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2005
97.
Journal de mes sabords
(Hiver 2005)
Ouvertures quadrangulaires dans la muraille d’un navire,
les sabords servaient à aérer l’intérieur
ou au passage de la volée des canons
On en remet une couche
Au Mamac, expo Alain Jacquet. Camouflages, de peintures. Trames, d’imprimerie.
Jeux aux et sur les limites de la figuration. Des préoccupations
et une exécution ancrées dans leur temps. Le temps passe… En
1972 nous figurions tous deux dans « Aspects de l’Avant-garde
en France » (une sélection de Catherine Millet), au Théâtre
de Nice, seul lieu institutionnel qui, grâce à l’ouverture
de Gabriel Monnet, voulait bien à l’époque recevoir
une telle exposition. Figuraient : J. Le Gac que nous avons vu et voyons à Vence, à Cannes
; Ben, Martin Barré, Christian Boltanski, Jean Dupuy, Robert Filliou,
J.M Sanejouand, Bernar Venet, Martial Raysse, G. Titus-Carmel et Claude
Viallat. Avec le recul, la sélection de l’alors toute jeune
critique parait assez lucide… Plus lucide, en tous cas, que les
choix contemporains de la majorité de ses confrères. En
1974, chargé avec R. Monticelli de la sélection, nous étions
peut-être un peu moins pertinents mais, pour notre défense,
nous prenions le risque d’inviter des artistes plus jeunes : les
cinq du Groupe 70, Chacallis, Charvolen, V. Isnard, Maccaferri, Miguel.
Jean Mazeaufroid (du Groupe Textruction), J-F Bory, H. Fischer, R. Flexner,
J. Gerz, Journiac, Annette Messager, Gina Pane, J-P. Pincemin, Jacques
Pineau, Thénot, Touzenis. Des ensembles sans doute discutés
mais significatifs de la création en marche à l’époque.
Aujourd’hui, on aimerait discuter d’un choix 2005.
Ceci explique peut-être que j’ai apprécié que
soient exposés cet hiver quelques-uns des nouveaux artistes du
cru, qu’il aurait été plus productif de voir confrontés à des
pairs extérieurs. Pas suffisant pour juger de l’importance
des œuvres mais, Galerie des Ponchettes, presque tout indiquait
un vrai travail. Dommage qu’aucun document de pédagogie élémentaire
ne soit mis à disposition du public pour situer chaque démarche.
Pas convaincantes les coproductions de deux jeunes artistes (C. Lemesle
et J-Ph. Roubaud) avec G. Pistner aux galeries du Château et Jean
Renoir, où Pistner (invitante à Nüremberg, mais d’une
autre génération) phagocytait largement ses complices.
La Station, qui dément son nom, remuait et se déplaçait
dans Nice mais aussi à Marseille, Galerie Friche de la Belle de
Mai. R.A.S. – Etat stationnaire. Donc ça travaille, il y
a à montrer.
Villa Arson, c’était pas terrible, plutôt pire. « C’est
pas possible ! », vous me direz. Mais oui, que c’était
possible. Le plus pire du pire du conformisme académique. On va
chercher loin (Los Angeles et Berlin) des exemples de banalités
anecdotiques d’une platitude picturale exceptionnelle. A côté,
Véronique Boudier qui vient aussi de loin, (Châteauvillain,
du côté de Tours, si vous voyez) c’est pas si vilain.
Un peu décousu. Une intrigante boule de caillou et de (faux) diamants,
des portraits chanteurs, des ombres de danseuses dansant… de l’écriture
sur des murs. Un mou interrogatif dans les jointures. Peut-être
l’occasion d’une vitrine exceptionnelle pousse-t-elle à tout
montrer d’un seul coup au lieu de développer ? L’angoissant « Syndrome
des miettes » qui atteint beaucoup de jeunes artistes – savent
plus où ils en sont. Les autres, Marcel Duchamp en aurait mal à ses
rétines. Ce n’est pas que même en peinture les Marcel
soient contre le rétinien, mais faudrait qu’il ne soit pas
que rétinien. Alors, grand-père, où est la faille
? Artistes, organisateurs ? On a connu aussi l’académisme
dans le milieu du vingtième siècle, et avant, et après…Vrai,
fillette. Suffit que, hors quelques rares points de résistance,
l’incompétence artistique des marchands au critère étalon
dollars domine la petite compétence d’institutionnels frileux
et satisfaits… et hop !
Poste-scriptoume :
Pour « Syndrome des miettes », ne cherchez pas. Je viens
de découvrir. J’en reparlerai et, si vous n’avez pas
encore saisi, vous comprendrez à l’usage.
Paru dans Art Jonction n°51 Juin 2005
98.
Quelques livres d’ici.
Les Niçois publient. En quelques mois, me sont parvenus de Paris
trois ouvrages. Premier arrivé, « Le mouvement des nuages » d’Anne
Gérard, publié par Belem éditions dans une collection à l’intitulé significatif
et sympathique : « Prémices ». Connue comme plasticienne,
A. Gérard avait déjà donné d’intéressants
livres pour enfants (Ed. Ricochet). Le secret de famille n’est
pas un thème bien original, mais une écriture simple et
directe donne à ce récit bien construit un ton efficace
d’authenticité.
La même collection offre aujourd’hui « Les Moulins » de
Sophie Braganti. Autour d’une fillette en son miroir-souvenir (l’auteur),
plus qu’image d’un quartier périphérique niçois,
une série de portraits d’enfants de déjà jadis.
Le style, déchiré, oscille entre la raideur technique et
l’oralité ordinaire. Parfois quelque chose se dessine, bien
que l’écriture en notations sonne un peu apprêtée
et que les personnages en restent plutôt transparents.
Avec Michel Séonnet qui, dans la maîtrise parfaite de son
propos sur le métier plusieurs fois déjà a remis
son ouvrage, nous sommes sur un autre registre. Dans « Nice, le
bleu du galet » (Editions Point de Mire, 2004) M. Séonnet
donnait une petite musique de réconciliation amoureuse avec sa
ville natale. « La chambre obscure « (Gallimard, 2000) et « Sans
autre guide ni lumière » (Gallimard, 2002) annonçaient
par leurs titres un ton plus nocturne. Son récent « Le pas
de l’âne » (Gallimard, 2005) « indique le mouvement
de l’écriture elle-même », nous dit-on. Il est
vrai que, classique et ponctuée «ma non troppo», l’écriture
est d’une clarté qui répond aux lumières crues
des paysages et sied aux solitudes désespérantes de personnages « accumulations
de faits divers misérables » croisés en un parcours
que symbolise « le pas de l’âne », ou périlleux
sentier muletier. Etre passé par ce chemin d’ombres ne rend
par forcément plus optimiste, mais peut-être plus attentif à quelques
réalités voilées.
Paru (amputé du 1er paragraphe) dans le n° 51 d’Art
Jonction été 2005
98 bis
Témoignage désespérément subjectif (sur Fuxus)
Où « avoir été » n’est pas « être » quand
on veut trop « avoir »
Il résulte de ma spécialité (d’avoir été et
d’être le contestataire marginal de mouvements contestataires marginaux)
que tout ceci n’est que témoignage engagé[1], contestable à l’égal
de tout témoignage.
« Fluxus, the most radical and experimental art movement of the sixties » écrivait
Harry Ruhé[2]. Le fluxacteur des années soixante était sans
boussole créateur de flux, chose sans mots pour la dire et, provisoirement,
sans nom. Hugo aurait dit « une force qui va ». Au cœur du
siècle dernier nous n’avions plus dix sept ans et n’étions
pas sérieux pour autant, croyant apercevoir, cauchemars format Lagarde
et Michard, Arthur d’Abyssinie Académicien et Breton André en
très respectable vieux monsieur qui joue aux billes avec des haricots,
momifiés tels des félibres récitant du Lautréamont-Mistral
désormais élu terminus de la littérature. Ainsi les pitoyables[3]
fluxacteurs qui en 2004, quarante ans après persistent…
Fluxus Nice et retour
En 1958 Ben ouvre à Nice sa boutique Laboratoire 32 – devenue plus
tard Galerie Ben Doute de Tout. Ce sera le lieu central de Fluxus en France avec,
entre 1965 et 1968, La Cédille qui sourit à Villefranche-sur-Mer.
C’est à cet endroit que presque tous ceux qui sont alors « en
recherche » se rencontreront ou se croiseront, s’intéressant à Fluxus
de près ou de loin : Gens de théâtre, plasticiens, et aussi
ceux dont les premiers textes s’écrivent ou se publient en ces années,
comme Daniel Biga, Jean-Marie Le Clézio ou Michel Vachey. (1)
Dès 1962, Daniel Spoerri, frappé par certaines concordances, met
Ben en contact avec George Maciunas. Au Festival des Misfits, à Londres,
il rencontre aussi Robin Page, Arthur Koepke, Emmet Williams et Robert Filliou.
Avec son Théâtre Total Ben va désormais défendre,
souvent dans des versions très personnelles, les positions de Fluxus.
D’autres niçois trouveront dans cet apport extérieur matière à leurs
propres expressions. Dès juillet 1963, George Maciunas et Ben organisent à Nice
le premier des Concerts Fluxus niçois. Puis d’autres (Dick Higgins,
Alison Knowles…) enrichiront aux passages les perspectives Fluxus, tandis
que Georges Brecht, Donna Brewer, Robert Filliou et Marianne Staffeldt, rejoint
un temps par Joe Jones, animeront à Villefranche La Cédille qui
sourit. La démarche Fluxus apparaîtra alors dans toute sa complexité et
dans la variété de ses options. Quelques exécutants, autour
du Théâtre Total, apporteront aux concerts Fluxus la marque de leurs
personnalités, souvent très fortes (Piétro Paoli, Pontani,
D. Gobert…) Mais les artistes qui, à Nice, se reconnaîtront
au moins un temps dans l’esprit Fluxus et proposeront des œuvres
(Events, objets, etc…) resteront un tout petit nombre. Leur position est
difficile, totalement marginalisée : en France aucun critique ne prend
sérieusement en compte ces activités, et Fluxus y reste typiquement
niçois. Rien de bien notable à Paris où un concert initié par
Maciunas tombe dans le vide total et une proposition (visite en bus de Paris)
par Robert Filliou et Benjamin Patterson reste confidentielle. Le recensement
auquel se livre Maciunas, coordinateur et éditeur du mouvement, (dans
Fluxfest en 1966) en établissant le diagramme des artistes Fluxus dans
l’art contemporain (32 artistes seulement y sont alors reconnus Fluxus)
confirme leur isolement. Neuf groupes sont en activité : à New
York, San Francisco, Los Angeles, Boulder (Colorado) Copenhague, Prague, Okayama,
Tokyo et Nice. Ce qui autorise Ben à déclarer que pour Fluxus « Nice
a joué un rôle beaucoup plus important que Paris où, il faut
le reconnaître, par rapport à Nice il ne s’est rien passé. » Le
programme du concert donné à l’Artistique (Nice) le 29 octobre
1966 mentionnait tous les « Fluxus » niçois si n’y manquait
Serge Oldenbourg (Serge III) qui, parti à Prague pour donner avec Ben
et Milan Knizak une série de concerts, fut « retenu » en Tchécoslovaquie
pour d’autres « interprétations »(2)… On y retrouve
Ben, Annie, Alocco, Bozzi, Erebo. Mais ils sont évidemment bien plus nombreux
ceux qui, à Nice, ont été influencés ou ont tenté un
jour une expérience dans le contexte des manifestations Fluxus.
On a souvent tendance à réduire Fluxus aux concerts, qui en sont,
il est vrai, pour la mise en scène des Events (ou événements)
l’aspect le plus fortement apparent et caractéristique. Cependant
Fluxus, qui cultivait le mélange des genres, se manifestait sous des formes
diverses. Il est très présent dans les textes et des « propositions » dans
des publications – sous l’aspect le plus souvent de revues collectives
ou de recueils de travaux, comme dans les Tout et Fourre-Tout édité par
Ben, avec de nombreuses participations locales et internationales qui débordent
souvent largement le cadre Fluxus (3). La conception d’affiches et d’invitations
sera marquée par son style. On peut noter aussi une forte participation
Fluxus dans l’organisation d’expositions-manifestations collectives
comme Le litre de Var rouge supérieur coûte 1F60, Le Verre et l’Assiette,
Le Hall des remises en questions dont les documents portent trace, ainsi que
certaines expositions personnelles (Ben à La Cédille, Erébo,
Bozzi, Alocco à Ben Doute de Tout).
Fluxus, c’est aussi le Mail Art (Envoi par poste). Ray Johnson en fut l’initiateur
; il en fit systématiquement un moyen de production (4). L’Envoi
par Poste était bien adapté à Fluxus dans la mesure où la
tournure d’esprit et l’attitude prévalaient sur l’apparence
et l’objectivation, le concept sur la technique d’exécution.
(Les Mal-fait, Non-fait, de R. Filliou sont significatifs de ces « valeurs » Fluxus).
La dispersion à travers le monde des individus et des petits groupe Fluxus,
ainsi que son fonctionnement en un réseau informel et ouvert, privilégiaient également
cette forme de communication dans laquelle le moyen conditionne la réalisation,
tout en laissant une liberté extrême de l’expression quant
aux modalités et au sens. Contrairement à ce qui s’est pratiqué à partir
des années soixante-dix, il s’agissait surtout d’échanges
d’artiste à artiste(s), l’envoi étant le plus souvent
personnalisé, ou bien limité à un nombre de correspondants
très choisis qui étaient susceptibles de répondre par la
même voie. Aujourd’hui encore nous sommes sollicités pour
participer à des expositions sur un thème par envoi postal, mais
cette formule, si elle informe une exposition, n’établit pas une
communication induisant des échanges, les transmissions, les retours modifiés
et surprenants qu’elle suscitait dans sa forme première.
Nice, avril 1989
5. Pour plus d’informations sur Fluxus et autres, à Nice, on peut
consulter : Fluxus International and C° (Musée de Nice, 1979) - A
propos de Nice (Centre Georges Pompidou, 1977) qui donne la version de Ben -
Nice à Berlin (DAAD Berlin et Musées de Nice 1980)
Pour l’ensemble de Fluxus :
Fluxus – the most radical and experimental art movement of the sixties,
par Harry Ruhé (éditions « A », Amsterdam). Les divers
articles de Charles Dreyfus et ceux de Michel Giroud, dans la revue Kanal. Le
catalogue de l’exposition « Fluxus » à Paris, en juin
1989 , sous la responsabilité de Charles Dreyfus (Galerie 1900/2000 et
Galerie du Génie). Le Fluxus Codex de la collection Fluxus de Gilbert
et Lila Silberman (Jon Hendricks, Détroit, Michigan and H.N. Abrams Inc.
Publishers, New York) Introduction Pincus-Witten.
6. Journal de Prison, Serge III Oldenbourg, Ed. Sop’ag, Le Muy.
7. A noter aussi le n° 11/12 (été 1965) de la revue Identités
avec un long entretien de George Brecht avec Ben et Alocco, repris des années
plus tard part Flash art et Art Press. Egalement le n° 13/14 (printemps 1966)
de Identités au sommaire duquel on trouve : J. Cage, Ben, Chiari, Al Hansen,
D. Higgins, M.Knizak, Wolf Vostell, etc… Voir aussi n° 1 à 4
de Open (1967-1968)
8. Voir Mail Art, communication à distance, concept de Jean-Marc Poinsot,
Editions CEDIC, Paris 1971 et Art et communication marginale par Hervé Fisher,
Balland 1974.
« Fluxus à Nice », Z’éditions, Nice 1989
Le 27 juillet 1963 au soir, comme s’ouvrait la manifestation Théâtre
Total-Tout qui serait la première à porter officiellement à Nice
le label Fluxus, un train me ramenait à Vannes jouer au soldat de plomb – uniforme,
sac et arme me pesaient, je n’étais en rien auteur de la pièce,
seulement figurant à n’y comprendre rien. Vers 14 heures j’ai
croisé Maciunas à la terrasse du Provence où, d’esprit
dans la mouvance, je n’avais pas cœur à participer : on voit
sur une photo, de trois quart dos, ma nuque déjà fort dégagée
qui serait de rigueur encore retondue en mon quartier breton. Peu doué déjà pour
le théâtre, j’ai donc ce jour là raté mon entrée
en scène.
Me laisse perplexe que Fluxus, nom hasardeux d’une chose innommable, puisse être
devenu une institution vétuste qui se visite. Je songe à l’application
mise par George Brecht et Robert Filliou à briser avec un sérieux
considérable l’esprit de sérieux. Chaque fois que nous abordions
le sujet, au temps de la « Cédille qui sourit », Robert, qui
avec George a créé la Non-Ecole de Villefranche, s’encolèrait
: «Je ne sais pas ce qu’est Fluxus. Et je ne suis pas, je n’ai
jamais été Fluxus » me disait-il. En 1965, dans notre entretien
pour ma revue Identités avec G. Brecht et Ben Vautier le mot Fluxus, qui
apparaît cependant une fois dans la présentation, n’est jamais
employé. Un champ si vaste ne pouvait se limiter (définir) d’un
seul mot, même intentionnellement hasardeux et ouvert. L’incohérence
est pour Fluxus axiomatique. Un esprit Fluxus, des objets peut-être, mais
pas d’œuvres spécifiques. D’où présence
de fluxacteurs dans les diverses avant-gardes de l’époque. Me sidère
aujourd’hui l’énergie, la rigueur et la constance que nous
mettions dans des actions symboliques d’apparence si légères
par lesquelles nous voulions repenser le monde. Utopistes, mais en toute modestie.
Mon tract diffusé en mars 1968 au Théâtre des Carmes (Avignon) était
par dérision dédié à Nobody Fluxus. Il y avait dans
notre comportement, je crois, beaucoup d’utopie, de naïveté … et
parfois de colère contenue et de désespoir caché. On dresse
souvent en sage zen le portrait de R.F. (je signe République Française,
disait-il en riant), et je revoie Robert Filliou dans ses violences soudaines,
exprimant l’agressivité autodestructrice de la sincérité déçue.
A côté George était à la fois très fragile
et inébranlable. Nous le percevions, par son voisinage avec Marcel Duchamp
et John Cage, comme un morceaux de la vraie croix, et sa parole aurait pu être
d’évangile si nous n’avions été par curiosité toujours
contestant et exigeant la preuve. Si, avant l’arrivée de George à Villefranche,
Fluxus était pour nous incarné par Ben, celui-ci, en témoigne
ses écrits d’alors, donnait à G. Brecht le rôle central
d’un maître à penser auquel pourtant tout systématiquement
l’opposait. Ben a toujours été trop absolument Ben pour être
représentatif d’un ensemble. L’inconfort de Fluxus était
bien de n’être pas définissable, donc institutionnellement
irrecevable : la chance était qu’il soit à la fois vaste
et unitaille : chacun, pour peu qu’il se trouvât perdu dans l’errance
des marges, y reconnaissait son propos, pouvait y modeler son espace et inventer
son Fluxus. Après 1970, beaucoup d’astucieux asticots ne se sont
pas privé de s’installer dans le cadavre.
« L’inventeur de Fluxus »
Aux George(s)
(s est la marque du pluriel)
J’ai inventé Fluxus.
Avant-moi il existait – soit.
Mais quoi de commun entre l’impérialisme de Ben Vautier et la solitaire
sagesse de George Brecht ? George Maciunas déclinait, après une
liste déjà longue, dont j’étais – et qui n’était
pas close – toute une gamme des possibles depuis Flynt (« Economics
= Bluegrass ») jusqu’à ceux qui n’eurent rien à faire
avec Fluxus – jamais, mais dont il délimitait me semble-t-il les
contours, et d’une certaine façon, les nommant, les avalisait :
ceux qui, eux aussi, ont inventé un Fluxus toujours neuf, taillant chacun
dan son tissu caméléon un costume qui sied à leur
teint particulier.
Fluxus fut la liberté de jouer l’ironie et les mots, de confronter
la « Culture » à la jardinière –comme dans « Histoire
quotidienne », à l’illusion érotique : cf. « Bande
Objet n°8 ». Ce fut la liberté d’affirmer que jouer musique,
peindre et écrire pouvait se marier, et que la peinture pouvait affronter
le terrorisme alors régnant de l’objet au nom du principe : « Pourquoi
pas ? ». Ce fut aussi la liberté de se joindre à d’autres
entreprises non-contradictoires, comme celle d’aller sonder le mécano
du peintre en travaillant dans le tableau ses éléments constitutifs.
D’oser garder ce regard « économique » qui s’attache
aux « à-côtés » de la pratique dans « La
peinture déborde », et suivre jusqu’au fil détissé la
plus petite particule signifiante du tableau…
J’invente encore aujourd’hui Fluxus.
Je revendique, ce jour, l’héritage du défunt – mort
aux environs de 1968, d’un refroidissement : on l’avait découvert.
Je revendique le droit de ré-inventer encore, comme je revendique celui
de chacun d’avoir pu le faire depuis vingt ans – Beuys, Vostell,
Page etc. – même s’ils n’avaient rien à faire
avec Fluxus – jamais.
Nice 1989.
(Catalogue Happenings & Fluxus, Galerie 1900-2000, Paris 1989)
J’imagine que pour l’historien de l’art les contours de Fluxus
sont très vagues s’il y cherche une position esthétique,
trop précis s’il s’en tient à la vitrine marchande.
Dès que l’on sort du petit monde d’origine que G. Maciunas
tentait de fédérer, Fluxus devient une nébuleuse. Le vingtième
siècle est marqué de mouvements créateurs guère comparables
aux Ecoles qui polarisaient les variations jusqu’à la fin du dix-neuvième
siècle, et dont la définition sur le mode esthétique n’est
pas efficace pour rendre compte de regroupement souvent constitués à des
fins tactiques de visibilité. Ne répondant pas à une définition
normative d’école-tendance, ils font chacun appel à des concepts
opératoires dans des disciplines différentes : ici un concept esthétique
encore significatif, là c’est une visée sociologique, ailleurs
est plus centrale une pensée du sujet, une attitude. Dans le mélange,
on passe d’une pratique spécifique de la peinture au comportement
devant l’art, d’une philosophie au fonctionnement de la langue jusqu’à la
mise en exergue d’un concept isolé. On parvient même au concept
de concept, où l’art n’est plus l’art mais l’idée
de ce que peut être l’art. Fluxus, sans pratique spécifique,
opte au contraire pour une ouverture à toutes expressions quels qu’en
soient les moyens. Vocation délibérée d’auberge espagnole,
d’où n’étaient exclus que les voyageurs trop bien mis,
et encore…trop bien mis si couleur muraille. Face au classique Art Conceptuel,
Fluxus est l’aile baroque du duchampisme. Dérivant depuis une réflexion
sur la musique, Fluxus s’est surtout illustré dans « l’action » (les
Events) théâtralisation d’une production matérialisée
qui, élargie et figée en «happening», donnera la « performance » (qui
laisse des traces) et surtout «l’installation» : plutôt,
traversant le spectaculaire, les cendres d’un objet calciné par
la vie.
Privilégiant le relationnel mondain visible, les manifestations, et surtout
la réussite sociale (contradictoire avec l’idéologie d’origine
des équivalences posée par Robert Filliou) le milieu artistique
et ses commissaires ont restreint Fluxus à la marchandisation inaugurée
par G. Maciunas avec ses malencontreuses éditions labellisées et
sans limite, mais sans collectionneurs, donc rares. Plus tard d’autres
ont su en profiter. Visibilisation de Fluxus par des carriéristes de tous
bords, faiseurs d’objets d’art mis en exposition, alors que sont
Fluxus surtout les relations complexes aux autres (la dispersion des « groupes »,
les échanges humains[4], et pour ces raisons, le rôle capital des
envois postaux fluxusés de Ray Johnson). Sont ainsi gommés les
effets des prises de positions critiques, provocatrices [5] ou pour le moins
ironiques, face aux activités culturelles institutionnelles et classiques
de diffusion (Galeries, musées, théâtres, salles de concerts,
publications…) La pratique du « Off » est aujourd’hui
systématiquement relayée par le culte institutionnel du souvenir-du-off.
Les voici loqueteux ou dorés, mais promus généraux en récompense
de leur lointain anti-militarisme ![6] La critique contemporaine feint semble-t-il
de confondre succès et réussite sociale avec estime et fortune
de l’idée. Le succès et la réussite sociale mettent
en actions des intérêts et des forces extérieures, l’estime
et la fortune de l’œuvre sont essentiellement portées par
la prise de sens et son inscription dans la durée.
Fluxus affirmait à nouveau l’acte mental au moment où avec
le Pop’ et le Nouveau Réalisme s’imposait une réification
de L’Art que paradoxalement justifiait le geste de dérision duchampien. « Foutain » échangeait
son statut ironique contre celui de baptistère primitif d’un nouvel
objet d’art, beau ou laid selon toutes subjectives appréciations,
mais intouchablement élevé au rang d’objet sacré par
la vertu de l’inscription justement historique de son socle sacrilège.
Arroseur arrosé, Marcel Duchamp le sceptique devenait le prophète
d’une parole féconde que vénèrent les frères
ennemis, selon l’appartenance à l’un ou l’autre camp,
au nom de l’objet muséal ou du geste gratuit. D’un mouvement
plus ou moins incontrôlable le marché spécule à construire
la marque déposée qu’exploitent quelques habiles collectionneurs.
Destin très banal et assez confortable qu’avalisent au fil des ans,
en adolescents sexagénaires, la plupart des fluxartistes d’origines
ou ralliés, survivants étonnés d’une longue et hasardeuse
prise de pouvoir dont bénéficie leur troupe au cours du temps plus
que décimée. La muséalisation avancée des professionnels
de Fluxus est le symptôme flagrant de leur échec (comme
fluxistes).
Ainsi les 40 ans commémorés à Nice par les anciens combattants
en guenilles dorées réclamant leur dû de dollars à grands
cris de révolutionnaires honoraires. Mes réactions (à chaud)
dans un magazine niçois donnent une image de la situation actuelle
de Fluxus.
Jeu m’emmêle (6)
Automne Fluxus à Nice :
portrait de Ben en ancien combattant (garde suisse).
George Brecht, l’homme sans traces dans la neige.
Je me suis beaucoup ennuyé. La 365ième de Violon Solo de Chieko
Shiomi, ou la 804ième de Pièce pour Partition de Ben, ça
fait beaucoup. Septembre noir pour Fluxus. Ben, tu nous gonfles avec ta baudruche
and so on. Encore un hôpital qui expose ses chaises roulantes. Et le sarcophage
de Tout en came, on ne le montre pas ? Plus la mode ? Non ? L’air du temps
n’est plus à exposer l’or de l’Egypte. Partout on entendait
parler dollars-dollars. Mais dans le Paillon, pas de pétrole, et à peine
davantage d’eau. Chacun exploite l’Irak qu’il peut. Ben, avec
son bicorne et sa pique de virtuel Garde Suisse, joue les maîtres de cérémonies
bien réglées par l’habitude. Ben, Toi qui te moquais en 1965
des Vaguants qui représentaient « encore » Ionesco ! Tu nous
jouais quoi, ici et maintenant ? J’ai rien vu : trop de poussières…
Visiter Fluxus à Nice quarante ans après, l’idée était
séduisante. Informer et documenter est toujours légitime. Il aurait
fallu objectiver, analyser, structurer. Mener une recherche sur Fluxus et peut-être
sur les alentours, et alors se souvenir non seulement des Américains (incontournables)
et des Belges (pourquoi pas) mais aussi de Zaj en Espagne, de David Mayor avec
Fluxshoe et sa publication Schmuck à Exeter, de Chalupachi et du groupe
de Prague, des Milanais et d’autres… Nous avons eu droit à un
vaste et chaotique happening d’un Ben totalitaire exploitant le matériau,
et mettant en valeur sa clientèle. Un consternant remake ridé de
ce qui dans les années soixante jaillissait de sources juvéniles.
Comme s’il redoutait d’être jaugé à l’aune
de ses compagnons de route, Ben s’est évertué à brouiller
les enjeux, donnant place à des productions périphériques
ou récentes, certaines intéressantes, mais sans distinction d’époques
et de sens, laissant larges places aux gags et gadgets opportunistes. Comme si
Fluxus était un coefficient permanent applicable à tout acte se
disant créateur, original ou contestataire, manière au fond d’en
nier la spécificité puisque ainsi se télescopent dans une
même ambiance faux-dada, post-surréalisme, Fluxus et traînards
de Fluxus, et autres variations activistes pseudo-conceptuelles. On ne peut guère
(sauf comme non-mouvement ou marque déposée par George Maciunas
graphiste) définir Fluxus, dont Robert Filliou, qui apparaît aujourd’hui
comme l’un de ses acteurs marquants, dans les années « Cédille
qui sourit » m’a plusieurs fois dit violemment refuser l’étiquette
(et toutes les étiquettes !). Il est au moins possible d’en tracer
un contour historique, de désigner un temps de vie, plutôt que d’en
faire une accumulation arbitraire de démarches complaisantes à son
fantasme personnel. Nous avons entendu Ben dire que « les Fluxus américains » invités
n’étaient pas d’accord avec sa conception du mouvement (et
de l’organisation ?) mais, faute de traduction simultanée, ceux-ci
n’ont pas eu l’occasion d’exprimer en public leurs points de
vue. Restent les traces. Rue Saint François de Paule, de Serge III, le
poisson rouge dans le bénitier, ironique mais symbolique retour aux origines.
Galerie A. Couturier, Enrico Pedrini montrait un choix clair de sa collection.
Galerie Scholtès, comme d’habitude les pièces choisies par
Joël étaient mises en valeur (contrairement à ce que sans
nous consulter annonçait dictatorialement Ben dans son affiche programme,
ce n’était pas une « carte blanche à Marcel Alocco » !)
Dans la Galerie du Musée (Mamac) un ensemble très riche d’œuvres
mélangées disparaissaient dans la confusion d’un ordre purement
bénique, objets accompagnés de commentaires appropriatifs du Maître
organisateur. Cependant, à propos d’une table et deux chaises blanches,
un bel hommage à G. Brecht, décrit comme « le seul
qui puisse marcher sur la neige sans laisser de traces. »
On ne s’étonnerait guère du désastre si l’on
s’était souvenu que cette réunion de petits épiciers
de l’art vantant (et ventant) leurs étals à la veille de
prendre leur retraite sont entré en Fluxus, comme le réclamait
Picabia dans les années vingt pour Dada, en amateurs. Personne alors n’aurait
songé un seul instant à faire métier de Fluxus. Chacun avait
son activité alimentaire : design, boutique de disques d’occasion,
enseignement, peinture en bâtiment, voire activités éditoriales
ou artistiques autres. George Brecht après quinze ans en laboratoire de
chimie touchait les droits d’une invention de tampons périodiques,
assez limités quand il était à Villefranche pour dire avec
humour et son sourire triste : « J’ai inventé une chose qui
se serait bien vendue si elle ne servait pas que tous les vingt-huit jours ».
Mais son amateurisme lui permettait de jouer à restreindre à presque
rien le marché par la cynique exigence de fortes sommes contre des objets
(table, chaise, perroquet…) d’un prix modique dans un grand magasin.
Prise de sens dans l’échange de valeurs. Le prix faisait là sens
comme celui de la séance analytique. Au-delà des prises de positions
théâtrales en « concerts », qui sont la partie la plus évidente
de Fluxus, il y avait la concordance et les divergences des réflexions.
On lira par exemple avec profit « Change-Imagery », réflexion
de George Brecht sur le hasard et l’aléatoire, édité par « Les
presses du réel » (16 rue Quentin, 21000 Dijon) dans une petite
collection dite de poche, « l’écart absolu » dirigée
par Michel Giroud. Et comme nous sommes décidément dans la boutiquerie,
puisque nous avons la faiblesse, nous, de laisser traces noires sur le neigeux
de la page, signalons dans la même collection « Sensorialité excentrique » écrit
par Raoul Hausmann en 1969, et « Tombeau de Pierre Larousse » de
François Dufrêne… Après ce re-Fluxus retraite de Russie
réussie, ce n’est vraiment plus un début, mais continuons…[7]
Marcel Alocco
Septembre 2003
(Publié en novembre 2003, n°43 de La Strada)
Apparu comme une renaissance dadaïque aspirant à la réflexion
anti ou hors institutions pour lequel l’objet n’était qu’un
résultat porteur de dérision, Fluxus est vite devenu un véhicule
stratégique. A la trajectoire intellectuelle s’est fort ordinairement
substitué la construction de carrières artistiques, et dès
les années 70 sont apparus des personnages dont nous ignorions jusqu’aux
noms quand dans les années 60 l’enjeu était de penser la
vie et l’art.
A parcourir les documents célébrant Fluxus (comme le catalogue
d’exposition, L’esprit Fluxus, Musées de Marseille 1995, et
cités plus haut ceux de Venise et Beaubourg) il semblerait qu’ici
aussi témoignages et copies des publications publicitaires (magazines
d’actualité compris), soient reproduits et adoptés sans examens,
ignorant le long et ingrat travail d’exploration critique du terrain que
doit l’histoire de l’art.
Marcel ALOCCO
Nice, Novembre 2004
20 /21. Siécles n°2 automne 2005
2006
99
Journal de mes sabords
(Pour 2005, in memoriam)
Ouvertures quadrangulaires dans la muraille d’un navire,
les sabords servaient à aérer l’intérieur
ou au passage de la volée des canons
Envie de dire
Avez remarqué ? Ils disent « Je pense ». Dans les entretiens
télé ou radio, plus leur vocabulaire est restreint plus ils commencent
toutes leurs phrases par un « Je pense ». A ne renvoyer que la plus
pâle image du plus banal discours dominant, ils devraient préférer « Je
réfléchis ». « Pourquoi avez-vous fait ceci, ou cela
? » demande-t-on à l’artiste. Réponse type : « J’ai
eu envie de ». Nous voici considérablement éclairés,
n’est-ce pas ? Sans tomber dans le scatologique, des envies chacun en a
chaque jour, qui ont trait aux besoins, ou aux désirs, ou aux deux. D’accord,
phosphorer des petites cellules grises c’est plus fatigant. Mais n’auriez-vous
pas quelquefois envie d’un peu penser ?
De la culture et de la communication… (comme le Ministère
de)
Tout autre chose – comme ils disent à la télé quand
pour la transition ils débordent d’idées, à ne plus
savoir quoi dire. Libération titrait un jour sur la rencontre avec V.
Poutine : La lecon de démocratie de Bush à son « ami ».
Mon ordinateur pinaille sur la cédille : lecon n’existe pas. Faut
(on peut) écrire le con ou leçon. Libé n’a pas choisi.
Distraction d’un typo ou malice d’un rédacteur ? A vous de
choisir la leçon qui vous convient.
Bling, blang, blog
Le même numéro dit que ça blogue (oui blogue, pas blague)
sur la plate-forme de radio Skyrock. Sont 1,4 millions de 13 à 25 ans.
(J’entends dire début 2006 à la Télé qu’il
y aurait six millions de blogs ou blogues). Le blog comme opium du peuple. Chaque
blog s’ouvre sur une pub : Tous ces jeunes gens « libres » (qu’ils
croient) travaillent gratos pour la pub des golden viocs ! Tu blogues maintenant
se dit. Mais tu déblogues à plein tube aussi. Glissement phonétique
ordinaire en français de débloquer à débloguer :
s’ils daignaient bloguer, les plus distingués linguistes vous le
diraient. Un million quatre cents mille hommes femmes et enfants sandwichs, ça
fait un peu « bouffe express », non ? (Oui. Je sais : en français
on dit fast food). Vont tous être obèses de la cervelle – ou
du cerveau… pour ceux qui l’auraient conservé. Après,
toute cette graisse dans les yeux, comment lire un vrai livre, regarder une expo
? Un million quatre à gribouiller, 1 399 990 à écrire les
mêmes banalités, et quelques dizaines (ma copine, ton copain) à lire.
Bon, je concède qu’il y en aura bien une dizaine qui ont du talent
ou qui sont là pour travailler, du Québec ou d’ailleurs. Ça
diffuse, oui, mais pour ce qui est de communiquer, croyez pas qu’ils nous
prennent pour des vases ? Sommes tous des objets-communicants. Terrifiant « Syndrome
des miettes ».
Totalement pub
A la télé, j’avais remarqué une publicité Total.
Comme il est normal dans la pub, vos sous nous intéressent, qu’on
nous dit. Cynisme total : Un pompiste aux petits soins endormait d’une
berceuse ses clients. Sans doute était-il prévu pour l’été de
les allonger sur une plage de sable d’or, sans aucune trace de pollution.
Comment ? Que je vous parle de l’ « Erika » ? N’allez
tout de même pas vous plaindre, vous qui avez échappé au
tsunami ? Vous empêche de dormir ? Total donc, si vous souffrez d’insomnies,
pour endormir les citoyens, vous dit ce qu’il sait faire. Rêvez.
Vous êtes sur une plage dorée. Vous allez dormir avec une jolie
blonde à la peau drôlement bronzée, et vous lui chuchoterez « Erika,
mon adorée… » Son parfum préféré ? « Jerrican ».
Allez pas encore râler ?
Sur www.performArt.net
Premier trimestre 2006
100.
Livres d’ici et d’ailleurs
En cas de grippe
Que d’être livres, tout n’est pas forcément littérature…
Au pied de l’immeuble conversations de résidents, discussions de
Café du Commerce. La conversation tombe sur Da Vinci Code. Ne l’ai
toujours pas lu. Une voisine me dit inculte. Ne sais si elle plaisante. Donc
je lis Dan Brown. Psychologie à la hache, intrigue style « Club
des cinq », âge mental 11 ans. Enigmes cryptées type « Club
Mickey ». Régulièrement, une demi-ligne, façon formule,
titre, ou sentence, mise en évidence par les caractères en italiques
: c’est important, (qu’il semble dire) et j’entends prenez
note pour le cas où – âge mental 9 ans ? – vous n’arriveriez
pas à suivre. Sous-littérature de gare qui ne doit son grand succès
qu’à flatter chez tout ignorant l’illusion d’érudition.
En plus vous connaîtrez les « secrets », vous voici sans grand
effort « initié ». A comparer, les Harry Potter sont des exercices
de haute intellectualité, et Simenon, le Balzac du pauvre (d’esprit)
semble, malgré son siècle de retard, grandement méritant.
Pourrez lire Dan Brown pour distraire vos fins de grippe, vu que parmi les ouvrages
du genre c’est plus simple qu’un 007 et aussi prétentieux
mais moins barbant qu’un Houellebecq.
Pour la couleur
Me suis consolé en lisant le « Vincent Van Gogh aux Saintes Maries
de la mer » d’Alain Amiel (vangoghaventure.com). Petite étude,
petit livre, 60 pages illustrations comprises : une semaine du peintre entrant
littéralement dans les couleurs, qui se libère de l’ombre
et de contraintes académiques. Une semaine, mais qui avait des fondations
longues et solides. Ça mijotait, ici ou ailleurs ça devait bouillir,
l’occasion fait le larron et la marmite explose. Aux histoires pour romans
gnangnans, aux jolis coins représentés qui amusent les touristes,
s’oppose ici le simple et fondamental comment c’est fait. La peinture
en question selon Vincent. Tous les apprentis historiens d’art ou plasticiens
que menace le « syndrome des miettes » devraient sur cette analyse
de cas méditer comment dans la cohérence se structure une démarche.
Côté poussières
Je fouille dans la bibliothèque, toujours à la recherche de vieilleries.
Lorsqu’il y a fort longtemps j’étudiais la littérature à la
Fac d’Aix-en-Provence, un prof m’avait conseillé de toujours
choisir dans les rayons le livre le plus poussiéreux. « Il y a des
chances » disait-il, « que ce soit le plus intéressant ».
Je tire un livre des rayons. Louis Calaferte me dit : « Je suis en admiration.
Je n’avais pas connu cela, à ce degré, depuis le Voyage au
bout de la nuit. Comme Céline, Polac est un aristocrate de pensée.
C’est dire qu’il est brutal et vrai. Permettez-moi un conseil de
vieux lecteur : si vous n’aimez ni Rimbaud, ni Lautréamont, ni Stendhal,
ni aucun de ces écorchés de génie, croyez-moi : ne lisez
pas le roman de Michel Polac, laissez-le à ceux qui savent lire ».
Moi, faut pas me provoquer deux fois. J’ai eu tellement de mal pour apprendre à lire
! Je mets dans ma poche Maman, pourquoi m’as-tu laissé tomber de
ton ventre ? Surtout que cette question je l’ai posée des fois et
des fois. Pas à ma mère, non (pas osé), à des penseurs,
des philosophes, qui naturellement avaient pas osé non plus et ignoraient
la réponse. Dire que ce livre a été publié par Flammarion
en 1969, bis en 2000, et moi, perché dans mon île qui est loin de
la Cité, j’étais passé à côté.
Oui, c’est l’écriture d’une génération
dans laquelle je me retrouve, qui joue sur les dispositifs, les rythmes, l’oralité.
Mais ironique, aigu, coupant, blessant, rêveur et trop réaliste
en même temps (faut le faire) et puis ce mec qui cause, il m’a regardé vivre
par-dessus mon épaule pour savoir tout ce qu’il raconte que bien
sûr il dit que c’est lui, mais souvent c’est tellement moi
que je doute. Des banalités ? Oui, mais on en prend plein la gueule. Que
beaucoup n’aient pas aimé, je comprends. Faut être un peu
boxeur, un qui, pas champion, est toujours ontologiquement battu mais, maso,
revient toujours sur le ring. A la rencontre de son ombre pleine de bleus. Font
cela les boxeurs, boxer contre leur ombre. C’est dire s’ils sont
idéalistes ! Et nous donc ! On sort de ce livre comme du ring, un peu
groggy et se lamentant : « Maman, pourquoi m’as-tu laissé tomber
de ton ventre ? ». Peut-être pour que nous ayons au moins une question à laquelle
répondre. Essayer de…
A propos d’une rose
Tristano meurt, de Antonio Tabucchi, traduction Bernard Comment, paru
en juin 2004. Donc, pour moi, un livre tout neuf. Livré à la méditation
des amateurs d’art conceptuel, ce bref extrait : « Ils veulent tous
t’expliquer le monde… Une rose est une rose est une rose. Eh bien,
pas du tout. Tu sais que le rosier et le poirier appartiennent tous les deux à la
famille des rosacées ? Etudie la botanique, le poirier fait des poires,
et le rosier des roses, ça te semble la même chose ? » Ne
pas confondre détail et miette. Comme dit le Tristano de Tabucchi, « je
philosofaille ». Philosofaillons donc ensemble, et gare, au bout, à la
faille.
PerformARTS n°1
Printemps 2006
(ajout au texte précédent. N’a pas été publié)
Poste-Scriptoume encore : dans le dernier n° d’Art-Jonction (manque
de place ou erreur de manipulation informatique) le début de mon articulet « Quelques
livres d’ici » a sauté. Il y aurait été question
du roman « Le mouvement des nuages » d’Anne Gérard paru
dans la collection au titre significatif et sympathique « Prémices » dans
laquelle figure aussi S. Braganti (Belem éd. Paris) qui se retrouvait
ainsi sans nuances abruptement projeté en ouverture. Connue comme plasticienne,
Anne Gérard avait donné d’intéressants livres pour
enfants (éd. Ricochet, Nice). Le thème, secret de famille, n’est
pas des plus originaux, mais une écriture directe donne à ce récit
bien construit un ton efficace d’authenticité. Il suffit parfois
d’aller au plus simple mais, nombreux sont les écrivains qui l’ont
constaté, souvent le chemin est long pour y parvenir, et d’accrocher
becs et ongles pour y rester.
101.
Raphaël Monticelli,
« Bribes tirées de la mort de Dom Juan »
Jean Princival de l’Amourier aime publier des cycles insolites. En cours,
le poétique initié par Michaël Gluck « Dans la suite
des jours » qui ouvre avec le bien silencieux « Jour un » et
comptera sept ouvrages quand viendra « Le repos ». Pour Raphaël
Monticelli, avec le quatrième volume s’achève le premier
temps du cycle « Bribes tirées de la mort de Dom Juan ».
Il ne s’agit pas d’un roman (quoi que…) un récit (bien
que…) du théâtre (si ce n’est que…) un essai
(mais cependant…) ni des carnets si l’on entendait notes qui auraient
apparences et contenus de brouillons. Ce pourrait être aussi des Carnets,
mais alors dans le style magique, façon P. Valéry, vous savez,
que tout épaté lisant on se dit « Certainement y-a-un-truc ».
A la relecture, en possession enfin des quatre minces volumes – division
qui contribue à accentuer le non-lieu littéraire de l’objet – s’impose,
si j’ose cet étrange assemblage, une unité de dispersion.
Ces bribes, matériaux donnés comme en vrac, sont liées par
la présence continue des histoires, (la grande et souterraine Académique
et aussi les locales ou familiales tout autant inventives ou inventées),
non que ça raconte (bien sûr ça raconte aussi) mais les grands
textes (Homère, La Bible, et plus insolite La Chanson de Roland, et si
je triche, un peu, je dirais que Dante, Cervantès et autres ne sont pas
absents) les grands textes tissent un fond de scène devant lequel se déplace
un voyageur (modèle Ulysse, mais aussi Dante, et Moïse et Josué,
et Dom Quichotte…) Serait-ce donc un récit de voyage ? Nous sommes
aussi dans le roman picaresque avec sa multitude de tiroirs et de fils qui nous
emmêlent autant qu’ils se tissent. Sauf que l’itinéraire
n’avance guère selon notre tradition géographique, il serait
plutôt rêve de spéléologue… Nous voici explorant
des gouffres, mais dans l’angoisse d’ignorer l’entre-deux encore
plus nocturne. Miroir, mon beau miroir… Est-ce donc de moi qu’ici
je parle ?
Ce serait du monde une conception tâtonnée, quelque chose qui aurait à voir
avec au bout une naissance toujours espérée, toujours à venir.
Une gestation malhabile (nous manquons d’expérience : on ne se fait
naître qu’une fois) mais telle qu’en ses textes Raphaël
Monticelli vieux routier d’écriture la construit, à ruses
et malices d’architecte. Nous serions errants, et il y aurait toujours
un manque, un creux, une caverne, un gouffre… Mais où donc le cinquième
volume… ? Et autres suites… (voir amourier.com).
Performarts N° 2 été 2006
102.
Contes, mythes et légendes
BEN, grand (auto)critique
Annie Vautier prenait la mouche. Plus d’un an après elle me transmettait
par La Poste un texte (dans le même temps, à ce qu’on me disait,
rendu public par le courriel torrentiel de Ben à ses « abonnés »).
Au sujet d’un « Jeu m’emmêle » disputant des 40
ans de Fluxus à Nice (sept 2003, La Strada N°43). Il se trouve que,
sollicité par une revue universitaire qui préparait un numéro « Fluxus
en France », je terminais la rédaction d’un long article.
(Consulter la revue « 20/21.siècles » n°2 automne 2005,
Cahiers du Centre Pierre Francastel. Pour renseignements, voir www.4t.fluxus.net
) . A fin de vérifier quelques détails objectifs, dates, lieux,
noms, je me plonge dans de gros catalogues de manifestations prestigieuses que
je n’avais jamais consultés (la bonne ou mauvaise fortune muséale
de Fluxus ne m’obsède pas) : Je découvrais un entretien avec
Michel Giroud (catalogue Hors Limites, Centre Georges Pompidou, 1994) dans lequel
Ben exprime en général, mais en plus sévère et plus
violent, ce que je disais de façon circonstancielle. Tout sur le ton – je
cite Ben Vautier à propos de Fluxus: «…une expo qui vient
trente ans après ? Ce ne peut qu’être pitoyable ! ».
Le vilain ! J’espère qu’Annie V. voudra bien reprocher à son
complice de m’avoir devancé dans la critique. Concordance de points
des vues pourtant sans surprise puisque de 1958 à 1970 nous avons Ben
et moi beaucoup échangé, beaucoup réfléchi, et beaucoup
agité. Annie aurait dû savoir : d’avoir été à l’époque
la seule femme de l’Ecole de Nice, et sans doute une des inventrices du
Field Art en exposant ses Field-Works de plantes grasses ou vertes au temps héroïque
du Théâtre Total, de Fluxus et du Laboratoire 32, temps, avant 1974,
où quelque chose qui aurait pu s’appeler Ecole de Nice existait
encore.
Donc « Fluxus en France », par la revue « 20/21.siècles ».
Ne craignez pas l’origine universitaire de l’ouvrage, il n’en
reste qu’une certaine organisation. Mais Fluxus prend la main, et dans
la masse des informations, dans les approximations de la mémoire révélées
par les interviews, apparaît une image assez réaliste de la confusion
de ce non-mouvement. Fluxus, agglomérait plus ou moins mollement, et de
plus en plus mollement au fil des temps, des gens qui se rencontraient en chaîne
plus qu’en groupe et qui avaient en commun de ne pas pouvoir être
ailleurs que dans la corbeille des inclassables. Ce qui explique que les actifs
de la poésie concrète, du lettrisme, de l’I.S. ou de tous
les illustres-Ismes, qui chacun avait leur importance, n’ont jamais figuré qu’en
marge et dix minutes dans la nébuleuse de Maciunas, laquelle était
sans doute intéressante mais sans importance. Ce qui explique les routes
diverses prises très vite par les protagonistes, qui n’existent
plus que comme itinéraires individuels… pour ceux qui ont
su se construire un parcours.
Un roman :
Paraît ce printemps un « Robert Filliou, nationalité poète » par
Pierre Tilman, (Les presses du réel) qui se lit comme un roman. L’écriture
de Pierre Tilman en fait un agréable romancier. Mais ceux qui ont un peu
suivi les publications (Je pense entre autres à « Fluxus dixit,
une anthologie », de Nicolas Feuillie, par le même éditeur)
n’en sauront guère plus. Compilation pour l’essentiel des
informations, cette biographie aurait pu valoir comme mise en situation (puisque
P.Tilman en profite pour au passage donner le portrait de chacun des artistes
rencontrés par son héros) si les tableaux convenus de misères
joyeuses de la vie d’artiste, les complaisances affectives, et surtout
l’ambiance « people », n’en décrédibilisaient
la vulgarisation. Pas une seule référence des sources, même
pour les très longues citations. Comme si l’auteur, bien que rarement
présent, transmettait son témoignage. Œuvre de fiction. Tout
ce qui fait mythes et légendes est tenu pour vérité. Hélas,
on est là dans une confusion extrême. « Fluxus, poésie
concrète, poésie sonore et beat generation se trouvent réunis
sur scène ». Oui, mais se rencontrer, se confronter n’est
pas s’assimiler. Le Cubisme n’est pas le Surréalisme même
si Picasso a fait un temps joujou avec les Bretonnistes. Quarante cinq ans après,
grandes manœuvres parisiennes de récupération. Les archéos
font leur boulot, mais nous, les Filliou, Serge III, Flynt, Maciunas, Alocco,
Bozzi, G. Brecht et quelques autres on s’en fout des visiteurs de vestiges
: voilà belle lurette que nous ne sommes plus Fluxus… Car personne
ne l’a jamais été, bien sûr. (Jamais « comme ça »).
Retour aux vieux bouquins
Puisque nous sommes dans les vieilleries, continuons. A cause peut-être
de la fin de l’année polonaise (2005 ?) je m’étais
plongé dans les rayons poussières. « Ferdydurke ».
Vous mettez une dose de « Les Caves du Vatican » grand cru André Gide,
une rasade de « Les Copains » production d’un été exceptionnel
Jules Romain, une part copieuse de « Le Château » élevé par
F. Kafka, peut-être un zeste de « Nausée », mais pas
de l’intelligente, pas celle du temps ou Sartre avait un cerveau et, pas
encore atteint par la drogue idéologique proliférante, s’en
servait. Vous faites tourner le tout à l’aigre et vous obtenez le
cocktail « Ferdydurke », breuvage facile comme en août un rosé de
Provence trop frais, traître, et boum badaboum, que pour en penser quoi
que ce soit, vous pouvez même il me semble penser n’importe quoi.
Carnavalesque, peut-être ? Mais jamais avec le poids symbolique qui donnerait
sens jusqu’aux détails. Avec Witold Gombrowicz on va du N au S ou
de L’O à L’E. et réciproque. On joue le sens aux dés.
M’avait agacé jadis à parution (en France). Il y a un truc,
m’agace toujours, ça accroche, mais que c’est raz, que c’est
gazon, que c’est crottes de bique. Pour son compte, Gide parlait de « Sottie » je
crois. Disait aussi (Souvenirs de Cour d’Assise, me semble ?) « Tout
comprendre, c’est tout pardonner ». C’est trop gentil. On fait
comme « si de rien n’était ». (Avez remarquez ? L’expression
revient à la mode).
Autre vieillerie : Mario de Andrade, « Aimer, verbe intransitif »,
paru en 1927, au Brésil, en portugais de Sao Paulo. Plein de malice, et
pourtant dans sa critique sociale acide, n’est pas sans tendresse pour
des personnages pas toujours très sympathiques. Sont tellement humains
dans leurs faiblesses. Et chemin faisant, l’écrivain intervenant
comme auteur, une réflexion en action sur l’écriture et sur
la forme « roman » qui vaut le détour et aurait il y quelques
années seulement été qualifiée d’actuelle.
Pas facile d’être écrivain. Difficile de le rester. Le temps
use. C’est son boulot, sans doute ?
Façons de voir
Terminons sur la plus légère gondole des lunes de miel. « Contre
Venise » de Régis Debray : « Tout le monde aime Venise, mais
chacun aime Venise pour ne pas être comme tout le monde ». Quelques
années qu’il a été publié, mais tout frais à la
lecture. Faut dire, comparé aux égouts de Venise, facile d’être
frais comme un gardon. « Fréquenter là, et en causer, c’est
grand standing ». Venise est un original parfait, mais tiré chaque
année à quelques millions d’exemplaires, signés de
tous les noms, selon souhait : « De Commynes à la Princesse des
Ursins, de Pétrarque à Anne de Noailles » On pourrait ajouter,
plus bas de gamme, de Cocteau à B.H.L. Ou Sollers, qui sort un bouquin
pour défendre la vertu outragée de sa boueuse maîtresse.
Défend sa soupe, bien qu’il soit très très loin de
solliciter les « restos du cœur ». Dit que, Régis, ce
trouble fête, n’est pas de son monde. Inutile de préciser,
on voit à lire une seule page qu’ils n’ont pas le même
vécu. Ça me fait penser à ce médecin qui de mon jeune
temps, quand je raclais les fonds de tiroirs pour acheter tissu et couleurs,
me disait : « Vous n’avez pas visité l’Inde ? Il faut,
c’est magnifique… ». J’ai eu beaucoup de mal pour aller
jusqu’à Florence. Ne vivons pas le même monde, d’où troubles
de la vision.
Performarts n°2 Eté 2006
103.
JEAN CLAIREMENT ATRABILAIRE (à propos de Jean Clair)
Un conservateur à réactions. Je n’ai pas dit moteur, mais
j’aurais pu. Il arrache. Les mauvaises herbes et parfois quelques bonnes
avec, ceux qui jardinent comprendront. Chacun donc, puisque depuis trois siècles
on nous répète « il faut cultiver son jardin ».
Ses essais sont efficaces. Il a le coup de pied pour transformer et dans
la fourmilière.
Et il sait écrire, lui. Je crois me souvenir qu’il y eut au début
un roman… Vous me direz, ce n’est pas un critère absolu,
loin s’en faut comme on le voit chaque automne, mais à taquiner
cinquante ans l’écriture… Pas toujours bonne vue, même
si sa scie s’efficace : dans l’art contemporain dit-il « nul
danger non plus de voir s’y marginaliser quiconque ». Vraiment ?
Je vous dresse une liste ? D’accord, les artistes marchands, sortis des
Ecole d’Arts et Gestion, risquent pas grand-chose, sont certifiés
conformes. Mais les autres, ceux qui y vont la bouche en cœur sans gérer
leur carrière, les naïfs croyants ? Au bout de quelques décennies,
parfois, on s’aperçoit qu’ils ont existé. Alors, brusquement,
spéculation sur la rareté, quand ce n’est pas sur
le cadavre.
Pour le lecteur de « Du surréalisme considéré dans
ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes » l’intitulé disait
déjà le respect tout surréalisant (et ironique un peu) avec
lequel l’auteur considérait son objet. Lu ce précédent,
mais pas encore le « Journal atrabilaire » paru cet an. Titre sans
surprise… Judith Perrignon (Libé 7 avril 2006) y signale « ses
grands moments de mauvaise foi ». Je connais, je pratique aussi. Bon outil
pédagogique, le contre-pied, la mauvaise foi jubilatoire. Parfois le lisant,
je me dis : « Oui, oui, vas-y, cogne ici, cogne là… ».
Puis comme lui râlant, mais contre, je le juge bien excessif. Possible
d’estimer que l’officiel quasi monopole de Buren et de quelques autres
institutions nationales est abusif et stérilisant, mais faire en contrepartie
l’éloge d’un expressionnisme post-picassien mal digéré type
Bacon, est-ce bien raisonnable ? Finalement il y a saine lecture puisque ce n’est
pas consensus, que ça sème le doute et fait lever la pensée.
Faire penser, ça fatigue le lecteur, alors il est évident que ces
livres-là n’envahissent pas les vitrines des libraires. Moteur à réaction,
mais qui pousse en tous sens et bouscule le jardin à la française.
Donc guère utilisable pour qui ne connaît qu’un chemin étroit
et balisé. Moi, je suis pour les pissenlits et les pâquerettes
dans le gazon.
Je pourrais ici reprendre le principal de l’article de septembre 2003.
Comme : « Bien sûr, encore une fois (prends garde à droite,
prends garde à gauche) les « on » de tous bords accuseront
Jean Clair de fournir des armes aux conservateurs, aux réactionnaires
et aux extrémistes de tous bords. Pas facile de naviguer entre les rigides
de tous dogmes, les vaseux des nébuleuses et les dogmatiques de l’anti-dogme. » Sauf
que j’y mettrais « accuser » au présent..
Donc nous le lirons, pour approuver ou pour râler, mais frotter les petites
cellules grises à faire des étincelles, que les strates des poussières
du train quotidien ne les ensevelissent. Toujours la question fondamentale : à quoi
sert la critique ?
Performarts n°2 Eté 2006
104.
Lettre de Marcel Alocco à Christian Depardieu
Nice, juin 2006
Sans doute écho nocturne aux Cahiers de la Côte d’Azur annoncés
pour le n°2, j’ai rêvé que j’étais condamné à écrire
un guide des hauts lieux de l’Art sur la Côte. Donner des étoiles
ou des toques pour en qualifier les nourritures. Gênant : Comment comparer
le super palace et l’auberge familiale ? Qui d’autre aurait les moyens
financiers et logistiques des expositions Chine, Warhol, ou New York, mises en
scène superbement par le Forum Grimaldi à Monaco ? Comment comparer
les Châteaux (Cagnes, Valrose, Carros…) qui avancent cahin-caha
avec des pics et des vals leurs cuisines régionales, et les Grandes Institutions
où exercent les grands maîtres ? Quels critères communs entre
le Mamac, qui en Musée se doit de faire d’abord dans le patrimoine
(même récent) et la Villa Arson qui donnerait plutôt dans
le tout frais sorti du four et l’à venir fera le tri ? Où classer
La Malmaison cannoise qui tire son épingle du jeu, la Fondation Hugues
avec sa ligne vingtième récent, ou la Fondation Maeght qui fait événement
ponctuel ? Beaucoup plus modestes, grâce à la personnalité des
responsables, quelques lieux (comme à Villeneuve-Loubet, Saint-Jeannet,
Valbonne) avec des hauts et des bas se distinguent par la continuité de
l’action. Souvent la politique culturelle des lieux municipaux subit, hélas,
d’amicales pressions locales qui nuisent à la crédibilité des
programmes. Faut faire avec, faut choisir ses visites. (Laissons hors-jeu les
Galeries, auxquelles les nécessaires objectifs marchands imposent à court
terme plus de contraintes…)
Et quelle note donner à un lieu qui, ces dernières années,
aurait présenté en expos personnelles Arman, Alocco, Ben, Jean-François
Dubreuil, Bernard Pagès, Chubac, Max Charvolen, Viallat, Martin Miguel,
Claude Gilli, V. Isnard, Anne Gérard etc… avec présence
des artistes face au public ? De quel Musée ou Centre d’Art imaginaire
je parle ici ? D’une petite auberge au bord de l’eau qui a nom Espace
d’Art du Collège Port Lympia, à Nice. Il existe fort heureusement
en France, dispersés sur le territoire, quelques lieux modestes qui mènent
ainsi, chacun à leur façon et à leur niveau, un travail
d’exploration exemplaire (je pense, parmi bien d’autres, au C.A.P.
de Royan, à l’Espace Vallès de St Martin d’Hères,
ou au C.A.P. de Saint Fons). Donc, notons que les rêves ne sont pas toujours
vains, et que, si quelques moyens sont évidemment nécessaires,
la cohérence d’une ligne culturelle et le choix des artistes présentés
sont peut-être encore déterminants.
Performarts n°3
Automne 2006
105.
Aveuglante Monochromie
Que les artistes aussi sont aveugles
Yves Klein (qui voulait ignorer les monochromes antérieurs) disait à propos
de l’invitation à l’exposition dite « du vide »,
imprimé en relief « pour que les aveugles puissent la lire » : « Ils
sont tous aveugles ». Marcel Bataillard, qui se dit « peintre aveugle »,
propose « Entre quat’z’yeux » (Editions de L’Ormaie,
2006) textes aussi brefs qu’intelligents : Parlant de son vécu de
l’art, un artiste peut écrire les yeux fermés et être
plus clairvoyant que bien des « critiques » salariés. Mais
comme chaque artiste lit d’abord chez les autres ses propres problèmes
(note autocritique !) je ferai quelques réserves à propos de certains
paragraphes du chapitre : « Marcel Duchamp était-il de droite ».
Faire de sa pensée l’origine de l’art pour Grandes Surfaces
est une facilité rituelle. L’objet « urinoir » n’est
art que d’être, sans raccords ni circulation d’eau, en une
position qui le fait impropre à l’usage. Que la société de
consommation, qui fonctionne à flux tendu, attende un demi-siècle
pour mettre en vente « urinoir » en toute petite série comme « Fountain » ne
me paraît pas être le rendement idéal du gadgetisme. C’est
au pire une entreprise d’ART-tisane. La valeur marchande n’est pas
critère d’art. Quoi que tu fasses, Marcel, même si tu n’y
penses, eux sauront toujours en faire du fric.
Pertinence du discours
Ne pas confondre la démarche de Marcel Duchamp mettant, paradoxe de l’art,
l’objet en position de simulation (fontaine), un Tinguely ou un Arman créant
un langage d’objets, avec les pratiques d’artistes récents
qui ont refait du ready-made vide ou repeinturluré. Neufs ne sont que
d’occasion, n’avancent pas d’une demi-idée. Bien des
discours philosophiques qui conditionnent les expositions pourraient s’appliquer à des œuvres
si différentes qu’ils perdent pertinence. Le discours déborde
un objet sans consistance (et peut être excitant pour l’esprit),
ou ne dit de l’œuvre que le banal, et le fait plastique le déborde
largement, ce qui est la norme pour les travaux les plus originaux et novateurs.
L’effet de l’œuvre plastique ne s’épuise
pas par la parole.
« Fin et commencements »
Dans la même collection, Denys Riout, dont nous avions signalé « Qu’est-ce
que l’art moderne »( Gallimard, Folio), l’un des panoramas
possibles de l’art récent, donne, revu et augmenté, un ouvrage
paru en 1996 aux Editions Jacqueline Chambon : « La peinture monochrome.
Histoire et archéologie d’un genre ». Question encore d’aveuglement
: « L’intelligibilité sémiologique idéale de
la peinture est réalisée dans une peinture pour aveugle. L’abstraction
radicale et monochromatique en serait l’incarnation parfaite : elle propose
un visible qui n’aurait pas besoin d’être vu. »
Denys Riout, au-delà de « l’histoire et de l’archéologie
d’un genre », développe une réflexion sur les problèmes
fondamentaux auxquels se confronte chaque génération de peintres.
Quasi-monochromes, limites, propositions réitérées du dernier
tableau. Se heurtent la pratique et le texte, se manifeste que pour intégrer
la culture la peinture doit être dite, inévitablement discutée
et contestée. La notion de monochrome entretient ainsi « un malentendu
fécond ».
Explorer le champ des possibles
La proposition de Malevitch, « Carré blanc sur fond blanc » est
une œuvre fondatrice et féconde de la peinture du siècle
dernier. En posant un presque carré, blanc, avec une marge de toile qui
l’entoure et sépare d’un fond peint d’un autre blanc,
Malevitch initie une peinture-tableau. Yves Klein, labellisant le « monochrome »,
non seulement vulgarisera un concept entre-temps bien exploré, mais passera
de la peinture à l’objet, d’autant plus qu’il peint
les champs du support, et des « objets» (éponges, sculptures)
autres que le tableau. Yves Klein pas étranger au Nouveau-Réalisme.
Autres problèmes. Durant presque un siècle la réflexion
se poursuit en blanc, en noir, en couleurs ; et des textes : Malevitch, Rodchenko,
Strzeminski, Maria Ivanovna, Pougny, Klioune, Newman, Rothko, Still, Manzoni,
Fontana, Stella, Rauschenberg, Mangold, Ryman, Reinhardt. Et d’autres,
jusqu’à aujourd’hui, avec plus ou moins de pertinence, ont
affronté la couleur dans la pratique des limites. Questions à la
possibilité de l’abstrait, de la figure. Peinture toujours à repenser. «Monochromie
banalisée » dit Denys Riout parlant des quarante dernières
années. On tombe vite dans l’insignifiant quand ce qui est peint
n’est pas aussi suffisant que nécessaire : La page blanche possède
l’ouverture à tous les discours, mais elle n’étaie
ni ne réfute le dire qui l’exploite. Vertige du vide utile à certains « philosophes »,
mais les œuvres persistent. Ce livre fortement documenté permet
de faire provisoirement le point. Le dernier tableau n’est toujours pas
peint. Le serait-il, il y a, il y avait, il y aura la peinture hors du tableau. «La
peinture déborde». Ces deux ouvrages de D. Riout, seront aussi utiles à ceux, étudiants
ou amateurs, qui voudraient entrer dans la réflexion sur l’art contemporain
qu’à ceux, acteurs des arts plastiques, qui désirent repenser
et approfondir la vision qu’ils en ont. Nos amis italiens trouveront « Qu’est-ce
que l’art moderne » sous le titre « L’Arte del Ventisimo
secolo, Protagonisti, temi, correnti » (Einaudi, 2002). Rappelons du même
auteur Yves Klein, manifester l’immatériel (Collection Art et Artistes)
paru en 2004. Enfin, à l’occasion de l’exposition « Yves
Klein. Corps, couleur, immatériel » présentée au Centre
Georges Pompidou du 3 octobre au 5 février 2007, les Editions Gallimard
publieront de Denys Riout Yves Klein, l’aventure monochrome (Collection
Découvertes).
Performarts n°3
Automne 2006
106.
Lettre de M. Alocco à Christian Depardieu et Alain Lestié
Nice, octobre 2006
J’ouvre au hasard (tu parles !) une publication concurrente, (comme je
dirais à la télé « la chaîne rivale » si
je voulais surtout ne pas faire de pub à « artpress »), et
je tombe (si j’ai bien compris, car c’est en anglais, évidemment),
sur une page de publicité monochrome d’une vente Yves Klein. Le
hasard qui fait bien les choses avait prévu à Beaubourg pour cette
fin d’année un grand show tout bleu, tout feu, tout flamme. Je pense à la
note qui suit « Devoir de vacances » paru en édito de notre
n°3. Rien d’exceptionnel direz-vous, en toute raison. Normal que la
séduction exercée par la monstration culturelle sur l’amateur
jusqu’ici dubitatif puisse être satisfaite dans la boutique en face.
Toute galerie profite de la chance, en principe méritée, d’avoir
un artiste mis en évidence muséale. Question de limites.
Le cas évoqué par Alain Lestié est assez rare : un artiste
instrumente le musée en vitrine marchande pour un ensemble rétrospectif
de pièces qui sera mis en vente à la sortie. Où est la limite
? Ce fait évoqué en réunion de rédaction est-il tellement
anormal ? N’est-il pas la sanction logique de toute une politique qui depuis
une trentaine d’années a reconstruit un système d’art,
institutionnalisé si ce n’est « officiel », semblable à celui
qui faisait des Bouguereau, Gervex, Meissonnier, Cabanel, Gérôme,
etc… les maîtres (admirés) des Académies et du marché ?
La diversification des Salons et la mise en place du réseau de galeries
privées qui a suivi avaient un temps rompu l’harmonie administrée.
Chacun des grands salons rivaux que j’ai connus (Réalités
Nouvelles, de Mai, Grands et Jeunes, Comparaisons, Jeune Peinture) avait sa spécificité,
mais les sélections étaient faites par des artistes, parmi leurs
pairs et les nouveaux venus, sur des critères esthétiques. Et puis
(par quel miracle ? — innocent, bien entendu), marginalisés au début
des années 1970, les Salons ont cédé la place événementielle
aux Foires. Galeries et collectionneurs découvraient, faisaient leur choix
dans les ateliers et les salons ; aujourd’hui galeries et institutions
(on dit maintenant Ecoles pour Académies) favorisent les produits marchands à l’image
normalisée de ce qu’ils disent être l’Art International,
oubliant que la création qui peut intéresser un amateur est celle
qu’il ne trouve pas ailleurs. En toute-bonne conscience on écrit
en introduction d’un article, parlant des oeuvres, (dans une publication
rivale, toujours) qu’une manifestation d’envergure subventionnée à 50% à permis
des « échanges entre des collectionneurs, des conservateurs, des
institutions publiques et des galeries privées ». Où sont
les limites ?
Nous sommes en train d’oublier que s’il faut de l’argent pour
construire de la culture, la Culture est justement la part des pratiques et des
objets culturels que l’on s’approprie, part créée,
gagnée ou volée… qui doit donc être désirée,
mais qui jamais ne peut simplement s’acheter.
Performarts n°4
Hiver 2006/07
2007
107.
Raphaël Monticelli
(participation M.Alocco à l’entretien)
Bernar Venet
Ou
La force du retrait
Histoire de signes . J’entends : « Tu as vu mes signes noirs ? » Je
regarde la toile au fond jaune éclatant sur laquelle glissent chiffres
et lettres ordonnés –on dit « symboles »- les équations
mathématiques. J’opine. Puis je tourne la tête et regarde
Bernar Venet qui me désigne –par delà la fenêtre- devant
la maison- une petite retenue d’eau sur laquelle passent -entre murmures
d’écoulement et frisures de lumières – deux
cygnes noirs.
Savoir accueillir l’inattendu
L’homme est accueillant, attentif, disert, chaleureux. Je ne sais s’il
est vraiment sûr de lui, mais il est assuré de son affaire, de sa
démarche, et comme ne demandant qu’à elle, et d’elle
seule attendant tout. Si on le voit satisfait c’est, soudain, pendant ce
bref moment où elle lui ouvre une porte inattendue. C’est cette
ouverture, cet appel sans cesse en dehors de lui, qui le tire et le guide. Sans
repos. Pas d’art, ici, sinon du choc. Ou de l’arrachement. Pas de
ronronnement, pas de routine, mais des moments de chaos, de tumulte, de phosphorescence,
de fulgurance, qui naissent -toujours- d’une irruption immotivée
du réel, ou d’une façon inattendue et immotivée de
le percevoir quand des regards innombrables l’avaient tenu pour trivial.
Un heurt inattendu qui l’a laissé, un temps, sans voix, sans mouvement,
comme suspendu face à l’incompréhensible et à l’inconnu.
Dessin d’une trajectoire
Bernard Venet, naît à Saint Auban dans les Alpes de Hautes Provence
en 1941. La ville, c’est Pechiney pour qui toute sa famille travaille.
L’enfance, c’est la découverte de sa propre habileté plastique
et, très tôt, la rencontre avec l’art. La fin de l’adolescence,
c’est l’immersion dans le milieu artistique niçois où il
rencontre Arman puis tous les artistes de l’école de Nice avec qui
il noue ses amitiés. Il rejoint très tôt New York -il a 25
ans- où il découvre le minimalisme et fait la connaissance du milieu
artistique, de Marcel Duchamp à Don Judd. Après moins de dix ans
de débordante activité artistique, à 30 ans à peine,
il décide d’arrêter. Mais il reprend à 36 : en 6 ans,
dit-il, je me suis formé. J’étais un autre Bernar Venet.
J’avais effectué une conversion du regard.
Les chocs, ce sont les rencontres des œuvres et des artistes mais aussi
des irruptions inattendues du réel, goudrons ou tas de charbon. Ce sont
aussi ceux que lui offre sa propre activité quand, au hasard d’un
faux mouvement, il ouvre la série des accidents.
La problématique, fondée sur une mise en question radicale de l’art
et du statut de l’artiste, se développe à partir de l’idée
que l’artiste doit être aussi distant que possible de sa production,
parce que l’art n’est pas affaire d’affect. De là son
intérêt constant pour toutes les procédures qui font intervenir
des forces, des paramètres ou des acteurs étrangers à l’artiste.
Il les décline lui-même volontiers, les mettant en tension avec
leur contraire ; et elles entrent souvent dans les titres de son travail : alea,
désordre, indétermination, chute, effondrement, accident… Il
faudrait ajouter un trio à cette énumération : vision /
matière / concept… Ou, de façon plus dynamique : visualisation,
conceptualisation, matérialisation...
Musardages dans l'atelier d'assemblage
Nous voici au Muy, dans le Var, au lieu dit de la Ferrières. Atelier.
Ici on reçoit les arcs d’acier, venus de l’usine hongroise.
Ici on assemble. 3, 4, 5 arcs qu’il faut associer… Et une équipe
s’y emploie : disposer, souder, polir.
Il y a de la scénographie et de la chorégraphie dans l’atelier
: toute une série de déplacements et toute une gestuelle qu’on
voudrait retenir parce qu’elle inscrit dans le moment et le mouvement ce
qui va donner sa forme ultime aux arcs assemblés. Il y a un dedans et
un dehors de l’atelier : un lieu pour l’assemblage, un autre pour
les arcs assemblés… Il y a un avant l’atelier d’assemblage
: le travail de maquettes et de dessins, et celui de l’usine de
production.
On sait bien que la sculpture achevée va se charger de tout cela : elle
va orienter le sens de ses regards et suggérer ses mouvements à qui
voudra la voir sous tous ses angles.
Droites, lignes, tubes, arcs, angles, assemblages, lignes et surfaces
indéterminées,
dans l’œuvre de Venet, la sculpture est toujours en dialogue avec
le dessin –le dessin du technicien autant que le dessin de l’artiste
; l’organisation des formes dans l’espace tridimensionnel relève
d’un projet bidimensionnel, et l’artiste conserve dans la sculpture
le dessin, comme c’est le cas par exemple pour les lignes indéterminées,
la formule, comme dans la mention de la mesure d’un arc en degrés.
Ce qui est frappant, dans les assemblages, comme dans tout passage au
volume, chez Bernar Venet, c’est la diversité des traitements d’échelle,
et leur gestion. Si chaque sculpture, quelle que soit sa dimension, impose une
cohérence forte –la raison de sa nécessité interne-
du fait des modalités de sa conception, son impact sur le regardeur est
naturellement très différent selon qu’elle est un objet de
20 cm posé sur une table, un ensemble de 3 ou 4 mètres, un monument
de 20 ou 25 mètres…
La différence d’échelle implique ainsi une diversité esthétique,
des effets différents sur des zones de sensibilité différentes,
la mise en mouvement de relations différentes à l’environnement
et au monde. A la limite du décoratif quand il est de petit format, l’objet
monumental questionne la nature, la ville, le bâti, et notre façon
de nous mesurer au monde. Dans l’un de ses textes sur l’art, Alain
Freixe écrit, à propos du rapport qu’une œuvre établit
avec le réel : « Dire que c’était là…».
Et c’est bien ce que l’on se dit face aux œuvres de Bernar
Venet : dire que c’est là, dans cette formule faite pour le seul
usage de notre raison, que se tenait l’arc monumental qui s’impose à l’espace
urbain, et que cette sorte de maquette rappelle et évoque, dire qu’il était
là, cet espace qui accueille l’œuvre et que je n’avais
jamais vu comme je le fais maintenant que l’œuvre qui s’y inscrit
le désigne, dans son entier dépouillement.
Glanages
(Propos recueillis par Raphaël Monticelli et –à peine- retouchés
par lui)
1 - Marcel Alocco : Structure – couleur – concept - art
« Je suis frappé par deux constantes dans ton travail. La première
c’est que tout ce que tu proposes est simple et structuré : même
un tas de charbon a une structure physique déterminée par des paramètres
comme le poids, la masse, la chute… Tout ton travail montre qu’il
y structure même quand nous y voyons de l’aléatoire. La deuxième
constante, c’est l’absence de couleur. Mise à part la période
des équations, tout tourne autour du noir et du brun.
Je suis frappé aussi par le fait que l’on te classe toujours volontiers
parmi les conceptuels. Il me semble qu’un artiste, s’il n’est
que conceptuel, se transforme en philosophe. Il n’est plus artiste. Or
il y a toujours chez toi une matérialité très forte : tes
travaux de simple surface sont rares. Les goudrons, par exemple, réalisés
sur carton ondulé dont tu as arrondi les angles, sont travaillés
comme volumes. Il y a ainsi toujours une matérialisation très forte
du concept. Tu es sculpteur. Davantage sculpteur que Carl Andre, par exemple,
dont les œuvres sont tellement écrasées par le concept que
le seul fait de les décrire suffit à les montrer. Dans ton travail,
si on ne voit pas l’œuvre, elle n’existe pas. C’est pourquoi
il me semble que tu réalises un passage intéressant du concept à l’œuvre
d’art physique… une « artistisation » du concept réussie,
en quelque sorte. »
2 - Marcel Alocco – Raphaël Monticelli – Bernar Venet : Autour
de l’idée de « modèles » dans l’art
MA : L’idée de « modèle » est importante et elle
me paraît utile pour comprendre ton travail.
Cézanne, face à la Sainte Victoire, produit chaque fois un tableau
différent.
RM : Parce que sans cesse le « modèle » « manque à notre
désir ». Le regard qu’il porte sur la nature renvoie sans
trêve Cézanne à son incapacité et à son
impuissance.
MA : Et Cézanne ne résout aucun problème de géologie
ou de botanique. Il dispose d’un modèle sur lequel il effectue une
projection de type artistique. L’art, c’est le regard porté sur
le modèle.
RM : et le regard, c’est la mise à distance du modèle. Ce
sont toutes les procédures que l’artiste met en place pour établir
une distance entre celui qui peint et ce qu’il peint.
BV : cette mise à distance, c’est bien ma visée depuis le
début : lorsque je faisais les cartons, je les donnais en recommandant
de les repeindre : les cartons qui n’ont pas été repeints
par quelqu’un d’autre ne sont pas de moi.
RM : radicalisation de la mise à distance par le retrait de l’artiste.
Ce qui permet la mise à distance et le retrait, ce sont les procédures
que tu as mises en œuvre et auxquelles tu te tiens. Tu peux expliciter
chaque phase de la procédure, ce qui signifie que si tu peux la mettre
en œuvre, d’autres le peuvent aussi : des assistants de l’artiste,
mais aussi ceux qui acquièrent l’œuvre.
3 – Bernar Venet : De l’art du retrait au retrait de l’art
De 1971 à 1976, Bernar Venet arrête son activité artistique.
Il poursuit néanmoins recherches, lectures, conférences. Il arrête,
parce qu’il estime être parvenu au bout d’une démarche,
au bout du « concept ».
BV : « J’étais alors, sans doute, le seul artiste conceptuel
qui pouvait dire qu’il en était arrivé au point qu’il
n’y avait plus lieu de continuer. Continuer, ça aurait été satisfaire
mes pulsions pathologiques à la création d’objets, ou le
marché, ou les amateurs d’art. Tout cela me semblait extérieur à l’art.
Mon objectif avait été de donner une nouvelle définition
de l’art. Je considérais que ce travail était fait. J’arrêtais
sans regret… Les six années qui ont suivi ont été des
années d’étude, de réflexion, et d’approche
critique de ce que j’avais fait. J’ai pu mesurer les limites des
idées que j’avais défendues, et en tout premier lieu, celle
d’objectivité.
Fort de cette nouvelle expérience, au bout de 6 ans, j’étais
un autre Bernar Venet, disposant de possibilités nouvelles de développer
un travail. »
4 - Bernar Venet : Réduire les interprétations
« J’ai connu une période conceptuelle au tout début
de mon activité. J’ai voulu aller au bout de ce possible-là et
j’en suis arrivé, en 1967, à faire des œuvres totalement « dématérialisées » pour
reprendre l’expression de Lucie Lippard .. L’œuvre était
dématérialisée, mais le concept –la formule mathématique
au moins- était présent.
Mon objectif principal était alors de réaliser une œuvre
qui ne prête à aucune possibilité d’interprétation.
Je travaillais ainsi à des œuvres « monosémiques »,
même si je n’avais pas encore explicité cette notion là. »
5 - Bernar Venet : Les principes du travail, rigueur, sobriété, économie
« Je n’ai jamais eu peur de passer d’une étape à une
autre, d’une série à une autre, de changer de façon
de travailler, et d’angle d’attaque. Mais, depuis mes débuts,
les exigences sont toujours les mêmes : la sobriété, par
exemple, est l’une des constantes de mon travail, à toutes les étapes
de mon évolution, j’ai toujours évité la surcharge,
toujours voulu réduire la réalisation au minimum nécessaire.
Le recours aux mathématiques est une autre constante : parce que j’ai
toujours cherché à réduire le plus possible toute expressivité,
que je refuse toute spontanéité, que mon projet est de présenter
un art aussi débarrassé que possible des affects de Bernar Venet,
j’ai eu recours à ce qui représente –à tort
ou à raison- l’objectivité même.
Lorsque je mets en place la série des « accidents », par exemple,
je ne suis pas dans la colère ou dans la fureur : les « accidents » sont
le résultat de forces qui me sont extérieures : ils ne dépendent
ni de ma violence, ni de ma manière d’agir.
Ce qui motive, encore, de façon constante, mon travail, c’est l’idée
d’effondrement –vraie dans le goudron, le tas de charbon ou les accidents-
c’est le couple déterminé/indéterminé qui y
est à l’œuvre.
C’est à partir de ces idées-force, de ces « concepts » dont
la liste n’est pas close, que je projette des possibilités d’œuvres
qui me satisfassent visuellement, formellement et conceptuellement. »
6 - Bernar Venet : De la cohérence
« Jamais je n’aurais imaginé, en 1966, que je présenterais
un jour 100 tonnes d’acier en désordre. Compare le « tas de
charbon » de cette époque et les « accidents », ajoutes-y
les combinaisons aléatoires, les indéterminés, tu verras
qu’il y a cohérence : dans tous les cas, l’incertitude est
bien mon hypothèse de travail. »
7 - Bernar Venet : De l’usage des équations mathématiques
« J’utilise les mathématiques comme un sujet possible, de
la même façon que Malévitch utilise la géométrie,
ou Cézanne les arbres et les fleurs sans être botaniste. J’utilise
les mathématiques pour continuer à définir un nouvel espace
de l’art qui n’est ni figuratif ni abstrait. »
8 - Bernar Venet – Raphaël Monticelli : Naissance de la série
des « Accidents »
BV : « Comment sont nés les « Accidents ? » Je travaille
le plus souvent d’abord sur maquette. Une fois l’installation réalisée,
je photographie à la bonne hauteur pour me faire une idée de la
réalisation en grand format. J’étais donc, un jour, en train
de réaliser la maquette de barres d’acier appuyées contre
un mur de manière à produire des effets de relief quand, tout à coup,
sans le faire exprès, j’ai fait bouger la maquette et tout s’est
effondré.
Après la première réaction de déception, en regardant
l’effondrement m’est revenue l’image du tas du charbon et la
parenté du désordre m’a intéressé. En même
temps, il m’a semblé impossible d’associer la rigueur géométrique
de ces barres d’acier toute droites, à ce désordre accidentel.
Aussitôt après, pourtant, je me suis dit : « pourquoi pas
? » cette association de l’ordre et du désordre…
RM : Bel hommage à Bachelard…
BV : En effet, hommage à Bachelard
RM : Il me semble que les effets de l’accident, de l’indéterminé,
de ce qui est à l’œuvre dans ce qui nous paraît aléatoire
a toujours intéressé l’humanité ; et ça fait
l’objet aujourd’hui de l’attention des physiciens.
Dans le cas précis tu as pris en compte, comme artiste, et avec la démarche
et les moyens de l’art, un phénomène, ou un événement
auxquels les scientifiques peuvent s’intéresser avec les
moyens qui leur sont propres.
BV : il faudra lire le texte de Pedrini dès qu’il paraîtra.
Il appelle ça le « possibilisme ».
9- Bernar Venet : Tendances
« Je m’inscris dans la lignée d’un Franck Stella qui
dit « what you see is what you see », et plus encore, je suis dans
les mêmes préoccupations que Donald Judd qui parle de la recherche
de l’objet spécifique qui ne fasse référence qu’à lui-même.
Mais chez Judd, l’interprétation est encore possible.
J’ai essayé de limiter au maximum toute interprétation en
cherchant à sortir de l’opposition Figuration/abstraction. »
Les œuvres sur toile de la dernière période sont bien différentes
de ce que Bernar Venet avait proposé jusque là : toiles dans une œuvre
essentiellement vouée à la sculpture, diversité colorée
qui n’était jamais apparue dans le travail de l’artiste ;
elles s’inscrivent pourtant très clairement et très rigoureusement
dans une problématique qu’elles creusent et diversifient.
Je retiendrai six « leçons complémentaires » de cette
dernière période :
L’art de Venet ne joue ni du secret, ni de l’énigme : on sait
que –toujours- quelqu’un détient le sens et la pratique de
l’équation ou du diagramme présenté et que ce sens
est accessible à tous par des moyens disponibles à tous.
L’art de Venet travaille sur la zone de manque entre un savoir théoriquement
disponible et accessible et le savoir effectif auquel individu a eu accès
et dont il peut réellement disposer.
L’art de Venet travaille la distance et d’abord celle qui s’établit
entre une équation –aussi « équation » que possible-
et un environnement plastique –aussi « peint » que
possible.
L’art de Venet est un art de l’incertitude : il met en jeu –et
en cause- des zones de certitude ; si l’équation est incompréhensible
au profane, sa présence comme objet à regarder dans un contexte
plastique n’est pas plus compréhensible au spécialiste.
Par cette mise en jeu et en cause, l’art de Venet permet des mises à distance
en cascade: chaque toile est objet construit aussi bien du savoir du scientifique,
de l’amateur d’art et du grand public, que de leur ignorance.
Ce n’est pas le moindre des effets de l’art que de permettre à tous
de faire quelque chose de ce qui échappe à notre savoir
et qui ne soit ni occultation, ni mythification, ni mystification.
Paradoxes de l’art du retrait : quand l’artiste s’efface comme
pour laisser l’art se faire de ce qu’il ne maîtrise pas et
de ce qu’il ne comprend pas, il ouvre au spectateur un espace de présence
et de questionnement qui induit des effets de savoir.
Raphaël Monticelli
Performarts n°5
Printemps 2007
108.
Le dialogue continue
(Une lettre, encore … à nos lecteurs)
Dans le précédent n° j’évoquais l’inversion
dans le temps des modalités de sélection des artistes, du jugement
jadis par les pairs influençant le marché jusqu’à la
prise de pouvoir du marché. Comme je l’espérais, quelques
lecteurs (ou amis qui me veulent du bien) m’ont interpellé pour
dire qu’en souhaitant un retour des Salons j’étais un ringard
nostalgique. Je n’avais pourtant (regretter est inutile) que constaté le
retour à une situation institutionnelle du milieu du dix-neuvième
siècle, qui marchandise totalement la production artistique. Lorsqu’au « qu’est-ce
que ça vaut ? » se substitue le « combien ça vaut ».
Quant à donner la solution…
Entre le moment où j’écrivais la précédente
lettre et sa publication, j’ai reçu un Culture.Gouv, magazine du
ministère de la culture et de la communication (n°42). On y signalait
le succès de la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC) avec
86 000 visiteurs (à Paris). Et 135 000 pour la très institutionnelle
sélection « Force de l’Art » (à Paris). Mais
440 000 pour Cézanne (à Aix-en-Provence !), ce qui relativise… Et
le Salon « Art en capital »(Capital ???? on joue sur les mots ?)
annoncé devait (a dû) accueillir au Grand Palais (à Paris)
du 9 au 19 novembre plus de 2000 artistes. Ce qui, selon mes accusateurs, semblait
combler mes vœux. Hé bien non !
L’artiste « souvent amateur » nous dit-on pouvait ainsi « accéder à une
large audience ». A supposer un très bon et solide marcheur au regard
très perçant qui sacrifierait quelques minutes aux artistes qu’il
connaît et apprécie, resterait au visiteur, à vue de nez,
3 heures pour le reste, soit quatre à cinq secondes par envoi — dans
le cas improbable où la fatigue, la saturation ou la folie ne l’aurait
avant terrassé. L’artiste (« souvent amateur ») pourra
se vanter d’avoir été vu en exposition à Paris… durant
4 ou 5 secondes. Quant à avoir la bonne solution…. Certitude :
le ringard, c’est ce Salon. Ici l’Histoire ne ment pas. Les salons
anciens fusionnés pour constituer le « Capital » sont les « traditionnels »,
ceux qui au fil des ans étaient devenus les moins accueillants pour les
novateurs : « Artistes indépendants » (qui s’illustrait
déjà en refusant le « Nu descendant un escalier » de
M. Duchamp), « Artistes Français », « Comparaisons » (lequel
réservait cependant par définition une petite part aux formes nouvelles,
le seul des cinq que je citais à être en « Capital »)
et, enfin, le « Salon du Dessin et de la Peinture à l’eau » (qui,
d’après la chanson, se devrait d’être plus rigolo).
On peut souhaiter que « La force de l’Art », dont on annonce
la pérennisation triennale, prenant de la rigueur et s’interdisant
par exemple de montrer un même artiste deux sessions successives, à fonctionner
comme « Le Salon » que l’Empire second suicidât, ne deviennent
pas « Le Salon » de la cinquième (ou sixième) République.
Nous sommes à ce jour dans une grande confusion des missions. On peut
gouverner l’industrie et le commerce de l’art, dans une certaine
mesure favoriser la diffusion des oeuvres, on ne gère pas la création.
A explorer l’histoire de l’art, on constate que les artistes marquants
dédaignés par les officiels contemporains (comme Van Gogh, Cézanne,
Gauguin…) étaient appréciés par les meilleurs de
leurs pairs. Passons sur le fait permanent que le jugement critique demande autant
de capacité créatrice que l’art plastique, et constatons
que, dans les publications ordinaires, le journaliste « généraliste » qui
ne s’aventurerait jamais à commenter les mathématiques ou
la médecine s’arroge la compétence de juger de l’art.
Le plus grave n’est pas l’incompétence, mais le mépris
des responsables éditoriaux ainsi manifesté pour les activités
créatrices. Sauf si elles sont spectaculaires, scandaleuses, ou chères.
S’ajoute que, consciemment ou non, la publicité obligeant les publications,
la critique spécialisée a perdu beaucoup de sa crédibilité.
Reste, et se reconstruit fortement, le travail de fond, à moindre audience
et à plus long terme, de la critique et de l’histoire de l’art
universitaires. Comme le disait un artiste plein d’humour, le plus difficile
est de passer le premier siècle. Donc, le plastique étant des arts
le moins tributaire du temps, tout espoir n’est pas perdu. Mais
est-ce une solution ?
L’intervention institutionnelle n’est pas en soi plus négative
qu’une autre : L’Etat dans sa continuité reste pluricéphale
et variable. Le préjudiciable est, comme en d’autres domaines, la
confusion des pouvoirs. Savoir qui fait quoi. Ainsi lorsque des fonctions sont
attribuées à des « agents indépendants » qui,
contrairement à cette appellation très « mode », dépendent
surtout de la rétribution des privés qui les employaient et les
emploieront après leur mission en durée déterminée, « l’exécutif » et
le « judiciaire » se mêlent, clients, critiques et marchands
finissent par se confondre. Il ne faudrait pas que « La Force de l’Art » ne
soit que le miroir triennal des Foires « Internationales » françaises,
allemandes, Italiennes… ou Volapucques.
Nous pourrions, chers lecteurs contestataires, discuter aussi les politiques
des Musées, Centres d’Arts, F.R.A.C, etc… des bonnes intentions,
de leurs applications humaines… trop humaines. J’attends
le facteur.
Performarts n°5 Printemps 2007
109.
Vingt-quatre notules désordonnées
(Extraites d’un Cahier d’atelier)
ou Aux mots noyés dans la peinture…
ou Corps morts à remettre en oxygénation.
ou Intervention insensée.
ou Par associations d’idées, Monsieur Freud…
ou Une fois encore, 24 chapitres !
ou Le livre hypothétique.
ou De ce que beaucoup c’est bien peu si c’est tout.
1. Tentative de fouille archéologique dans les œuvres de Bruno Mendonça. Étagées,
feuilles sur feuilles. Etagères. Mots coincés entre, ensevelis
dans les matières ?
2. Définitions : l’art plastique est fait de matières, la
littérature est faite de concepts. On passe de l’un à l’autre
par des gués. Gare aux crues.
3. Humidité. Des algues. Du riz qui doit être gluant. Rapport à l’eau, à la
glace, à ce qui coule : le lac, le glacier, les glacières, les
failles dans la falaise qui mène les eaux vers la mer. Jusqu’aux
livres, qu’on suppose humides, présentés sur une corde comme
linges à sécher (dans un poulailler !).
4. Est culture tout ce qui n’est pas naturel. Tu donneras un nom à toute
chose. Paradoxe de la bibliothèque insérée dans la nature
: L’humidité pourrit. Retour du conservé à la matière
brute. On sélectionne le meilleur du dégradable pour avoir
du terreau. Cycle terre, arbre, papier, puis terre, et arbre, et papier,
et puis…
5. Drôle de miroir sans tain : on n’y verrait pas au travers, et
chacun n’y percevrait qu’un très vague fantôme de sa
propre image. Fragile rétine et une vie insuffisante pour faire
la mise au point.
6. Les mots dans la peinture savent-ils nager ?
Il faut s’empresser de les tirer de là. (Re)mettre les mots en libre
circulation. Dans des phrases. L’objet plastique comme détonateur.
(Pourrait s’écrire « plastic »…)
7. L’œuvre, comme tout propos plastique, pour provoquer la parole
: œuvrer pour les points d’interrogation ; ou comme disent les enfants
en réponse aux « pourquoi ? » : « Pour faire parler
les curieux ».
8. Le point d’interrogation est le propre de l’homme.
9. Les livres fermés, clos. Formes et objets livres, mais textes invisibles.
Livres interdits d’ouverture. Comme si nous retournions à une archaïque
culture orale. Il y faudrait plus d’esprit que de lettre. Oui,
mais…
10. Ou Textes Pétrifiés (ardoises gravées). Comme fossiles
de naissance. En lutte contre l’oublieuse mémoire ? Bruno Mendonça
grave. (Verbe ou qualificatif ?)
11. Collés, ligotés, enserrés, compressés, cloués,
noyés, surgelés, en bois, en pierre ; faits et figés.
Le noir absolu.
Ou bien, sur un autre rivage, lumineux, rêves à faire. Rêves à lire.
Lecture : Dans Mendonça j’entends Man-dom-ça. Jouer à traduire
: Monsieur du Ça.
12. Même ouverts, indéchiffrables, ne livrent pas leur(s) code(s).
Sans autre code peut-être que dire que ce devrait, que ce pourrait être
codé.
Dans l’étouffant silence ombré des bibliothèques d’antan…
13. Objets de sens, mais cryptés, obturés, celés : signes
sans codes, à déchiffrer à chaque expérience d’un
vécue, à l’intuition, comme la piste que suit le traqueur
; signes plastiques isolés dans leur entassement, dépourvus d’articulation(s),
de contrainte syntaxique. Articuler : le coude, le poignet… le
langage.
14. Lorsque la totalité serait traduite en mots, plus rien ne serait désigné.
Le désordre insignifiant du dictionnaire. Plus le dictionnaire
est gros, plus il y a des sens, moins il a du sens. Trouver La paille.
Mais quelle est La paille dans une meule de paille parmi des meules de
paille ?
15. Ce n’est pas ici expression de l’amour des livres : ou bien est-ce
la part de haine dans l’amour, ou bien encore, autrement dit, relation
sadique ? Faire son Sade : jouir au livre jusqu’à sadisfaction.
16. Combler une absence, un désir d’avoir (d’avoir de l’objet
ou d’avoir de la connaissance ?) : Jouer à l’avare
avec cette fausse monnaie.
Etienne de La Boétie disparu, Michel Eyquem de Montaigne aura le projet
fou de lui redonner présence dans l’écrit « J’iray
autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ». Mais le
même ajoute « l’escrivaillerie semble estre quelque symptome
d’un siecle desbordé ». (Essais, De la vanité,
Livre III, chapitre IX).
17. Toujours floué, courir après ce que cache la jaquette, comme
Dom Juan après ce qui est sous la jupe. Le livre lu, ou simplement écrit,
n’aurait plus de mystère. « Le vierge, le vivace […]
sur le vide papier que sa blancheur défend », …ou
la poubelle.
18. La bibliothèque comme poubelle. Arman, inventeur de poubelles, en
a fait une œuvre ; mais l’a pudiquement dite « accumulation ».
19. De l’accumulation. Définition étymologique de la bibliothèque
: armoire à livres. À l’origine, un coffre. Devient tout
espace de rassemblement, d’entassement. Trop plein, inaccessible, donc équivalant
au vide. Lieu de la satisfaction du nombre par le nombre, mais lieu d’impuissance
et de frustration à tout posséder, de la chose et des pensées.
Mais au bout : Nous nous contenterons de peu. (Nous pouvons compter soixante
et onze fois l’expression « se contenter de » dans
les romans de Balzac).
20. Comme Internet. Les dés sont pipés. On ne trouve que ce dont
on connaît l’existence. Ou, plus difficile encore, ce dont on est
capable de faire l’hypothèse qu’il existe. Le règne
de l’apparence, parier sur l’apparition. Internet ou La Grande Poubelle
du Vingt-et-unième Siècle ?
21. L’humanisme ridiculisé, l’offre au consommateur supplante
la proposition à l’amateur. Par pudeur (ou peut-être objectivité ?)
on ne dit pas « l’amoureux ».
22. J’avance dans les notes, et j’ajoute parfois une ligne aux titres
potentiels. Titre accumulatif de cette intervention insensée. (Accumulation,
bibliothèque, ou bien… poubelle ?)
23. Un jeune Roumain fouille les poubelles de l’immeuble bourgeois, et
en tire des objets. Un voisin lui dit que si c’est pour en être réduit à ça,
il pouvait aussi bien rester chez lui. Désignant les conteneurs, il répond
: « Mais chez nous, il n’y a même pas ces poubelles ».
24. Stendhal disait qu’il écrivait le livre qu’il cherchait
en vain chez les libraires. La bibliothèque idéale (dit-on) comprendrait
une trentaine de titres. (Ce on-là est douteux). En une vie, (on le dit)
le bon lecteur lirait environ cinq mille livres. Restent toujours les vingt manquants
que nous espérons lire demain. Mais ne seraient-ils pas déjà fossilisés,
tous?
Marcel Alocco
Nice, août 2007
Catalogue Bruno Mendonça
Musée de GAP Février 2010
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