent chiffres et lettres ordonnés –on dit « symboles »- les équations mathématiques. J’opine. Puis je tourne la tête et regarde Bernar Venet qui me désigne –par delà la fenêtre- devant la maison- une petite retenue d’eau sur laquelle passent -entre murmures d’écoulement et frisures de lumières – deux cygnes noirs.

Savoir accueillir l’inattendu
L’homme est accueillant, attentif, disert, chaleureux. Je ne sais s’il est vraiment sûr de lui, mais il est assuré de son affaire, de sa démarche, et comme ne demandant qu’à elle, et d’elle seule attendant tout. Si on le voit satisfait c’est, soudain, pendant ce bref moment où elle lui ouvre une porte inattendue. C’est cette ouverture, cet appel sans cesse en dehors de lui, qui le tire et le guide. Sans repos. Pas d’art, ici, sinon du choc. Ou de l’arrachement. Pas de ronronnement, pas de routine, mais des moments de chaos, de tumulte, de phosphorescence, de fulgurance, qui naissent -toujours- d’une irruption immotivée du réel, ou d’une façon inattendue et immotivée de le percevoir quand des regards innombrables l’avaient tenu pour trivial. Un heurt inattendu qui l’a laissé, un temps, sans voix, sans mouvement, comme suspendu face à l’incompréhensible et à l’inconnu.

Dessin d’une trajectoire
Bernard Venet, naît à Saint Auban dans les Alpes de Hautes Provence en 1941. La ville, c’est Pechiney pour qui toute sa famille travaille. L’enfance, c’est la découverte de sa propre habileté plastique et, très tôt, la rencontre avec l’art. La fin de l’adolescence, c’est l’immersion dans le milieu artistique niçois où il rencontre Arman puis tous les artistes de l’école de Nice avec qui il noue ses amitiés. Il rejoint très tôt New York -il a 25 ans- où il découvre le minimalisme et fait la connaissance du milieu artistique, de Marcel Duchamp à Don Judd. Après moins de dix ans de débordante activité artistique, à 30 ans à peine, il décide d’arrêter. Mais il reprend à 36 : en 6 ans, dit-il, je me suis formé. J’étais un autre Bernar Venet. J’avais effectué une conversion du regard.
Les chocs, ce sont les rencontres des œuvres et des artistes mais aussi des irruptions inattendues du réel, goudrons ou tas de charbon. Ce sont aussi ceux que lui offre sa propre activité quand, au hasard d’un faux mouvement, il ouvre la série des accidents.
La problématique, fondée sur une mise en question radicale de l’art et du statut de l’artiste, se développe à partir de l’idée que l’artiste doit être aussi distant que possible de sa production, parce que l’art n’est pas affaire d’affect. De là son intérêt constant pour toutes les procédures qui font intervenir des forces, des paramètres ou des acteurs étrangers à l’artiste. Il les décline lui-même volontiers, les mettant en tension avec leur contraire ; et elles entrent souvent dans les titres de son travail : alea, désordre, indétermination, chute, effondrement, accident… Il faudrait ajouter un trio à cette énumération : vision / matière / concept… Ou, de façon plus dynamique : visualisation, conceptualisation, matérialisation...



Musardages dans l'atelier d'assemblage
Nous voici au Muy, dans le Var, au lieu dit de la Ferrières. Atelier. Ici on reçoit les arcs d’acier, venus de l’usine hongroise. Ici on assemble. 3, 4, 5 arcs qu’il faut associer… Et une équipe s’y emploie : disposer, souder, polir.
Il y a de la scénographie et de la chorégraphie dans l’atelier : toute une série de déplacements et toute une gestuelle qu’on voudrait retenir parce qu’elle inscrit dans le moment et le mouvement ce qui va donner sa forme ultime aux arcs assemblés. Il y a un dedans et un dehors de l’atelier : un lieu pour l’assemblage, un autre pour les arcs assemblés… Il y a un avant l’atelier d’assemblage : le travail de maquettes et de dessins, et celui de l’usine de production.
On sait bien que la sculpture achevée va se charger de tout cela : elle va orienter le sens de ses regards et suggérer ses mouvements à qui voudra la voir sous tous ses angles.
Droites, lignes, tubes, arcs, angles, assemblages, lignes et surfaces indéterminées, dans l’œuvre de Venet, la sculpture est toujours en dialogue avec le dessin –le dessin du technicien autant que le dessin de l’artiste ; l’organisation des formes dans l’espace tridimensionnel relève d’un projet bidimensionnel, et l’artiste conserve dans la sculpture le dessin, comme c’est le cas par exemple pour les lignes indéterminées, la formule, comme dans la mention de la mesure d’un arc en degrés.
Ce qui est frappant, dans les assemblages, comme dans tout passage au volume, chez Bernar Venet, c’est la diversité des traitements d’échelle, et leur gestion. Si chaque sculpture, quelle que soit sa dimension, impose une cohérence forte –la raison de sa nécessité interne- du fait des modalités de sa conception, son impact sur le regardeur est naturellement très différent selon qu’elle est un objet de 20 cm posé sur une table, un ensemble de 3 ou 4 mètres, un monument de 20 ou 25 mètres…
La différence d’échelle implique ainsi une diversité esthétique, des effets différents sur des zones de sensibilité différentes, la mise en mouvement de relations différentes à l’environnement et au monde. A la limite du décoratif quand il est de petit format, l’objet monumental questionne la nature, la ville, le bâti, et notre façon de nous mesurer au monde. Dans l’un de ses textes sur l’art, Alain Freixe écrit, à propos du rapport qu’une œuvre établit avec le réel : « Dire que c’était là…». Et c’est bien ce que l’on se dit face aux œuvres de Bernar Venet : dire que c’est là, dans cette formule faite pour le seul usage de notre raison, que se tenait l’arc monumental qui s’impose à l’espace urbain, et que cette sorte de maquette rappelle et évoque, dire qu’il était là, cet espace qui accueille l’œuvre et que je n’avais jamais vu comme je le fais maintenant que l’œuvre qui s’y inscrit le désigne, dans son entier dépouillement.

Glanages
(Propos recueillis par Raphaël Monticelli et –à peine- retouchés par lui)

1 - Marcel Alocco : Structure – couleur – concept - art
« Je suis frappé par deux constantes dans ton travail. La première c’est que tout ce que tu proposes est simple et structuré : même un tas de charbon a une structure physique déterminée par des paramètres comme le poids, la masse, la chute… Tout ton travail montre qu’il y structure même quand nous y voyons de l’aléatoire. La deuxième constante, c’est l’absence de couleur. Mise à part la période des équations, tout tourne autour du noir et du brun.
Je suis frappé aussi par le fait que l’on te classe toujours volontiers parmi les conceptuels. Il me semble qu’un artiste, s’il n’est que conceptuel, se transforme en philosophe. Il n’est plus artiste. Or il y a toujours chez toi une matérialité très forte : tes travaux de simple surface sont rares. Les goudrons, par exemple, réalisés sur carton ondulé dont tu as arrondi les angles, sont travaillés comme volumes. Il y a ainsi toujours une matérialisation très forte du concept. Tu es sculpteur. Davantage sculpteur que Carl Andre, par exemple, dont les œuvres sont tellement écrasées par le concept que le seul fait de les décrire suffit à les montrer. Dans ton travail, si on ne voit pas l’œuvre, elle n’existe pas. C’est pourquoi il me semble que tu réalises un passage intéressant du concept à l’œuvre d’art physique… une « artistisation » du concept réussie, en quelque sorte. »

2 - Marcel Alocco – Raphaël Monticelli – Bernar Venet : Autour de l’idée de « modèles » dans l’art
MA : L’idée de « modèle » est importante et elle me paraît utile pour comprendre ton travail.
Cézanne, face à la Sainte Victoire, produit chaque fois un tableau différent.
RM : Parce que sans cesse le « modèle » « manque à notre désir ». Le regard qu’il porte sur la nature renvoie sans trêve Cézanne à son incapacité et à son impuissance.
MA : Et Cézanne ne résout aucun problème de géologie ou de botanique. Il dispose d’un modèle sur lequel il effectue une projection de type artistique. L’art, c’est le regard porté sur le modèle.
RM : et le regard, c’est la mise à distance du modèle. Ce sont toutes les procédures que l’artiste met en place pour établir une distance entre celui qui peint et ce qu’il peint.
BV : cette mise à distance, c’est bien ma visée depuis le début : lorsque je faisais les cartons, je les donnais en recommandant de les repeindre : les cartons qui n’ont pas été repeints par quelqu’un d’autre ne sont pas de moi.
RM : radicalisation de la mise à distance par le retrait de l’artiste. Ce qui permet la mise à distance et le retrait, ce sont les procédures que tu as mises en œuvre et auxquelles tu te tiens. Tu peux expliciter chaque phase de la procédure, ce qui signifie que si tu peux la mettre en œuvre, d’autres le peuvent aussi : des assistants de l’artiste, mais aussi ceux qui acquièrent l’œuvre.

3 – Bernar Venet : De l’art du retrait au retrait de l’art
De 1971 à 1976, Bernar Venet arrête son activité artistique. Il poursuit néanmoins recherches, lectures, conférences. Il arrête, parce qu’il estime être parvenu au bout d’une démarche, au bout du « concept ».
BV : « J’étais alors, sans doute, le seul artiste conceptuel qui pouvait dire qu’il en était arrivé au point qu’il n’y avait plus lieu de continuer. Continuer, ça aurait été satisfaire mes pulsions pathologiques à la création d’objets, ou le marché, ou les amateurs d’art. Tout cela me semblait extérieur à l’art.
Mon objectif avait été de donner une nouvelle définition de l’art. Je considérais que ce travail était fait. J’arrêtais sans regret… Les six années qui ont suivi ont été des années d’étude, de réflexion, et d’approche critique de ce que j’avais fait. J’ai pu mesurer les limites des idées que j’avais défendues, et en tout premier lieu, celle d’objectivité.
Fort de cette nouvelle expérience, au bout de 6 ans, j’étais un autre Bernar Venet, disposant de possibilités nouvelles de développer un travail. »

4 - Bernar Venet : Réduire les interprétations
« J’ai connu une période conceptuelle au tout début de mon activité. J’ai voulu aller au bout de ce possible-là et j’en suis arrivé, en 1967, à faire des œuvres totalement « dématérialisées » pour reprendre l’expression de Lucie Lippard .. L’œuvre était dématérialisée, mais le concept –la formule mathématique au moins- était présent.
Mon objectif principal était alors de réaliser une œuvre qui ne prête à aucune possibilité d’interprétation. Je travaillais ainsi à des œuvres « monosémiques », même si je n’avais pas encore explicité cette notion là. »

5 - Bernar Venet : Les principes du travail, rigueur, sobriété, économie
« Je n’ai jamais eu peur de passer d’une étape à une autre, d’une série à une autre, de changer de façon de travailler, et d’angle d’attaque. Mais, depuis mes débuts, les exigences sont toujours les mêmes : la sobriété, par exemple, est l’une des constantes de mon travail, à toutes les étapes de mon évolution, j’ai toujours évité la surcharge, toujours voulu réduire la réalisation au minimum nécessaire.
Le recours aux mathématiques est une autre constante : parce que j’ai toujours cherché à réduire le plus possible toute expressivité, que je refuse toute spontanéité, que mon projet est de présenter un art aussi débarrassé que possible des affects de Bernar Venet, j’ai eu recours à ce qui représente –à tort ou à raison- l’objectivité même.
Lorsque je mets en place la série des « accidents », par exemple, je ne suis pas dans la colère ou dans la fureur : les « accidents » sont le résultat de forces qui me sont extérieures : ils ne dépendent ni de ma violence, ni de ma manière d’agir.
Ce qui motive, encore, de façon constante, mon travail, c’est l’idée d’effondrement –vraie dans le goudron, le tas de charbon ou les accidents- c’est le couple déterminé/indéterminé qui y est à l’œuvre.
C’est à partir de ces idées-force, de ces « concepts » dont la liste n’est pas close, que je projette des possibilités d’œuvres qui me satisfassent visuellement, formellement et conceptuellement. »

6 - Bernar Venet : De la cohérence
« Jamais je n’aurais imaginé, en 1966, que je présenterais un jour 100 tonnes d’acier en désordre. Compare le « tas de charbon » de cette époque et les « accidents », ajoutes-y les combinaisons aléatoires, les indéterminés, tu verras qu’il y a cohérence : dans tous les cas, l’incertitude est bien mon hypothèse de travail. »

7 - Bernar Venet : De l’usage des équations mathématiques
« J’utilise les mathématiques comme un sujet possible, de la même façon que Malévitch utilise la géométrie, ou Cézanne les arbres et les fleurs sans être botaniste. J’utilise les mathématiques pour continuer à définir un nouvel espace de l’art qui n’est ni figuratif ni abstrait. »

8 - Bernar Venet – Raphaël Monticelli : Naissance de la série des « Accidents »
BV : « Comment sont nés les « Accidents ? » Je travaille le plus souvent d’abord sur maquette. Une fois l’installation réalisée, je photographie à la bonne hauteur pour me faire une idée de la réalisation en grand format. J’étais donc, un jour, en train de réaliser la maquette de barres d’acier appuyées contre un mur de manière à produire des effets de relief quand, tout à coup, sans le faire exprès, j’ai fait bouger la maquette et tout s’est effondré.
Après la première réaction de déception, en regardant l’effondrement m’est revenue l’image du tas du charbon et la parenté du désordre m’a intéressé. En même temps, il m’a semblé impossible d’associer la rigueur géométrique de ces barres d’acier toute droites, à ce désordre accidentel. Aussitôt après, pourtant, je me suis dit : « pourquoi pas ? » cette association de l’ordre et du désordre…
RM : Bel hommage à Bachelard…
BV : En effet, hommage à Bachelard
RM : Il me semble que les effets de l’accident, de l’indéterminé, de ce qui est à l’œuvre dans ce qui nous paraît aléatoire a toujours intéressé l’humanité ; et ça fait l’objet aujourd’hui de l’attention des physiciens.
Dans le cas précis tu as pris en compte, comme artiste, et avec la démarche et les moyens de l’art, un phénomène, ou un événement auxquels les scientifiques peuvent s’intéresser avec les moyens qui leur sont propres.
BV : il faudra lire le texte de Pedrini dès qu’il paraîtra. Il appelle ça le « possibilisme ».

9- Bernar Venet : Tendances
« Je m’inscris dans la lignée d’un Franck Stella qui dit « what you see is what you see », et plus encore, je suis dans les mêmes préoccupations que Donald Judd qui parle de la recherche de l’objet spécifique qui ne fasse référence qu’à lui-même. Mais chez Judd, l’interprétation est encore possible.
J’ai essayé de limiter au maximum toute interprétation en cherchant à sortir de l’opposition Figuration/abstraction. »


Les œuvres sur toile de la dernière période sont bien différentes de ce que Bernar Venet avait proposé jusque là : toiles dans une œuvre essentiellement vouée à la sculpture, diversité colorée qui n’était jamais apparue dans le travail de l’artiste ; elles s’inscrivent pourtant très clairement et très rigoureusement dans une problématique qu’elles creusent et diversifient.
Je retiendrai six « leçons complémentaires » de cette dernière période :
L’art de Venet ne joue ni du secret, ni de l’énigme : on sait que –toujours- quelqu’un détient le sens et la pratique de l’équation ou du diagramme présenté et que ce sens est accessible à tous par des moyens disponibles à tous.
L’art de Venet travaille sur la zone de manque entre un savoir théoriquement disponible et accessible et le savoir effectif auquel individu a eu accès et dont il peut réellement disposer.
L’art de Venet travaille la distance et d’abord celle qui s’établit entre une équation –aussi « équation » que possible- et un environnement plastique –aussi « peint » que possible.
L’art de Venet est un art de l’incertitude : il met en jeu –et en cause- des zones de certitude ; si l’équation est incompréhensible au profane, sa présence comme objet à regarder dans un contexte plastique n’est pas plus compréhensible au spécialiste.
Par cette mise en jeu et en cause, l’art de Venet permet des mises à distance en cascade: chaque toile est objet construit aussi bien du savoir du scientifique, de l’amateur d’art et du grand public, que de leur ignorance.
Ce n’est pas le moindre des effets de l’art que de permettre à tous de faire quelque chose de ce qui échappe à notre savoir et qui ne soit ni occultation, ni mythification, ni mystification.

Paradoxes de l’art du retrait : quand l’artiste s’efface comme pour laisser l’art se faire de ce qu’il ne maîtrise pas et de ce qu’il ne comprend pas, il ouvre au spectateur un espace de présence et de questionnement qui induit des effets de savoir.
Raphaël Monticelli
Performarts n°5
Printemps 2007


108.


Le dialogue continue

(Une lettre, encore … à nos lecteurs)

Dans le précédent n° j’évoquais l’inversion dans le temps des modalités de sélection des artistes, du jugement jadis par les pairs influençant le marché jusqu’à la prise de pouvoir du marché. Comme je l’espérais, quelques lecteurs (ou amis qui me veulent du bien) m’ont interpellé pour dire qu’en souhaitant un retour des Salons j’étais un ringard nostalgique. Je n’avais pourtant (regretter est inutile) que constaté le retour à une situation institutionnelle du milieu du dix-neuvième siècle, qui marchandise totalement la production artistique. Lorsqu’au « qu’est-ce que ça vaut ? » se substitue le « combien ça vaut ». Quant à donner la solution…
Entre le moment où j’écrivais la précédente lettre et sa publication, j’ai reçu un Culture.Gouv, magazine du ministère de la culture et de la communication (n°42). On y signalait le succès de la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC) avec 86 000 visiteurs (à Paris). Et 135 000 pour la très institutionnelle sélection « Force de l’Art » (à Paris). Mais 440 000 pour Cézanne (à Aix-en-Provence !), ce qui relativise… Et le Salon « Art en capital »(Capital ???? on joue sur les mots ?) annoncé devait (a dû) accueillir au Grand Palais (à Paris) du 9 au 19 novembre plus de 2000 artistes. Ce qui, selon mes accusateurs, semblait combler mes vœux. Hé bien non !
L’artiste « souvent amateur » nous dit-on pouvait ainsi « accéder à une large audience ». A supposer un très bon et solide marcheur au regard très perçant qui sacrifierait quelques minutes aux artistes qu’il connaît et apprécie, resterait au visiteur, à vue de nez, 3 heures pour le reste, soit quatre à cinq secondes par envoi — dans le cas improbable où la fatigue, la saturation ou la folie ne l’aurait avant terrassé. L’artiste (« souvent amateur ») pourra se vanter d’avoir été vu en exposition à Paris… durant 4 ou 5 secondes. Quant à avoir la bonne solution…. Certitude : le ringard, c’est ce Salon. Ici l’Histoire ne ment pas. Les salons anciens fusionnés pour constituer le « Capital » sont les « traditionnels », ceux qui au fil des ans étaient devenus les moins accueillants pour les novateurs : « Artistes indépendants » (qui s’illustrait déjà en refusant le « Nu descendant un escalier » de M. Duchamp), « Artistes Français », « Comparaisons » (lequel réservait cependant par définition une petite part aux formes nouvelles, le seul des cinq que je citais à être en « Capital ») et, enfin, le « Salon du Dessin et de la Peinture à l’eau » (qui, d’après la chanson, se devrait d’être plus rigolo).
On peut souhaiter que « La force de l’Art », dont on annonce la pérennisation triennale, prenant de la rigueur et s’interdisant par exemple de montrer un même artiste deux sessions successives, à fonctionner comme « Le Salon » que l’Empire second suicidât, ne deviennent pas « Le Salon » de la cinquième (ou sixième) République. Nous sommes à ce jour dans une grande confusion des missions. On peut gouverner l’industrie et le commerce de l’art, dans une certaine mesure favoriser la diffusion des oeuvres, on ne gère pas la création. A explorer l’histoire de l’art, on constate que les artistes marquants dédaignés par les officiels contemporains (comme Van Gogh, Cézanne, Gauguin…) étaient appréciés par les meilleurs de leurs pairs. Passons sur le fait permanent que le jugement critique demande autant de capacité créatrice que l’art plastique, et constatons que, dans les publications ordinaires, le journaliste « généraliste » qui ne s’aventurerait jamais à commenter les mathématiques ou la médecine s’arroge la compétence de juger de l’art. Le plus grave n’est pas l’incompétence, mais le mépris des responsables éditoriaux ainsi manifesté pour les activités créatrices. Sauf si elles sont spectaculaires, scandaleuses, ou chères. S’ajoute que, consciemment ou non, la publicité obligeant les publications, la critique spécialisée a perdu beaucoup de sa crédibilité. Reste, et se reconstruit fortement, le travail de fond, à moindre audience et à plus long terme, de la critique et de l’histoire de l’art universitaires. Comme le disait un artiste plein d’humour, le plus difficile est de passer le premier siècle. Donc, le plastique étant des arts le moins tributaire du temps, tout espoir n’est pas perdu. Mais est-ce une solution ?
L’intervention institutionnelle n’est pas en soi plus négative qu’une autre : L’Etat dans sa continuité reste pluricéphale et variable. Le préjudiciable est, comme en d’autres domaines, la confusion des pouvoirs. Savoir qui fait quoi. Ainsi lorsque des fonctions sont attribuées à des « agents indépendants » qui, contrairement à cette appellation très « mode », dépendent surtout de la rétribution des privés qui les employaient et les emploieront après leur mission en durée déterminée, « l’exécutif » et le « judiciaire » se mêlent, clients, critiques et marchands finissent par se confondre. Il ne faudrait pas que « La Force de l’Art » ne soit que le miroir triennal des Foires « Internationales » françaises, allemandes, Italiennes… ou Volapucques.
Nous pourrions, chers lecteurs contestataires, discuter aussi les politiques des Musées, Centres d’Arts, F.R.A.C, etc… des bonnes intentions, de leurs applications humaines… trop humaines. J’attends le facteur.

Performarts n°5 Printemps 2007


109.


Vingt-quatre notules désordonnées

(Extraites d’un Cahier d’atelier)

ou Aux mots noyés dans la peinture…
ou Corps morts à remettre en oxygénation.
ou Intervention insensée.
ou Par associations d’idées, Monsieur Freud…
ou Une fois encore, 24 chapitres !
ou Le livre hypothétique.
ou De ce que beaucoup c’est bien peu si c’est tout.

1. Tentative de fouille archéologique dans les œuvres de Bruno Mendonça. Étagées, feuilles sur feuilles. Etagères. Mots coincés entre, ensevelis dans les matières ?

2. Définitions : l’art plastique est fait de matières, la littérature est faite de concepts. On passe de l’un à l’autre par des gués. Gare aux crues.

3. Humidité. Des algues. Du riz qui doit être gluant. Rapport à l’eau, à la glace, à ce qui coule : le lac, le glacier, les glacières, les failles dans la falaise qui mène les eaux vers la mer. Jusqu’aux livres, qu’on suppose humides, présentés sur une corde comme linges à sécher (dans un poulailler !).

4. Est culture tout ce qui n’est pas naturel. Tu donneras un nom à toute chose. Paradoxe de la bibliothèque insérée dans la nature : L’humidité pourrit. Retour du conservé à la matière brute. On sélectionne le meilleur du dégradable pour avoir du terreau. Cycle terre, arbre, papier, puis terre, et arbre, et papier, et puis…

5. Drôle de miroir sans tain : on n’y verrait pas au travers, et chacun n’y percevrait qu’un très vague fantôme de sa propre image. Fragile rétine et une vie insuffisante pour faire la mise au point.

6. Les mots dans la peinture savent-ils nager ?
Il faut s’empresser de les tirer de là. (Re)mettre les mots en libre circulation. Dans des phrases. L’objet plastique comme détonateur. (Pourrait s’écrire « plastic »…)

7. L’œuvre, comme tout propos plastique, pour provoquer la parole : œuvrer pour les points d’interrogation ; ou comme disent les enfants en réponse aux « pourquoi ? » : « Pour faire parler les curieux ».

8. Le point d’interrogation est le propre de l’homme.

9. Les livres fermés, clos. Formes et objets livres, mais textes invisibles. Livres interdits d’ouverture. Comme si nous retournions à une archaïque culture orale. Il y faudrait plus d’esprit que de lettre. Oui, mais…

10. Ou Textes Pétrifiés (ardoises gravées). Comme fossiles de naissance. En lutte contre l’oublieuse mémoire ? Bruno Mendonça grave. (Verbe ou qualificatif ?)

11. Collés, ligotés, enserrés, compressés, cloués, noyés, surgelés, en bois, en pierre ; faits et figés. Le noir absolu.
Ou bien, sur un autre rivage, lumineux, rêves à faire. Rêves à lire.
Lecture : Dans Mendonça j’entends Man-dom-ça. Jouer à traduire : Monsieur du Ça.

12. Même ouverts, indéchiffrables, ne livrent pas leur(s) code(s). Sans autre code peut-être que dire que ce devrait, que ce pourrait être codé.
Dans l’étouffant silence ombré des bibliothèques d’antan…

13. Objets de sens, mais cryptés, obturés, celés : signes sans codes, à déchiffrer à chaque expérience d’un vécue, à l’intuition, comme la piste que suit le traqueur ; signes plastiques isolés dans leur entassement, dépourvus d’articulation(s), de contrainte syntaxique. Articuler : le coude, le poignet… le langage.

14. Lorsque la totalité serait traduite en mots, plus rien ne serait désigné. Le désordre insignifiant du dictionnaire. Plus le dictionnaire est gros, plus il y a des sens, moins il a du sens. Trouver La paille. Mais quelle est La paille dans une meule de paille parmi des meules de paille ?

15. Ce n’est pas ici expression de l’amour des livres : ou bien est-ce la part de haine dans l’amour, ou bien encore, autrement dit, relation sadique ? Faire son Sade : jouir au livre jusqu’à sadisfaction.

16. Combler une absence, un désir d’avoir (d’avoir de l’objet ou d’avoir de la connaissance ?) : Jouer à l’avare avec cette fausse monnaie.
Etienne de La Boétie disparu, Michel Eyquem de Montaigne aura le projet fou de lui redonner présence dans l’écrit « J’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ». Mais le même ajoute « l’escrivaillerie semble estre quelque symptome d’un siecle desbordé ». (Essais, De la vanité, Livre III, chapitre IX).

17. Toujours floué, courir après ce que cache la jaquette, comme Dom Juan après ce qui est sous la jupe. Le livre lu, ou simplement écrit, n’aurait plus de mystère. « Le vierge, le vivace […] sur le vide papier que sa blancheur défend », …ou la poubelle.

18. La bibliothèque comme poubelle. Arman, inventeur de poubelles, en a fait une œuvre ; mais l’a pudiquement dite « accumulation ».

19. De l’accumulation. Définition étymologique de la bibliothèque : armoire à livres. À l’origine, un coffre. Devient tout espace de rassemblement, d’entassement. Trop plein, inaccessible, donc équivalant au vide. Lieu de la satisfaction du nombre par le nombre, mais lieu d’impuissance et de frustration à tout posséder, de la chose et des pensées. Mais au bout : Nous nous contenterons de peu. (Nous pouvons compter soixante et onze fois l’expression « se contenter de » dans les romans de Balzac).

20. Comme Internet. Les dés sont pipés. On ne trouve que ce dont on connaît l’existence. Ou, plus difficile encore, ce dont on est capable de faire l’hypothèse qu’il existe. Le règne de l’apparence, parier sur l’apparition. Internet ou La Grande Poubelle du Vingt-et-unième Siècle ?

21. L’humanisme ridiculisé, l’offre au consommateur supplante la proposition à l’amateur. Par pudeur (ou peut-être objectivité ?) on ne dit pas « l’amoureux ».

22. J’avance dans les notes, et j’ajoute parfois une ligne aux titres potentiels. Titre accumulatif de cette intervention insensée. (Accumulation, bibliothèque, ou bien… poubelle ?)

23. Un jeune Roumain fouille les poubelles de l’immeuble bourgeois, et en tire des objets. Un voisin lui dit que si c’est pour en être réduit à ça, il pouvait aussi bien rester chez lui. Désignant les conteneurs, il répond : « Mais chez nous, il n’y a même pas ces poubelles ».

24. Stendhal disait qu’il écrivait le livre qu’il cherchait en vain chez les libraires. La bibliothèque idéale (dit-on) comprendrait une trentaine de titres. (Ce on-là est douteux). En une vie, (on le dit) le bon lecteur lirait environ cinq mille livres. Restent toujours les vingt manquants que nous espérons lire demain. Mais ne seraient-ils pas déjà fossilisés, tous?

Marcel Alocco
Nice, août 2007
Catalogue Bruno Mendonça
Musée de GAP Février 2010

 

 

 

 

 

     

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