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1992-2000


1992

6. Alfred Angeletti,  Peintre.

     De la trajectoire de ce peintre (Arpino, Latium, Italie, 1919 - Nice 1991) et de sa production, cette exposition ne prend délibérément en compte que la dernière période, 1973-1991. Ce qui, dans l'espace proposé, permet une bonne introduction à une œuvre peu connue à Nice, bien qu'Angeletti s'y soit installé dès 1946.

     Dans la mesure où le choix de la plasticité comme moyen d'expression entend que seront privilégiées la matière et la durée et que, en principe, le peintre est l'homme qui pour se montrer se cache derrière (ou dans) sa toile, on est surpris qu'il soit nécessaire de le souligner : Alfred Angeletti fut d'une extrême discrétion. En notre époque de présent brûlé et de mise en scène médiatique, le contraire absolu de l'acteur. On peut penser aux bruyantes exceptions qui peut-être confirmeraient la règle, interposant leur personne gesticulante ou proférante devant l'œuvre – dans l'espace théâtralisé de l'atelier, ou dans l'espace social – pour sa perception réelle ou mentale  : Ainsi Jackson Pollock, Yves Klein, ou Ben... Mais s'agit-il alors encore, principalement, d'art plastique ? Ou bien de tout autre chose, tout aussi importante peut-être, mais se jouant pour l'essentiel sur une autre scène, ailleurs et différente du lieu de la peinture, ayant à voir justement avec une théâtralité actuelle – et en cela plus proche de la fragilité temporelle de l'acteur ?

      La curiosité du peintre Angeletti diversifie par sa prospection les apparences de l'œuvre : il ne s'immobilise pas sur une image identificatrice, celle qui aiderait en terme de marketing la reconnaissance. Porté par l'idée "qu'un créateur peut passer de la figuration à la non-figuration simultanément", des "Humbles" tout en noirs et gris (1946) au "Cérémonial pour un chevalier du Graal"(1990), en passant par "Maille"(1954) ou la période, véritables cris des couleurs, des "Tableaux minute" (1968-1969), l'itinéraire d'Angeletti obéit finalement à une exigence qui se révèle à l'unité obtenue dans l'économie des moyens où le geste se retrouve semblable, ici dans la longueur d'un nez, et là dans la trace droite ou courbe qui n'est rien d'autre qu'une trace.

      Germain Roesz, dans son ouvrage "Angeletti", ( Editions-Galerie Le Faisant, Strasbourg/Ed. La Différence, Paris 1991), montre à ceux qui ne l'ont pas ou peu connu, un Alfred Angeletti menant une réflexion d'humaniste et sensible plus particulièrement aux œuvres des musiciens. Là son travail prend racine et se ressource. Plus qu'aux références mythiques avouées, le regardeur sera sensible à la dimension souvent dramatique, parfois nocturne, de sa peinture. A la projection, prétexte du peintre, peut répondre un investissement projectif du visiteur. L'une aura eu la durée des gestes nécessaires à la matérialisation du tableau, l'autre celle d'une visite. Il reste, ce qui nous importe, une mémoire en peinture.

      Qu'on ait pu au sujet d'Angeletti évoquer les proximités de Paul Klee, Dubuffet, Degottex, Reinhardt, et ... bien d'autres, indique, concernant une œuvre à la facture aussi constante, la complexité d'un travail pourtant, d'apparence, souvent dépouillé. Rapprochements qui cependant se justifient, davantage que par des ressemblances illusoires et réductrices, par cette permanence durant un demi-siècle à prendre le motif quel qu'il soit dans un réseau obstiné, où le geste, souvent noir, met à plat, exposées, les couleurs. Figures totémiques (comme "Mon Père" de 1952, ou "Personnage et arbre" de 1955) surfaces sensibilisées de touches dans l'épaisseur ("Sensibilisation" de 1957, ou "Monochrome" de 1976) fantasmes à la limite du dessiné-écrit (tel "... Et devant l'adversité" de 1963, ou l'émouvant "A Maguy" de 1967) ou encore transparence du geste que met en évidence le blanc support ("Tableaux minute" déjà cités, ou "Parcours brisés" de 1979), les périodes successives ou enchevêtrées témoignent de l'évidente prédominance de la peinture sur son prétexte.  Il s'agit d'un travail original, qui possède assez de présence personnelle pour ne rien gagner à être rattaché à un mouvement quelconque, où il ne serait perçu au mieux que comme un marginal tardif. Et c'est davantage par l'errance du Dom Quichotte dédié au combat contre le tourbillon des toiles d'un moulin tout intérieur qu'armé des seuls pinceaux et couleurs il affronte, que par des similitudes lointaines ou ambiguës avec Support-Surface naguère par certains évoquées, que l'œuvre d'Angeletti s'inscrit dans l'aventure de notre époque. 

Revue Alias n°11 mars 1992 et Catalogue Angeletti,

Espace  J.Vallès, Saint-Martin d’Hères, juin 1992

 

1993

7. Les "objets colorés" de Chubac

      Me voici  présentant — aux antipodes de mon travail — les œuvres d'Albert Chubac. J'ai écrit jadis que pour un plasticien, s'exprimer à propos d'une autre pratique plastique, c'est d'abord tenter d'élucider sa propre démarche. Toutefois, — pour ne référer qu'aux derniers prétextes à réflexion— je remarque que de Carmelo Arden-Quin à Jean-François Dubreuil ou  Pascal Mahou, de Max Charvolen à Pignon Ernest, de Michèle Brondello à Jacques Villeglé ou, enfin, Albert Chubac,  ce sont plutôt ceux qui s'éloignent, s'individualisent, et donc sont les moins capables d'une ressemblance à mon projet, qui m'ont davantage attiré. Ceux qui ne sont pas inscrits dans un courant, un mouvement défini, ou alors n'en frôlent que la marge extrême. Et pour en revenir à mon propos actuel — Albert Chubac—  je dirais que lui aussi ne s'assimile à aucun groupe, qu'il n'est en fin de compte totalement soluble en aucun mouvement pictural.

      Peintre ou sculpteur, Albert Chubac ? Qu'on l'écoute parler de ses œuvres, on l'entend modestement dire : mes "petits" collages, mes "bricoles", mes "objets", l'une de mes "choses".  Ni peintures, ni sculptures donc ?

      Disons tout de même sculpteur.

      Sculpteur peut-être, mais alors ce sont les couleurs qu'il sculpte. Ou encore un espace pris dans la parenthèse de ses couleurs, des rapports nets de couleurs pures. Oeuvres gaies, mais  d'une gaieté que je dirais mate, (sans effets de miroir! ), c'est à dire sans illusions. A tous les sens du mot : sans suggérer, derrière, autre chose que ce qui est ce morceau de jaune à côté de ce bloc de rouge, cette roue de bleu ou ce cube orangé, ou encore ce fil ténu qui va de l'un à l'autre élément : propositions austères, au fond, sans dire au-delà de la suffisante et modeste limite d'un pari quotidien.

      Cet art, on a souvent pu le dire ludique. A jouer, on pense alors "pour les enfants". Soit, accordons que ce serait pour l'enfance, la nôtre, celle conservée de l'âge adulte, mais sans doute comme l'est ... la mathématique, de la table de multiplication à la résolution des intégrales.

      Art austère donc, avec ses couleurs lumineuses ; et rigoureux, tant il est vrai que parvenir à ce dépouillement nécessite élaboration en un parcours complexe. Cinquante ans de "bricolages" et de contemplation, pour aboutir à ce dépouillement, ce déséquilibre qui au dernier instant du regard se rétablit en cette inébranlable stabilité qu'on ne peut plus déplacer que pour permuter au même. Et Robert Pinget, parlant de ses "objets colorés qui refusent de se laisser peindre", a pu écrire à propos d'Albert Chubac : "C'est lui en définitive qui a triomphé de la peinture".

Nice, février 1993.

Catalogue de l’exposition Albert Chubac, Maison des Comoni,

Le Revest-les-Eaux (83) Juin 1993

 

8. Michèle Brondello ou Les sentinelles des forêts

      Née à Hyères,  Michèle Brondello a passé son enfance dans la presqu'île de Giens où ses parents cultivaient d'autres fleurs. Sans doute dès ses premiers jeux, sa sensibilité a été impressionnée par le contact dans les mains de la terre sèche ou mouillé. Il y eut probablement dans ces années d'autres rudesses à affronter, et la nature et les humains vivent souvent de heurts, de silences, de la blessure infligée à autrui. Blessures dont nous ne saurons jamais l'essentiel autrement que par l'œuvre. Ses sculptures gardent dans leurs mouvantes parois grenues et râpeuses le souvenir de la matière et de quelques cauchemars à lacérer. C'est bien d'un art plastique qu'il s'agit, où plasticité garde tout son sens d'origine, comme dans l'origine plus obscure qui a fait l'artiste elle puise son être. La couleur intervient pour révéler des reliefs, pour leur donner, aujourd'hui, une lecture plus rassurante. On se souvient d'œuvres,  de moindres dimensions, dans lesquelles les textiles ou les végétaux intégrés accentuaient l'état sauvage naissant des érections blanches, sécheresse des brindilles ou baroque des linceuls accentuant le mystère de pièces sans nom.

      Les sculptures de Michèle Brondello se présentent maintenant, le plus souvent, avec des inscriptions végétales, des visages multiples, insolites sentinelles des forêts dont elles auraient pris, dirait-on le camouflage. Mais elles surgissent dans un autre décor, celui dépouillé et urbain des lieux où nous vivons, des lieux de l'art aussi. Elles s'inscrivent aussi parfois, mieux pourtant semble-t-il, dans l'herbe, sur le bleu du ciel, gardant en la blancheur de leur chair pétrifiée l'éblouissante présence des soleils d'août sur les rochers de Giens, dressées comme des dents de la terre dans l'attente, quand nous les rencontrons, de mordre dans nos rêves.

Nice, décembre 1993 

Catalogue Michèle Brondello, Espace Vallès, Saint Martin d’Hères,  mai 1994


1995

9. La Parole dite par un œil, de  Noël Dolla.

Collection Esthétiques, L'Harmattan Ed., Paris 1995.

      Un livre écrit par un peintre dans la collection "Esthétiques". Il y sera donc question de peinture et de la Peinture. On découvre un ensemble de textes courts en navigation entre fiction et théorie ou dans l'intervalle entre essai et roman... autobiographique. Il sera donc aussi, principalement, question du peintre. Pourquoi pas ? On pourra lire la pêche de nuit aux mulets, thème récurrent, comme une métaphore du peintre dans son atelier. Et puis on trouvera des pages étonnantes dans lesquelles se mélangent violences affichées et pudiques allusions à des sentiments plus intimes.

      Travailler dans "l'esprit de l'abstraction" répète à longueur d'ouvrage Noël Dolla. Mais chaque fois qu'il nous décrit une étape de ses travaux, c'est dans le rapport à un modèle et, même, au sujet qui se modélise, — tout en insistant ici et là sur les aspects culinaires des techniques conduisant les pratiques des matières et couleurs. Cet "esprit de l'abstraction" reste indéfini, mais peu importe : Il introduit une contradiction dans le discours, mais une contradiction qui paraît à l'usage productive, ce qui est l'essentiel.

      "C'était les années Support-Surface (...) Pas de grand savoir faire, juste une réflexion sur les structures, une volonté farouche de déconstruire la peinture afin de la maintenir en vie" écrit Noël Dolla. Etions-nous naïfs et romantiques ? Et passionnés au-delà du raisonnable ? Probablement.

      Allons, Noël, tu es bien placé pour savoir que nos jeunes collègues, pour être certainement davantage aidés que nous (matériellement) en sont probablement bien plus infantiles dans leurs propositions, leurs illusions... Nous avons fait. Cela est... et deviendra ce que pourra : comme ce livre, de doutes et de certitudes tressés.

Nice, novembre 1995 

Al Dante, janvier 1996, (titré par la rédaction « d’un peintre l’autre… »)

 

10. A l’écrivain (pour Michel Butor)

      Ce qui importe pour l'écrivain dans le travail d'un peintre, c'est sa digestibilité. Non qu'il soit digestible ou pas, mais comment, par quels processus il peut l'être, puisque l'estomac de l'écrivain est des plus solides et finira par assimiler. Il enveloppe son objet d'un réseau de phrases comme l'araignée d'un fil presque invisible ligote sa proie. L'apparence n'en change pas, c'est la substance qui en est sortie. Ici, pour l'œuvre, qu'elle en ait été extraite ne signifie pas qu'elle est ailleurs engloutie mais, au contraire, qu'elle est mise en exposition.

      Il y a dans l'écriture tout le souci d'être de l'écrivain. L'œuvre plastique sera ce qu'elle peut, l'écriture prend son assise dans un dessein permanent, elle développe de l'inscrit, non du plastique. Autrement dit, Michel Butor n'oublie jamais qu'il est l'écrivain, et que le plasticien est producteur d'un objet destiné à l'exercice de la parole. Je l'écrivais avec une feinte légèreté, voici bien des années déjà : A la question "Pourquoi peins-tu?" il faut répondre comme les enfants, parce que la phrase est pertinente,"Pour faire parler les curieux".  Comme toute découverte, une hypothèse énoncée ouvre un champ de discussion, de mise en œuvre de la parole où la parole fait œuvre. Tous les parlers s'y heurtent, — sur la toile—, s'enlisent, dérapent, décrivent, décorent, enluminent, approfondissent, définissent et ouvrent l'œuvre; mais la littérature, qui s'établit, se structure et fonctionne, est d'autonomie et de liberté devenue au bout du compte le mobile de l'exercice.

      On espère l'œuvre objet assez dur pour que le texte nécessaire ne puisse jamais suffire à l'épuiser. Mais c'est là son problème, antérieur à l'écriture et qui lui est étrangère comme le saut du plongeur dans son déploiement l'est (étranger) au tremplin resté au point zéro du geste. L'œuvre doit être faite de conventions assez pour être lisible, d'autres choses suffisamment pour rester inépuisable par le parler et l'écrire, en un subtil équilibre que seul l'inconscient est capable d'apprécier. C'est d'être uniquement soutenue par la parole, ou bien entièrement de convention, qu'une œuvre un temps dominante se retrouve vide de sens pour la génération suivante.

      Peu importe si l'œuvre un jour se révèle coque vide comme la carapace de l'insecte encore longtemps après suspendue dans un coin entoilé du grenier: Le "roman" lui survit. Le roman, lui, survit. Il est la légende (texte) d'un secret perdu, ou la légende d'un chef-d'œuvre que le vulgaire n'entend qu'à travers l'écho persistant d'une vie.

      ¨ Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle ! ¨

      Oui, Hélène. Nul ne saurait plus avoir désir de ce qui reste de toi, et cependant qui ne te désirerait, le temps de la lecture, ce temps bref où tu es présence à nous sonore,

                            " ...assise auprès de ta cousine

   Belle comme une Aurore et toi comme un Soleil ,"

                               celle que dans nos cœurs le poète continue de chanter ?

      La force de l'œuvre est d'être un objet qui suscite un discours varié mais unique en ce qu'il ne vaut que pour lui et par lui, que la parole anime mais n'épuise jamais. Soyons modestes, peintres mes frères, devant l'écrivain — et plus encore, avec lui, sachant qu'un jour tout œuvre va se clore — devant la langue qui, elle, ira encore, toujours autre, dans un jeu de subtils glissements vers l'infini des temps...

      L'idée cependant que des tonnes de thèses s'abattent sur cette écriture, bientôt en elles diluée, m'effraie.

Nice, Août 1995

Rémanences n° 6, dossier Michel Butor,

 

1997

11. Point(s) d'interrogation ? (Pour Michèle Brondello)

            "Le renard connaît beaucoup de petites choses.

Le hérisson n'en sait qu'une seule,

mais c'est une grande chose."

Arkhilokhos (Paros, de - 712 à - 664)

         Pourquoi, comme surgies de terre, sont-elles en plâtre ? Pourquoi n'est-ce pas la matière qui est couleur ? Pourquoi cette légèreté des couleurs posées sur la matière ? Pourquoi refusant les mots de l'analyse, qu'elle emploie par ailleurs, dit-elle qu'il s'agit de sa famille d'anges, de fées, ou de démons ? Pourquoi, alors, n'y a-t-il ni ailes, ni baguettes magiques, ni flammes soufrées ? Pourquoi n'ont-elles pas d'autres contacts avec le sol que ce pied unique, étroit, à la juste mesure de leur poids ? Pourquoi, frêles montées végétales, pareilles aux vagues ondulantes et d'équilibre instable, n'ont-elles pas, comme même en possède le liseron, des racines ? Pourquoi parle-t-elle d'un village là-bas en Piémont qui se nommerait Brondello ? Et.......

         "Maman, les p'tits bateaux qui vont sur l'eau ont-ils des ailes ?"

         Est-il possible que ce vieux fou d'Arkhilokhos ait connu la réponse ?

Nice, juin 1997

Catalogue Sculpture chez Renoir

Domaine des Collettes,  Cagnes sur Mer, septembre 1997

12. Souvenirs d'"Identités",

en toute subjectivité…

( Ce texte a été écrit en décembre 1997 pour présenter la réédition intégrale des numéros de la revue Identités (1962-1966) par les Editions de l’Ormaie)

 

         La présente publication est dédiée à ceux qui avec leurs écrits ont construit ces "Identités":

         Régine Aizertin-Robin, Jean-Pierre Charles, Régine Lauro, Jean-François Maure, Daniel Karm, Daniel Biga, Ben (Vautier), Albert Carlin, Jean Pastureau, André-Marcel d'Ans, Robert Gilles Lacroix, Henri-Laurent David, Richard Laszlo, Jacques Belmans, Claire Legat, Christian Dutilleul, Franck Venaille, Pierre Tilman, Henri Giordan, Ernest Pignon-Ernest, Robert Filliou, George Brecht...

         et à tous ceux qui nous ont une fois  donné à publier l'un  de leurs poèmes,

         Jean Malrieu,  Allen Ginsberg, Serge Bec, Paul-Louis Rossi, Daniel Raynaud, Gérard Le Gouic, Jean-Claude Valin, Jean Vodaine (et Georges Alexandre), Jean Jour, Colette Girard, Taijiro Amazawa, Takahido Okada, Ooka Makoto…

         ainsi qu'à tous ceux, mis à  l'index bienveillant  de cet ouvrage par les soins de l'éditeur,  qui sont une fois intervenu, ont répondu à nos questions, ou ont par le biais du courrier participé à nos débats.

M.A.


Fondation...

        Fin 1960 et printemps 1961, deux numéros d'une revue ronéotée, sans grands projets ou ambitions comme l'indique son titre, "Caprice", avaient permis de nouer des contacts et de constituer un petit groupe, à l'origine composé d'étudiants en majorité niçois et toulonnais, qui se rencontraient dans le premier des bistrots au bas du Cours Mirabeau, terrasse ouverte sur la Place de la Rotonde : par un curieux hasard, sans préméditation de notre part, l'enseigne en était… "Le Sans Pareil".

        "Identités" est créé à Aix-en-Provence au printemps 1962 avec le concours principal de Régine Aizertin-Robin. Le titre est celui d'un poème d'Eluard, du recueil "Cours naturel"(1938). Poème dédié à Dora Maar et "féministe": c'est l'interprétation et l'argument que donnait alors R. Aizertin en le proposant. Le pluriel ne fut pas toujours remarqué, qui pourtant était essentiel au sens.

        A la question de Jean-François Maure, "Pourquoi Identités?" Jean-Pierre Charles dans une lettre du 1er Juin 1965 m'écrivait avoir dit:"Réponse claire et vaseuse à la fois: ne pas crever; faire quelque chose dont j'aie la preuve matérielle."  Je suppose que chacun, à la fondation, aurait pu ainsi  exprimer sa motivation. J.P. Charles n'a que vingt ans à la création et manque encore plus que moi d'expérience, mais il sera le seul à publier dans toutes les parutions au moins un poème et, en l'absence de comité de rédaction —toutes les autres participations étant épisodiques,— sera aussi le seul à contribuer aux orientations jusqu'au dernier numéro. Avec son concours, j'assumerai jusqu'au bout la direction. J'écrirai dans les premiers numéros les textes critiques plus que théoriques qui, avec ceux de Régine Aizertin et de Jean-François Maure, devaient définir les sensibilités et les thèmes autour desquels auraient dû se construire les sommaires. Les textes de création pèseront finalement et heureusement davantage. Nous ne pouvions évidemment pas prévoir ce qui suivrait... Le financement, la rédaction, la mise en page, le suivi de la fabrication, la diffusion, tout repose sur la bonne volonté de quelques personnes qui improvisent en découvrant à mesure chaque problème, et comblent de leurs poches le déficit chronique. Publication annoncée mensuelle, "Identités" est de fait trimestriel dès le départ, bien que la mention "bi-mensuel" apparaisse avec le second numéro et celle de "trimestriel"  au cinquième. Il comprendra, selon les circonstances et les possibilités 4, 6 ou 8 pages, (seul le n°7/8 en compte 10). Soit au total 36 feuillets, mais 71 pages imprimées, puisque est blanc le verso du feuillet portant le poème de Ben Vautier "vers la fin cela devient cochon"  signalée "supplément Identités n°10" .

          La publication porte la mention "Journal littéraire", qui rend compte du format (5Ox32) et de l'objectif: il s'agit principalement à ce moment de publier des poèmes et de s'intéresser au seul champ de la littérature. La formule "journal" pré-suppose l'intention de donner de la prose, le poème n'étant pas dans cette proximité favorisé selon la tradition par l'isolement sur sa page blanche. Cependant ce format permettra de développer d'autres dimensions, longueurs des lignes sur deux colonnes pour "La route" de Daniel Biga dans le n° 5, mais surtout visualisation de dispositifs spatiaux, ce qu'inaugure "La Silencieuse" de André-Marcel d'Ans, (n° 6), puis"La Sauvagine" de Jean-Pierre Charles (n°10) et "Scénario" de Pierre Tilman (n°13/14).

 

Orientations...

          Les tensions et la constellation des collaborations seront fonction des variations des centres d'intérêt et des ouvertures d'un groupe instable. On trouve au sommaire du premier numéro les noms de l'équipe à la fondation: Frédérique Laghet (Régine Aizertin), Marcel Alocco, Jean-Pierre Charles,  Daniel Karm. Au deuxième arrivent Régine Lauro et Jean-François Maure (une seule contribution, à propos de J-P. de Dadelsen), ainsi que Jean Pastureau,  Daniel Biga et Henri Giordan, que j'avais déjà publiés tous trois dans "Caprice"...

       Au fil des parutions les sommaires verront apparaître André-Marcel D'Ans, (Socio-anthropologue de formation – compétence que j'ignorais – il m'écrit de Belgique, puis du Chili, du Zaïre, du Pérou.. et je ne le rencontrerai qu'en 1965 à Nice), Claude Simon (Lettres en réponses à nos articles) Franck Venaille, Pierre Tilman, Dominique Nauze, Jean Le Mauve, Paul-Louis Rossi, Jean Vodaine, lequel nous fournissait les manuscrits de Georges Alexandre, et Robert-Gilles Lacroix, (encore un itinérant, ses lettres et ses textes me parvenaient de Nantes ou de Salamenca (Espagne) et je crois, mais ce n'est pas le seul de ceux qui furent publiés, ne l'avoir jamais rencontré!)... Et lorsque "Identités" deviendra une publication totalement niçoise, s'ajoutera Ernest Pignon plus tard devenu E. Pignon-Ernest. Niçois aussi les deux jeunes universitaires avec qui nous consacrerons dans le n°10 deux colonnes aux revues, d'études littéraires par Henri Giordan, et de cinéma par Jean Gili, — ce qui conduira l'un de nous à corriger au marbre Claude Gilli en Jean Gilli dans le numéro suivant sur l' "Ecole de Nice". Passer de Claude Simon et le Nouveau-Roman à Jean-Paul de Dadelsen, publier les nouvelles à la prose mystérieuse de Daniel Karm, rendre compte largement et avec un évident plaisir du premier Le Clézio, donner des extraits des lettres de André-Marcel d'Ans, introduire la culture occitane (par Jean Larzac, Serge Bec, Henri Giordan), parler des revues de cinéma ou de littérature établies, oser avec Ernest Pignon critiquer l'architecture, proposer Ben, Georges Alexandre, et grâce à Robert Filliou un aperçu de la poésie japonaise contemporaine, aller jusqu'à la "Beat Generation", poursuivre avec le Lettrisme, Isidore Isou et Maurice Lemaître, exposer l'Ecole de Nice, et aboutir avec Fluxus  et le Happening à John Cage et George Brecht, le tout perçu souvent comme tissu d'évidentes contradictions, ne pouvait pas se faire sans hostilités ni ruptures. Si l'arrivée de Ben, et de l'esprit Fluxus qu'il introduit, ne fut pas facile à négocier, qui sera quasi unanimement rejetée, —et il est vrai qu'elle symbolise une autre vision du champ "poétique"— beaucoup d'autres choix seront contestés avec véhémence à l'intérieur comme à l'extérieur: les poèmes de Jean Pastureau, le long soutien à Daniel Biga qui a publié dans "identités" une bonne quinzaines des textes parmi ceux qui constitueront les "Oiseaux Mohicans"  (sortie polycopiée en 1966, reprise par les éd. Saint-Germain des Prés en 1970), le Jean-Pierre Charles de "On cheval"  au succès inattendu (cité largement par Serge Brindeau, repris par des publications pédagogiques...), et à peu près tout ce qui persiste au fil des numéros.

          La période de mon service militaire est marquée par un pilotage à distance qui, je crois, est perceptible à la fois dans les mutations matérielles comme dans la constance et les écarts rédactionnels que l'on peut constater durant ce temps. Le n°3 est un peu léger. "Poésie n'est pas", avec de saines propositions provocatrices, tournait péniblement autour de la notion d'écriture, sans jamais trouver le terme éclairant. L'essentiel était peut-être, au-delà des maladresses d'expression, d'ouvrir vers d'autres horizons, de marquer une rupture avec le milieu confiné des "petites revues de poésie". Le n°4, plus solide, amorce un nouvel équilibre; quelques formulations, assez ambiguës pour prêter à interprétations inverses, me firent regretter la mention "Pour Identités" concernant le curieux "Serment d'Aix" dont j'avais certainement approuvé la publication comme texte personnel signé de son seul auteur: interpellés, nous nous trouvions Jean-Pierre Charles et moi, impliqués sans avoir contribué. L'expression "Les jeunes filles qui nous restent", par exemple, avait provoqué des remarques acerbes des quelques jeunes femmes de notre groupe. De retour à Nice en mars 1964, je pèse plus nettement sur les orientations et on trouve dans les derniers numéros des interventions de Robert Filliou, George Brecht, John Cage, Jean-Jacques Lebel, Allen Ginsberg, Julien Blaine, Wolf Vostell, Giuseppe Chiari, Dick Higgins... et dans le n°11/12 (1965) titré sur l'Ecole de Nice: Arman, Ben, Gette, Gilli, J.M. Le Clézio, Malaval, Raysse, Venet.

 

Je collectif…

          Je ne peux dire que je, même si cette histoire fut collective et si quelques uns, un temps, s'y reconnaîtront. Nous étions un petit groupe au début, renouvelé en cours de route,  dans lequel à la fin ne restaient plus des fondateurs que Jean-Pierre Charles et moi. Je dis histoire, mais ce n'est qu'un récit pluriel dont les voix de silence comptent — l'histoire viendra plus tard, quand le chœur aura donné son plain-chant…

          Il était une fois. Il était une fois des jeunes gens assez candides pour croire que... Enfin, assez candides pour croire. Croire que les mots pouvaient, que le bulldozer de l'époque n'écraserait pas dans sa nuit de naissance le petit feu qu'ensemble ils allumaient. Que cette flamme sautillante allait éclairer minuit, qu'au feu minuit  ils réchaufferaient leurs phrases pour dire...

          Le savaient-ils vraiment ce qu'il voulaient crier? C'était ce temps difficile où une guerre sans nom n'en finissait pas de s'achever dans les passions folles d'une agonie si vieille qu'ils ne pouvaient comprendre. Le temps de la métamorphose où dans le cocon l'insecte n'a plus de forme, où l'angoisse et l'espoir cohabite — il y aurait, croyaient-ils vaguement, les couleurs du papillon... Il y aurait, il y aurait: un futur, peut-être? Ils préparaient maladroitement ce happening d'un printemps dramatique, pathétique et finalement dérisoire, où tout commence pour toujours et un bref instant, dans un équilibre qui semble miraculeux et s'évanouit, ce que l'histoire dit un événement et qui n'est qu'une marche ratée et pourtant franchie dans l'escalier pénible sur lequel nous sommes condamné à grimper — ou bien redescendre. Ils inventaient enfin l'angoisse de naître et l'amour, mais oui l'amour, et aussi la nostalgie, alors que le pain de leur avenir était encore à pétrir, à lever et à cuire.

          Bon. Après d'autres, ils étaient lyriques comme ils ne le seraient plus jamais, comme, pensaient-ils, on ne l'avait jamais été. Et puis chemin faisant... Ils étaient naïfs au point de ne pas comprendre qu'on ne leur pardonnerait pas d'aimer à la fois le Céline du "Voyage...", le Bernanos tardif et l'Aragon de jadis. On ne leur pardonnerait pas de tout mélanger, aïe! Maman les p'tits baroques ! Façon sans doute de battre le jeu en espérant enfin que la donne... Pas si simple, jeunes gens, quand il y a des millénaires que génération après génération on biseaute les cartes.

 

Polémiques…

        Dès l'origine, dans le groupe restreint d'"Identités", les disparités idéologiques évidentes et avouées allaient du Parti Communiste jusqu'à une droite nostalgique et anarchisante. Ce qui à la réflexion n'est guère surprenant, des groupes plus doctrinaires ayant pu joindre naguère, par exemple, Eluard et Dali... Des jeunes gens d'origines et de fonds culturels divers ont en commun d'être en recherche, ils se regroupent pour dégager par l'affrontement de leurs différences (qu'ils perçoivent mal), dans le travail de l'écriture, leurs visions du monde. Ils vont assumer chacun leur héritage, le compléter ou le rejeter, et ce faisant diverger et faire de nouvelles rencontres. "Identités" a je crois été ce catalyseur favorable aux mutations: un lieu marquant, mais de passage.  Les premières parutions, paradoxalement, ne me semblent pas très marquées par les clivages idéologiques. La majorité avait plutôt le cœur à gauche, une gauche romantique que la discipline militante ne tentait guère, et, à une exception près me semble-t-il, nous n'étions pas partisans.  Nous étions alors dans la dure période terminale de la guerre d'Algérie, et il y avait, pour schématiser les attitudes, d'un côté "Les Lettres Françaises", de l'autre "Le Figaro Littéraire" ; deux mondes qui pour n'être pas vraiment étanches étaient pour le moins bien délimités. On était invité à être de l'un ou de l'autre camp. "Identités" fut insolite épave qui vogue entre deux récifs. Bien sûr, il y avait aussi "Arts, spectacles" l'hebdomadaire qui titrait et tirait en tous sens, dans lequel le Nouveau-Roman et la Nouvelle Vague s'exprimaient, et "les Cahiers du Cinéma", "France Observateur" et le jeune "L'Express"... Et nous lisions les "grandes revues", "Les Cahiers du Sud"  de Jean Ballard, à Marseille, la première dont j'aie suivi régulièrement les parutions grâce à Bibliothèque Municipale de Nice, Boulevard Dubouchage, "La N.R.F".,"Le Mercure de France", "Europe", "Les Temps Modernes" … et même "Tel Quel". Et puis "les petites revues", quelques unes de bonne qualité, dont la mieux établie, notre voisine marseillaise "Action Poétique", modèle de la publication "engagée", qui nous ignora superbement pendant cinq ans. Donc plutôt à gauche et affichant nos contradictions, d'une lettre ouverte à propos de Dadelsen (27 octobre 1964) nous agressions, en René Lacôte chroniqueur de la poésie, "Les Lettres Francaises"  de Louis Aragon; et ceci après l'avoir défendu, lui Aragon, Breton et le Surréalisme (dans le n°7/8), quand la revue "Strophes" (n°3, 1964) publiait un numéro spécial excessif. Pour indirect crime de lèse Aragon nous subissions la juste réprobation des fidèles et celle moins estimable des courtisans. Nous faisions aussi ponctuellement cause commune avec "Le Figaro Littéraire" pour illustrer Jean-Paul de Dadelsen. Sans doute est-ce là, aussi, le résultat d'une naïve confiance en l'honnêteté intellectuelle des créateurs. L'éthique et la création débordait pour nous les idéologies, et je ne voyais pas le scandale en ce temps de citer dans un même combat, dès le n°1 en "Couleurs de famille", Julien Gracq et Louis Aragon, Claude Simon et Jean-Paul de Dadelsen, Jules Laforgue et Blaise Cendrars, Valéry Larbaud et Jean-Paul Sartre, Ferdinand Céline et Bernanos, et Nathalie Sarraute… et autres impairs. L'œuvre me semblait dépasser les défaillances et les petitesses de l'homme, et je pardonnais souvent à tel écrit particulier d'avoir pour auteur un homme à qui je n'aurais jamais pardonné d'autres temps de sa pensée. Quoi qu'il en soit, le contexte jouait, et des attitudes se dessinaient qui tenaient compte, elles, de notre démarche. Certains arrivaient, quelques uns comme Régine Robin nous quittaient sans éclats, ni même rupture, vers d'autres préoccupations, conscients peut-être que "le deuil de l'origine" ne se fait pas en Yiddish, en Occitan ou en Piémontais, dans le même champ et sans que n'éclatent des identités. Si les raisons clairement idéologiques n'ont le plus souvent pas été évoquées ou ressenties comme telles, masquées par les effets ravageurs de prises de positions esthétiques, elles ont certainement leur part dans les ralliements et les abandons qui se déterminèrent au fil des parutions.

 

Parcours…

        Les choix ne sont pas faciles, et il n'y a pas de collectif de rédaction. Pressions et consultations amicales autant que les critiques extérieures influencent sans doute les décisions que je prends en dialogue avec Jean-Pierre Charles. Quand nous  préparons le n°2, Jean-Pierre m'écrit: "Pour le poème de Biga, Daniel (Karm) est contre, moi plutôt pour."  Le ton de la critique en général? A peu près celui de Henri Poncet et Michel Clément, dans "La Corde" n°10/11 qui parle de "poésie au premier degré" et précise"de cette mauvaise poésie nous en avons des exemples ...à commencer par les poèmes de Marcel Alocco et de Daniel Biga". "Quant à Ben Vauthier(sic), ce qu'il peut être drôle, mon Dieu!". Même Robert-Gilles Lacroix qui, dans une lettre de novembre 1964, prend en mauvaise part d'être publié sous le titre générique du n°7/8 "Maman les p'tits baroques", et "dans le même sac que les sous-dadaderies de Vautier" , et s'il finit par accepter l'ensemble, persiste sur Ben (20/1/65):"Il me semble dépassé d'arguer d'un refus de limitation pour faire N'IMPORTE QUOI...". Pas bon pour le moral des troupes, qui déjà, plus ou moins ouvertement, traînent les pieds. D'autres, comme Yves Rouquette compense (24/10/64) en encourageant: "Ton Ben? ça ne m'a pas conquis. Toi, tu acquiers de la force, de l'économie, et Charles du souffle". Quelques autres réconfortent, à propos de Dadelsen, qui sera un temps notre grande affaire: Jean Onimus, (17 janvier 1965) "Je vous remercie vivement de m'avoir invité hier soir au "Festival Dadelsen". Une révélation pour moi car je ne  connaissais ce poète... que par ce qu'en avait dit Identités" . De façon plus générale, Jean Rousselot: "Très bien, ce numéro d'Identités. Et je vais le mettre de côté, dans le dossier "Panorama" — la dernière édition n'est qu'un remake hâtif, pas rafraîchi, et je n'en suis pas complétement responsable (tout au plus ai-je pu y fourrer Dadelsen, comprimé...) — grâce à vous, découverte d'Alexandre; vérification d'Alocco, Le Mauve. J'aime moins les textes et dialogues de peintres. Ils se poussent trop du col."  On peut lire dans le courrier publié au fil des numéros d'autres points de vue, favorables ou défavorables. Imperturbablement, avec Jean-Pierre nous continuerons à publier Ben, lequel soutient Biga (Par la poste, de Nice à Nice,  (12/5/65) lettre constituée de cette seule phrase: "Dans le dernier n° de Identités j'ai trouvé que le poème de Biga est l'un des meilleurs que j'ai lu". ) Et Biga, malgré quelques réserves initiales, approuve la participation de Ben ("C'est balèze", m'écrit-il). Dans le n°7/8 "Une lettre de Ben" , accompagnée de la libre contribution à une page illustrée, signale fortement un tournant. Symptomatique, la lettre (18/5/1965) de Pierre Béarn : "Je ne suis pas encore revenu de la lecture de la page réservée à Ben Vautier. De la poésie, ça? Mais alors tout ce qui s'imprime dans les journaux est poétique!... C'est proprement insensé de donner tant d'importance à d'aussi banales considérations...". Et que dire du "savoir-lire" de nos critiques quand Fred Bourguignon dans la "Tour de feu" (mars 1965) nous engueulait pour avoir agressé André Breton, "Sans lui, jeunes gens vous ne seriez rien", alors que précisément nous récusions l'attaque inconsidérée menée par "Strophes"  ! (Pas rancuniers, quelques mois après nous lui donnerons la parole dans le n°11/12, à propos du Lettrisme). Et cet autre qui nous définit comme attaquant le Nouveau-Roman pour glorifier le roman surréaliste alors que Frédérique Laghet (R.Aizertin) parlait "d'une attaque contre une certaine direction du Nouveau-Roman, non tellement celle de Claude Simon ou même de Butor", et que de mon côté je n'hésitais pas à parler à propos des premiers ouvrages de J.Gracq d'"appareillage théâtral" "de ruines" et de "décors naturel(…)qui succombent (…)sous le poids de leurs héros".  Nous faisions clair et brutal, excessif sans doute, mais non sans nuances.

 

Mais où sont…

        Normal pourtant que chemin faisant la diversité des intérêts apparaissent et des lignes de force se dessinent. La distance parcourue depuis le premier numéro est considérable et d'autant plus apparente que je ne mettais peut-être pas dans les changements de lignes rédactionnelles toute la diplomatie désirée. Curiosité et éclectisme comme programme? Après le numéro 10 avec l'architecture et l'entrée en scène d’Ernest Pignon, le numéro 11/12 avec "L'Ecole de Nice" marquait une coupure assez nette. "Identités" , avec ce numéro de 1965 où pour la première fois un ensemble de créateurs de diverses esthétiques se regroupaient volontairement sous cette enseigne pour un événement public, jouait un rôle structurant pour l'Ecole de Nice.

         La dernière période est aussi marquée par les activités de "l'association Identités" qui par ses interventions théâtrales conforte notre présence dans le champ culturel niçois: spectacles mettant en scène la poésie de Jean-Paul de Dadelsen, des poèmes de Henri Michaux, mais aussi, versant moins connu de son œuvre, "Le drame des constructeurs" écrit pour la scène. Les acteurs avaient choisi "Comédie" de Samuel Becket, Y. Ollier et E. Pignon invitaient le chanteur Julos Beaucarne... Sur une idée qu'avec Robert Bozzi nous proposions à Ben, "Identités" se trouva être, au moment où paraissait le dernier numéro, organisateur avec "Art Total"  et "Fluxus", de "  « La Table » un événement happening " (12 mars 1966, à l'Artistique, Nice).

        Nous n'étions plus du tout (si nous l'avions jamais été) dans le concept "revue de poésie". Même si dès 1973, dans son ouvrage "La poésie contemporaine de langue française depuis 1945", (Éditions Saint-Germain des Près) Serge Brindeau regroupait en un chapitre intitulé "Poésie Pop", (et pourquoi pas?) sept poètes, dont six avaient été publiés dans "Identités", et le septième, le plus jeune (il est vrai préfacé par E. Triolet!), sollicité, n'avait pas donné suite. (Un seul autre, Michel Vachey, me refusa de publier, sans explications, tout en étant élogieux pour la publication (3/5/1966):" Il m'arrive de dire du mal de vous— de votre journal. Mais finalement (...) En dehors de vous, il n'y a rien à Nice. Et tellement rares en France, les journaux qui comprennent par exemple la portée d'un événement comme le happening dans l'histoire du théâtre -(dans l'histoire littéraire — et dans l'Histoire tout court"). M'étonne aujourd'hui le peu d'effets produits sur les orientations successives par les rejets et incompréhensions qui se manifestaient autour de nous. En 1966, après le 13/14, avec l'entrée massive pour "l'événement happening" des "Fluxmen", (le mouvement Fluxus, alors que j'y contribuais, n'étant jamais cité me semble-t-il, ce qui est significatif) je me retrouvais presque seul. L'évolution avait été trop rapide. Un peu amers, et surtout endettés, équipe dispersée par les divergences d'idées ou d'itinéraires professionnels, sans soutien publicitaire ou éditorial, avec un sommet de soixante huit abonnés après onze parutions, un dernier carré à bout de souffle, le numéro 13/14 ne pouvait qu'être le dernier du titre. Courte existence, puisqu'elle n'aura duré que cinq ans. Bien longue durée pour des jeunes gens dont le plus vieux au terme n'a pas trente ans. Viendraient ensuite "Open", avec Francis Merino (quatre parutions, 1967-68), puis "INterVENTION" impulsé par Raphaël Monticelli (deux parutions,1968-69), et plus tard "L'Atelier Création" du "Centre de Création et d'Interventions Artistiques" (CRIA), et les "Cahiers de Travail" de "Lieu 5" mais ce seraient majoritairement d'autres personnes, d'autres artistes et, peut-être, de toutes autres histoires.

       Pour quelques uns "Identités" ne fut probablement qu'une occasion de publier un texte. Mais pour ceux qui ont échangé avec le groupe, collaboré à plusieurs numéros, qui ont fait avec nous un peu de la route, ce fut une aventure; pour ceux-ci ce fut un temps de bel élan, de rencontres, de découvertes, de créations, et aussi, inévitablement, d'erreurs et de gaspillages; mais certainement un temps d'expériences formatrices et, par les choix qu'elles entraînaient, un bon révélateur de ce qu'ils seraient.

 

 

Nice, décembre 1997

 

Publié en préface à la réédition intégrale des numéros de la revue

 Identités (1962-1966) par les Editions de l’Ormaie, 1998, Vence.

 

 

1998

 

13. L'évidence Viallat

à Vence, Château de Villeneuve

            Titrer "Claude Viallat, la période de Nice 1964-1967 " peut paraître anecdotique : le passage de l'un des artistes marquant de sa génération dans la culture locale serait justification et accroche efficaces. Mais si l'on visite la présentation que propose Zia Mirabdolbaghi et Catherine Fenestraz, sachant que la période concernée est celle des dernières en date des avant-gardes de l'art contemporain, l'exposition dont ils sont commissaires se révèle l'une des plus pertinentes montrées sur la Côte depuis des années.

            L'exposition de Vence saisit la période charnière où, vers la trentaine, un artiste déjà riche d'une pratique et d'une réflexion se confronte, pour se situer de façon personnelle, aux problématiques de son époque. Claude Viallat arrive à Nice avec, nous a-t-il dit à Vence, une démarche "confortable". Une idée du "confort" personnelle : les toiles de 1964 et 1965 montrent, avec des figures rythmées, la sortie vers l'abstraction d'une peinture matissienne qui, mal accueillie par les artistes d'une École de Nice alors inscrite en majorité dans l'esprit Nouveau-Réaliste ou Fluxus, par le traitement limite de ses formes et de sa couleur sans matière, ne devait pas non plus être bien reçue par les tenants de la peinture installée. Claude Viallat se souvient avoir été "bousculé" par ses compagnons : il est vrai que l'ambiance était à la discussion, aux critiques catégoriques formulées sans ménagement. Si sa réflexion porte alors sur Cézanne et Pollock, la rencontre entre autres avec Arman, à la fois si opposé et si proche dans les œuvres de la fin des années 50, sera féconde dit-il.

            Au Château de Villeneuve le résultat s'étale sur les murs colorés, en la circonstance heureusement exploités. On y voit se mettre en place avec une grande liberté et beaucoup d'invention ce qui va structurer tout l'œuvre à venir du peintre dans les variations picturales infinies sur une forme à la fois aléatoire et déterminée. Tâtonnements, explorations, mais avec bonheur le plus souvent, et une jubilation évidente. Deux années (66-67) pour une mutation qui se fait sous nos yeux, mutation fondatrice pour le peintre, et pour l'esthétique dans laquelle il s'inscrit, parmi d'autres comme il est normal, mais désormais d'une façon singulière.

            Parti de Nice en octobre 1967, Claude Viallat participera à la mise en place d'une réflexion sur le rapport de l'œuvre à l'espace extérieur qui produira une série d'expositions, d'abord sur une plage à Cannes (le 18 mai 1968 ! …) puis durant l'été en Italie ( à Anfo, à Fiumalbo...). Suivront Coaraze en 1969 et les expositions "Été 70" qui contribueront aussi à mettre en place le groupe Support-Surface. Mais cette autre réflexion et ces événements collectifs débordent une exposition qui suffit à son propos, et qui aujourd'hui réalisée paraît d'évidence nécessaire à la connaissance du peintre et de la création contemporaine. (A Vence, Château de Villeneuve, du 28 mars au 14 juin.)

InterVista n°8 mai 1998


14. Adresse à
des jeunes (ou moins jeunes) artistes se disant d'une nouvelle "Nouvelle École de Nice"…

            Tant pis pour eux. N'avaient qu'à pas.

            Pas être là ; pas faire ça. Pas ici et maintenant.

            N'avaient qu'à pas être artistes. Ou croire que. N'avaient qu'à pas être jeunes. Bien que, pour quelques uns les années... Personne n'avait demandé, alors pourquoi ? L'ont dit. Tant pis pour eux. Aurons eux aussi des bleus. Dans le ciel Côte d'Azur, mais au cœur aussi, plus sombres. Sur la toile des bleus, purs, moins purs, qui le sait ? L'Institution les recevra, et n'existeront pas. Ou existeront et (comme pour les aînés) l'Institution sera "douteuse".

            École de Nice ? Bel héritage !

            Le notaire leur a pas dit ?

            Quoi ?

            La jalousie des ailleurs ; la médisance des ici. La borne dans l'œil du voisin, et le Mont Boron dans celui des Niçois. Et alors, le prenez quand même votre ticket, jeune homme ? — ou jeune femme (tiens, tiens: Jeune femme, c'est nouveau ça !) Persistez ? Attendez votre tour, non, mais…

            École de Nice ? Est-ce que vous avez le décret, avec l'estampille ? Génies autoproclamés ? Non-mais-des-fois ! Nous ont déjà fait le coup en 1958, en 1965, en 1967, et 74, et 77, 87, 97 ; et croyez que j'en oublie… Et maintenant ce serait tous les ans, avec ou sans l'École, la vraie, celle qui "délivre" (Vraiment ? C'est le bon mot ?…) qui "délivre" des diplômes d'artiste. Des artistes D.P.L.G. du pinceau, quoi ! Et puis des sans l'école, des autodidactes, des ignares qui croient qu'on peut barbouiller sans autorisations. On a déjà tout vu… et on en voit encore. Z'inventent, ma parole !

            Vous acceptez donc encore l'héritage ?

            Vous le revendiquez ?

            Ça alors !

            Sont de plus en plus fous, ces niçois !

            Et puis, tant pis pour eux, n'avaient qu'à pas.

            Bon… Alors puisque c'est comme ça…

            Vraiment, le notaire leur a pas dit ?

            Quoi ?

            Les inscrites et les secrètes, les énormes et les en détails… toutes les dettes, nos dettes, tiens ! Tant pis pour eux, n'avaient qu'à pas.

            Et comme disait Bergson (Henri) un philosophe d'un nébuleux temps jadis (1859-1941), qu'était encore en cours lorsqu’il y a beau temps j'étais en terminale : "Il n'est d'œuvre que faite".

            Ne vous reste donc qu'à faire. (Oh ! si vous saviez, ce que notre prétention à l'"Oeuvre" est dérisoire…).

            Alors, courage et patience, écolières et écoliers…  Assez dit. Faites !… Et rendez-vous dans trente ans. 

Marcel Alocco

Nice, juin 1998

(Tract photocopié


15. Michel BUTOR, parole donnée à la peinture

            Ce qui importe pour l'écrivain dans le travail d'un peintre, c'est comment, par quels processus, il peut être digestible. Il n'est pas d'œuvre plastique qui, même si au premier abord "elle le laisse sans voix", ne soit au bout du compte soluble dans les mots. Il enveloppe son objet d'un réseau de phrases comme l'araignée d'un fil presque invisible ligote sa proie. L'apparence n'en change pas, c'est la substance qui en est sortie. Ici, pour l'œuvre, qu'elle en ait été extraite ne signifie pas qu'elle est ailleurs engloutie mais qu'elle est au contraire mise, sur les mots, en exposition.

            L'écriture synthétise le souci d'être de l'écrivain. L'œuvre plastique ne s'incarne qu'une seule fois, comme elle peut ; alors que l'écriture prend son assise dans un dessein permanent, développe de l'inscrit, et déborde la matière. Autrement dit – je suppose à mes dépens – Michel Butor n'oublie jamais qu'il est l'écrivain, et que le plasticien est producteur d'un objet qui n'existe que par l'exercice de la parole – singulièrement de sa parole d'écrivain. Je le notais avec une feinte légèreté, voici bien des années déjà : A la question "Pourquoi peins-tu ?" il faut répondre comme les enfants, parce que la phrase est pertinente, "Pour faire parler les curieux".*

            Une interprétation ou une hypothèse énoncée ouvre un champ de discussion, de mise en œuvre de la parole où la parole fait œuvre. Tous les parlers, celui de Michel Butor et celui de l'artiste, et ceux des visiteurs, s'y heurtent – sur la toile – s'enlisent, dérapent, décrivent, décorent, enluminent, approfondissent, définissent et ouvrent l'œuvre ; mais la littérature, qui s'établit, se structure et fonctionne, est d'autonomie et de liberté devenue au bout du compte le mobile de l'exercice. L'œuvre comme pré-texte à l'œuvre…

            On espère l'œuvre objet assez dur pour que le texte, nécessaire, ne puisse jamais suffire à l'épuiser. L'œuvre est faite d'assez de conventions pour être discernable, d'autres choses suffisamment pour rester inépuisable par l'écrire et le parler, en un subtil équilibre que seul l'inconscient est capable d'apprécier. C'est d'être uniquement soutenue par la parole, ou bien entièrement de convention, qu'une œuvre un temps dominante se retrouve vide de sens pour la génération suivante. Mais à l'écrivain, peu importe si l'œuvre un jour se révèle coque vide comme la carapace de l'insecte encore longtemps après suspendue dans un coin entoilé du grenier : le texte lui survit. Le "roman", lui, survit. Il est le tissage (la légende) d'un secret perdu, ou la légende d'un chef-d’œuvre que le vulgaire n'entend qu'à travers l'écho persistant d'une vie.

            La force de l'œuvre est d'être un objet qui suscite un discours varié, mais unique en ce qu'il ne vaut que pour lui et par lui, que la parole anime mais n'épuise jamais. Soyons modestes, peintres mes frères, devant l'écrivain – et plus encore, avec lui, sachant qu'un jour tout œuvre va se clore – devant la langue qui, elle, ira encore, toujours autre, dans un jeu de subtils glissements vers l'infini des temps...

            L'idée cependant que, par un juste retour, puisque aussi œuvre de paroles pré-texte à la parole, des tonnes de thèses s'abattent sur cette écriture, déjà peut-être, bientôt sans doute en elles diluée, m'effraie.

La Strada n°0, novembre 1998 

Version nouvelle du texte « A l’écrivain » paru dans

la revue Rémanences n° 6, dossier Michel Butor, avril 1996 

*. « Jeu sur fil ou jeu sur fils », Catalogue Albert Chubac, Galerie d’Art Contemporain des Musées de Nice, 1981

 

16. Des goûts et d’égouts

Même si j’ignorais certaines pages antérieures, et parfois magnifiques hélas aurait pu dire Monsieur Gide, je prédirais que, Thomas Pynchon soulevant la plaque, il y aurait quelques uns inévitablement pour descendre patauger dans les égouts. Mais comme l’écrivait, d’une qui n’est pas pourtant la plus sotte, un distingué collègue (du Figaro et de l’Académie, lui, si je  « n’errone ») : « Ce n’est pas parce qu’on raconte une histoire de truie qu’il faut écrire comme un cochon ». Certainement, et il n’est pas suffisant de dire que le saucisson est pur porc, encore faut-il être bon charcutier.

Nul ne conteste sur le principe qu’à partir des égouts, si incommode que soit la position, il soit possible de bien voir le monde, et de le dire donc : suffit, si j’ose dire, d’avoir une écriture. Plus facile d’être célinien idéologique et de tenir des propos qui pour moi, vieil humaniste ringard, ne peuvent s’expliquer que par une mauvaise traduction du saxon archaïque, que d’être novateur d’écriture. Hors quoi, je ne vois pas au nom de quel principe il me serait autorisé d’interdire aux égoutiers de se complaire en leur milieu. Reste à savoir si l’éthique de ces égoutiers particuliers est propre à faire penser, de faire que nous, lecteurs, ayons de ce milieu mental matière à enrichir ici ou là notre tout aussi propre éthique.

 Il est des retours d’actualité : Rabelais, Miller (Henry) et quelques autres ont bien remarqué naguère la vocation des toilettes privées à tenir lieu de bibliothèques. Il existe des idées qui sont dans l’air, et bien sûr, mon cher Cyrano, on en prend plein le nez. Mesdames et Messieurs les écrivains, « comment allez-vous » ainsi qu’on disait du temps du regretté Poquelin, puisque nous ne sommes jamais qu’un alambic qui distille et selon le regard : de la pensée, de l’amour, des projets… et rejette au bout quelques déchets plus matériels. Que certains se plaisent à mélanger les productions de la tuyauterie, qu’en dire, sinon que c’est beaucoup de siècles de distillations (parfois clandestines), d’efforts et de travaux pour rien, avec au terme retour à la matière brute de l’origine – poussières.

Merci, j’étais au courant !

L’ordre des autres nous est toujours désordre. Ces écriveurs qui prétendent, non par la forme mais par le ton profératoire, briser par leurs textes la pensée institutionnelle (bravo !), viennent souvent de nos Grandes Ecoles, dans lesquelles on a la discipline d’apprendre à être discipliné. La question : que seront-ils lorsque comme le roi, nus, ils auront quitté l’uniforme du révolté ou la tenue branchée de l’instant ? Quelques uns disent « Victor Hugo ou rien ». Prétentieux ? Sans nul doute. Mais estimables. Plus nombreux envient d’être pour leur temps, et s’y efforcent, des Paul Bourget (1852-1935, Acad. Fr. 1894), Henry Bordeaux (1870-1063, Acad. Fr 1919), ou au mieux des Victor Margueritte (1966-1942, sans Acad. Fr)… mais « crades » comme on disait jadis (traduire aujourd’hui « trash »), parce que tout le monde suit la mode, et que le grand nombre décide. Quel qualificatif attribuer ? Ils sont « trash », mais recyclables. Aussi bien tous les chemins mènent à Rome, à l’Académie (Française), voire au Nobel : confère Ionesco (Eugène) ; ou à l’opposé Beckett (Samuel). Il advient aussi, oui, que ces chemins fassent « œuvre ». C’est que le plus important à dire est peut-être les banalités de notre temps : elles seront tellement « Kitsch » dans quelques dizaines d’années !

Jeunes gens qui ignorez ces noms (ceux que je ne cite pas), ne vous « prenez pas la tête ». Consacrez votre temps à de meilleures (est-ce possible ? qui sait ?) ou pour le moins de plus vivantes lectures que celles qui ne sont que d’actualité. La Strada est bornée de caniveaux… sur les bas côtés.

La Strada n° 00, décembre 98

 

1999

17. Raphaël Monticelli : BRIBES (Bouts de Fragments de)

(Dans le précédent numéro Marcel Alocco ironisait sur la mode d'une "nouvelle littérature" à chaque rentrée d'automne. Mais hors les grandes surfaces des "gros et gras éditeurs" du prêt-à-porter existent quelques artisans qui font trop discrètement, mais peuvent-ils faire autrement, dans le sur mesure. Chez nous, nous aurons l'occasion d'en parler, Tipaza, L'Ormaie, Demaistre, Z'éditions, Lo Païs, Les Cahiers de l'Egaré, Nues, Le Jardin Littéraire, Ricochet, et L'Amourier dont il est ici question... et d'autres qui nous donneront l'occasion d'en parler.)

             La préface, à elle seule vaut le détour. Puis "bribes" non-cousues (je n'ai pas dit décousues) comme dans un journal intemporel. Le contraire d'Ulysse : repères plus que parcours (je n'ai pas dit vraiment évitement, mais…), car il n'a pu (Raphaël) en garder le temps, celui de la liaison qui fait que les secondes comme le riz gluant donnent masse indistincte et rend contemporain mes rêves de lecteur aux parades de la mort que le grand-père (ou l'auteur) a mises en scènes. "Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir" devient parole populaire. Dom Juan, le grand-père, Ulysse, (le lecteur ?), Raphaël M., Josué tour à tour l'ont un moment faite aussi leurs paroles sans doute (et dans le doute surtout). Raphaël Monticelli s'en va répétant (ou renouvelant, qui sait) la nouvelle – au goût de terre, d'eau en succion dans un trou de rocher, de boulevard de solitude. Vous accrochez à la réalité des guirlandes et les lampions du rêve (14 juillet ? ou Noël ? ou Maï dei niçarte ?) et, chez l'enfant inventif, qui sait ce qu'il en reste ?…

            Une prise en compte et un développement de l'espace qui traduisent autant une réflexion sur les arts plastiques contemporains que des racines littéraires avouées. Heureuses tentatives, heureusement malheureuses, de nouer le tout en une pelote. Le fil tend, le fil casse. Les bribes flottent, comme des îles. Mais Ulysse fait chemin, y reconnaît des paysages, si familiers…

            Ici le désordre n'est qu'apparence. Il est organisé comme celui du trou dans le sable à l'intérieur duquel le prédateur piège l'insecte. Le machine se met lentement en marche, mais, désolant, au moment où elle atteint son régime fascinant, nous voici au terme, déjà. Lecteur, j'éprouve cet écourtement comme une dommageable perte de sens. Le travail de l'illustrateur (Edmond Baudoin) n'est pas en cause : il n'est pas à sa place dans un espace restreint et une allure qui n'est plus ni la sienne, ni celle de l'auteur. Décalés. Serait-ce un complexe l'Amourier de se vouloir "mince" éditeur face aux grosses et grasses éditions ? Allons ! La Grande Muraille de Chine a-t-elle jamais empêché les fourmis de passer la frontière ?  On peut donc déplorer que la seule "Bribes (Vol.1)" et des "intrusions" qui nuisent à l'économie du texte (un souffle particulier) aient été préférées à une plus stricte et complète publication. La transfusion à venir ne pourra que réparer, non restaurer à l'état initial. Je triche, bien entendu. J'ai lu, il y a des années, un des premiers tapuscrits de cet ouvrage (longuement médité) et en avait apprécié la mécanique (pas seulement). Il y aurait eu successivement une compression et une expansion, comme dans la respiration, quand s'établit sur un long itinéraire un rythme conforme au pas ; alors qu'aujourd'hui le lecteur voit se fermer la porte au moment où il parvient sur le seuil.  Seul un petit quart nous en est livré, selon le principe que "Vous qui voulez entrer, ici abandonnez tout espoir" peut-être ? Alors je manifeste, avec pour slogan :

            "Le texte, tout le texte, rien que le texte."

            A lire. A méditer. Et à espérer la suite rapidement.

"Intrusions" par Raphaël Monticelli, Collection "Ex cœtera" 86 pages, 85 Fr.

 L'Amourier éditions, Rte du Col de St Roch, 06390 Coaraze. 

La Strada n°1 janvier 1999

 

18. Mais pourquoi écrivez-vous ?

            Un vendredi récent je regardais l’émission de Pivot consacrée à six « premiers romans ». Participait une jeune femme (25 ans), manifestement dépassée par le non-événement, qui avec une adorable candeur répondait confuse : « Je ne sais pas ». Un tout jeune homme avouait vingt-quatre ans : acné et lunette de khâgneux attardé, l’intellectuel comme on n’en présente plus qu’au cinéma, mais qui manifestement connaît la technique pour présenter un roman lisible. Un mécanicien qui a lu « La Princesse de Clèves », « Le Rouge et le Noir » et quelques plus récents écrits pour l’épice. Un autre était prof. Et – s’étonnait Pivot – pourquoi avoir attendu 36 ans pour donner un premier roman ? Lui maîtrisait son discours, et son sujet semblait-il. Et puis, ce que n’indiquait pas son nom d’auteur, il y avait une romancière lourdement présentée comme fille de son père, un romancier-critique influant, académicien qui plus est. Une qui, évidemment, emploie l’imparfait du subjonctif. Et que je te remets une couche de cirage : la jeune dame « est manifestement la plus douée des six ». Et merci encore pour les autres invités m’sieu Pivot ! Les deux derniers participants ? J’ai oublié. Ce qui ne signifie aucunement que leurs ouvrages n’ont aucun mérite, mais qu’eux ne sont pas, les malheureux, « médiatiques ».

            Je me suis demandé, comme chaque fois que j’aborde au hasard un nouvel auteur : « mais enfin, pourquoi écrit-il, » Car racontant une histoire, on peut être un possible romancier. Mais en est-on pour autant écrivain ?

            Pensez à Michel Eyquem de Montaigne. Personne n’attend sa copie ; magistrat, diplomate, Maire de Bordeaux et proche du Roi, il pourrait se dispenser d’écrire : ceux qui savant lire et pourront l’apprécier sont beaucoup moins nombreux qui déjà le connaissent et sont souvent ses obligés. Oui, mais voilà : écrire est façon d’éclairer mot à mot pour soi-même sa pensée, de la délabyrinther – ou de la labyrinther, complexe et cependant lumineuse, comme le fit Marcel Proust. Car que pourrais-je apporter d’autre en écrivant, si je ne m’apprenais rien à moi-même ? Que serait l’écriture si ce n’était un travail de solidification sur le volatile de la pensée et des rêves pour aller un peu plus loin, ou au moins un peu plus ferme ?  J’aimerais qu’un écrivain ne soit pas « à la tâche » pondant régulièrement ses volumes, mais à son exploration. « Cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie » dit Monsieur de Montaigne. (Traduire « essais » par « expériences »). Ecrivains, nous aurions la modeste prétention d’écrire des « essais ». Mais le roman est surtout un jeu mondain et, vous avez raison, il nous faut du « divertissement ». Il est donc possible d’être un écriveur de roman comme… ( insérer ici le nom qui vous convient), sans être tel Montaigne ou Stendhal, un écrivain.

La Strada n°2, mars 1999.

19. Terrible terroir

          La littérature de terroir bâtirait de grandes piles de livres, pleine de nostalgie. Un mur de livres et si on n’y prend garde un mur de lamentations. Chacun aurait envie d’aller y glisser son billet, poème, nouvelle ou roman... Mais il faut une écriture pour se dégager du poids passéiste. Que  La Baie des Anges ( Robert Laffont ) nous intéresse par la précision historique – faisons confiance à l’historien Max Gallo pour croire que la cellule anarchiste était bien rue Ségurane –  que  Avenue des Diables Bleus  ou  Chemin de la Lanterne  (Louis Nucera, éditions Grasset) nous touchent de concordances de souvenirs, que par  La douceur de la vie ( Jules Romain,  Flammarion, 1927),  l’évocation de la Vieille Ville ou des collines niçoises nous restitue une mémoire, que même Jorge Semprun ( Adieu, vive clarté... Gallimard 1998) ne soit pas exempt de nostalgie quand il restitue autour du Lycée Henri IV les rues étrangères de son adolescence, quoi de plus normal ? Mais où défaille l’écriture meurt le charme. La complaisance au miroir prend l’ampleur que lui donne le créateur.

          On peut dans ce but choisir des voies plus objectives. Et la tâche de l’éditeur local n’est pas seulement de cultiver le cocon, c’est surtout de lui permettre d’éclore et d’aller. Avec trois titres de Michel Steve, L’Architecture Belle Epoque (à Nice, à Menton) et La Riviera de Charles Garnier, et par Pierre Joannon La Riviera de Maupassant, la collection Guides d’Azur des éditions Demaistre structure des itinéraires thématiques qui permettent aux visiteurs de découvrir le patrimoine de la région : à ce jour, celui particulièrement riche et un peu méconnu il est vrai, depuis 1870, après le du rattachement du Comté à la France, jusqu’aux années 30. On savait la richesse de construction « Belle Epoque » à Nice au moment où se bâtissaient les quartiers jardins  de Cimiez, du Mont-Boron et de la Californie. On  découvre, grâce à Michel Steve, que Ch.Garnier architecte de l’Opéra de Paris est l’auteur du Casino de Monte-Carlo, de l’Observatoire de Nice, d’une école et d’une église à Bordighera. Qu’à Menton, gagnés par des traditions locales des architectes mentonnais comme Abel Gléna, Adrien Rey, Alfred Marsang ou venus de l’extérieur comme Georges Tersling, Ch. Garnier, Albert Tournaire ou Gustave Rives traduisent par des programmes très divers un fort particularisme. Mise à jour d’autant plus utile que l’architecture est probablement le domaine dans lequel la culture moyenne du français est la plus lacunaire quand elle n’est pas inexistante. Et moi-même... qui ne me suis guère intéressé qu’aux constructions postérieures à la guerre, je ne jetterai pas la première poutre dans l’œil des curieux.

            On pourrait souhaiter en « illustration » avoir plus du texte de Maupassant... On peut rêver à des titres qui permettraient de visiter la Côte d’Azur avec les yeux de Jules Romain, de Jean Lorrain, mais aussi de Guillaume Apollinaire, Picasso, de Staël ou Fernand Léger... Patience. Et apprenons avec ces premiers titres à regarder : peut-être alors pourrons-nous mieux voir.

La Strada n°3, avril 1999

 

20.

Galerie Catherine ISSERT, Saint-Paul

 Aucun  hasard si se trouvent réunis  Galerie Catherine Issert, à Saint-Paul, quatre artistes qui ont eu des liens avec notre région. Tous quatre figurent dans « L’introduction à L’école de Nice » (M.Alocco, Demaistre éditeur 1995) à titre « permanent » pour Dolla, Pagès, dit « passagers » pour  Dezeuze et Viallat.  Ils ont travaillé depuis 1966 et dans l’ensemble persisté jusqu’à ce jour dans l’orientation qui devait fin 1970 prendre le nom de Supports-Surfaces.

               Dezeuze, démentant la définition hâtive d’abandon du châssis de quelques critiques superficiels, à construit le principal de sa démarche sur l’analyse de ce support, souplesse du bois, rapports à l’espace, évitement ou réception (aujourd’hui) de la couleur. Dolla (dont on a pu voir Villa Arson, l’an passé des travaux récents) a proposé d’heureuses occupations de surfaces naturelles (eau avec flotteurs, prairies ou neige avec ronds colorés) et s’est aussi préoccupé des teintures et des présentations en suspension des textiles colorés. Pagès (qui exposait en mars au Collège Port Lympia) bâtit de fortes structures liant des matériaux de constructions, sculptures « urbaines », mise au présent convaincante d’un art trop souvent bloqué par les conventions.  Viallat enfin, décline infiniment une forme unique dans des rapports toujours renouvelés au support textile, exprimant les couleurs et les textures, un répertoire basic de la Peinture dont on a pu voir à Vence il y un an les premiers pas (1964/1967) à la fondation Hugues.

On consultera avec profit sur ces artistes et une quinzaine d’autres « Les années Supports-Surfaces » de Marie-Hélène Grinfeder (Ed. Herscher) et les propos de R. Monticelli dans « Groupe 70 et  Supports-Surfaces » Art-Transit, Marseille.

La Strada n° 3 avril 1999

21. Art Jonction - Le Marché

            Art Jonction semble enfin avoir pris ancrage. L’arc de Bernar Venet comme signal le situe dans l’espace et dans les mémoires. La manifestation a trouvé sa mesure et une claire et commode distribution  des stands.

            La critique est toujours acerbe : les se disant initiés se plaignent d’un certain ennui. Nous en serons presque d’accord : ce n’est certainement pas le lieu des plus bouleversantes découvertes. Pas de tremblement de terre. Daniel Spoerri ne vous surprend plus ? Mais êtes-vous sûrs que ce soit un « regard » banal pour la moyenne des niçois, et même pour la majorité des visiteurs ? Que dire dans cet esprit des œuvres de Max Charvolen ? On voit K.Haring, Twombly, Warhol, Nitsch, César, Arman, Sam Francis, Alechinsky, Miro ; mais aussi souvent mûris plein soleil, Ben, Gilli, Mosset, ou encore Moya, Battle, Sierra, R. Walter. Prospecter, découvrir, analyser, pour utile que ce soit à la stratégie des galeries, sont des tâches dévolues à d’autres institutions. Ce n’est pas non plus le musée dans lequel n’entrerait que l’objet à tort ou à raison confirmé : L’histoire qui toujours réserve des surprises fera le tri. Soyons cyniques. (Foire : du latin pop. feria, marché).  Art jonction, la foire, n’est pas un musée, ni une exposition thématique ou critique, c’est un marché. Comme sur le cours Saleya les marchands (Oui ! des marchands !) y louent un fond de commerce et y distribuent leurs salades ou leurs œuvres d’art. (Il peut même arriver que l’une soit l’autre, n’est-ce pas Anselmo ? ...) Les artistes y sont, comme les paysans, des producteurs ; mais les produits arrivent sur le marché dans des conditions qui le plus souvent leur échappent : présentés, conditionnés, de saison, ou bien hors saison (on dit plutôt « furieusement tendance » et « ringard »).

            Art Jonction 1999 était certainement de la meilleure qualité moyenne que nous ayons connue depuis... des années. On y a même vendu m’a-t-on dit quelques primeurs, quelques pièces d’artistes réputés « difficiles ». Mais tout n’est-il pas difficile si on ne fait aucun effort ? Art Jonction est un marché, il vaut ce qu’il vous en coûte : 5,34 euros par visiteur, davantage seulement si achat(s). Ce fut un assez bon marché. De quoi nous plaindrions-nous ?

La Strada n° 5, juin 1999

 

22. Jacques Villeglé et Pierre Henry "dans la rue"

            La cité de la musique présente une exposition d’affiches lacérées de Jacques Villeglé accompagnées d’un parcours sonore conçu par Pierre Henry, pionnier de la musique concrète, père dit-on de la Techno, qui continue ses créations électro-acoustiques. J. Villeglé dit « Le son vient en perspective (car la musique n’est pas la même non plus, Pierre Henry a dû travailler dans un esprit nouveau, (...) et de même que moi je prends les "choses"dans la rue, Pierre Henry utilise les bruits urbains et concrets ». Et P. Henry précise : ...«ma collaboration avec le chorégraphe Maurice Béjart, avec les plasticiens Yves Klein, Jean Degottex, Mathieu, Arman, ou avec le poète Boris Vian... Ces expériences m’intéressent parce qu’elles me permettent d’envisager l’œuvre non d’une manière abstraite, détachée de tout contexte, mais précisément parce qu’elles obligent la musique à transcender sa dimension et qu’elles la replacent dans une "perspective de vie" »

En quoi cet événement intéresse-t-il  La Strada ? D’abord le titre de l’expo : "Dans la rue". D’autre part les collaborations littératures/ arts plastiques/ musiques nous concernent. Et puis il arrive aux azuréens de traverser le Var... (et que Paris est beau, l’été, sans les Parisiens...) Enfin les Niçois ont un rapport suivi avec cet artiste qui figure dans les collections du Mamac, a été montré par la galerie A. de La Salle à Saint-Paul et ces dernières années à Nice par la galerie Chanjour. « Dans la rue » Cité de la Musique, du 30 mai au 3 septembre (221 avenue Jean Jaurès, 75019 Paris).

(Inédit. Ecrit pour La Strada. En l’absence de n° d’été, n’a pas été publié)

 

23.

Le texte suivant a été publié en préface au livre  Les artistes de l’an 2000,

(Editions Fuss-Art, décembre 1999). Il ne fait jamais référence

au contenu de l’ouvrage que j’ai ignoré jusqu’à la parution.


Délibérément ringards

Fragments d’un cahier d’atelier (Fiction)

            Pour certains, l’avenir serait un livre déjà écrit.

            Possible. Mais alors les pages en seraient blanches écrites de cette encre sympathique qui enfant nous fit tant rêver. Le révélateur, qui donnerait à l’écriture apparence et évidence, en serait le présent. Tandis que les mots pensent, s’enfoncent dans l’abstraction, l’art plastique est fait du réel de la matière et des couleurs. Une page d’écriture (sympathique) à laquelle le présent (révélateur) donnerait apparence et évidence (et nous saurions la lire, j’espère) serait naissance de la plasticité, papier à grain incrusté à l’encre de Chine noire, sépia ou... toutes les couleurs et toutes les matières...

            En un temps où tous matériaux et moyens d’expression sont réputés possibles – notre credo Fluxus fondamental, si je me souviens de mon jeune temps, évidence déjà lointaine.. – « pourquoi, disais-je alors, la peinture serait-elle le seul médium empêché ? » Qu’il serait né, dites-vous, d’autres médias, d’autres formes pour l’art ? Cinéma, stylobille, vidéo, ordinateurs, crayons-feutres, C.D. internet et puis et puis et puis... Et alors ? Ce ne sont pas les techniques qui font l’art, mais l’art qui utilise des techniques. Il y aura peut-être d’autres types d’expression, mais encore en formes, en matières, en images, en mots. L’actualité est périssable, mais le présent se dresse sur des racines qui creusent la durée. Les œuvres nouvelles du cinéma ont-elles tué le théâtre, interdit sa créativité, les textes de naître, la scène de révéler des mises en espace...  Qu’est-ce qui empêcherait demain la couleur de parler dans la matière, la matière de faire couleurs et sens ? Sa simplicité de pigment à côté des complexes et performantes puces ? Cécil B. De Mille avec ses bibliques énormes superproductions dit-il mieux et davantage que Paul Klee d’un modeste rectangle de papier, un peu d’encre et d’aquarelle ? Delacroix sur grand drap avec son célèbre Radeau naufragé, beau gros morceau s’il en est, serait-il plus explicite que Cézanne sur son oreiller avec trois pommes ou un profil de colline ? (Parce que dire « Montagne » pour la Sainte-Victoire, si j’ose me moquer de nous-mêmes, c’est un peu Aix-à-gérer, non ?)

            Demandons-nous d’abord comment en nous éloignant nous lirons le vingtième siècle. Ce jardin à la française, aux allées sablées bien entretenues par les institutions, les galeries, la publicité, le marché, avec ses carrés homogènes (un carré, une étiquette) ses plants alignés (chaque espèce dans son carré), ses jardiniers spécialisés (mes carrés, seulement mes carrés !): les conceptuels lègueront-ils un seul concept capable d’intéresser un philosophe, ou bien n’en persistera-t-il qu’un beau cube blanc, des séries de plaques d’acier, quelques écritures énigmatiques sur toiles ou cartels, bels « objets d’art » sur lesquels glisseront des regards sceptiques ? Commentera-t-on le réalisme des constructions d’Edward Kienholtz, des actions de Gina Pane, du décompte de Roman Opalka, des images de presse de Jean-François Dubreuil, artistes qui ont travaillé ou peint sur le sujet ? Ou bien ces deux derniers seront-ils assimilés avec Georges Mathieu, Cy Twombly, Gérard Duchêne, Pierrette Bloch en un courant que la critique malicieuse aura dénommé « Zécrivains » ? Fluxus, Nouveau Réalisme, Support-Surface (ces fragmentairement composantes principales aujourd’hui hétéroclites d’une hypothétique Ecole de Nice) resteront-ils dans les esprits des unités autonomes ou bien une lecture transversale reliera-t-elle les tampons d’Arman aux éponges palettes haricots de Claude Viallat, aux traces de gestes de Georges Mathieu, aux anthropomorphismes d’Yves Klein, aux promenades sur la toile de Jackson Pollock, ou à Ben articulant sur le monochrome de ses toiles le tracé sismique de ses bègues propositions qui seront alors perçues comme naïves, banales, insignifiantes? Mes « déchirages », mes coutures, mes détissages ou tissages ne seront-ils plus qu’une mise en espace de gestes cycliques ou boustrophédons ? Serons-nous tous amalgamés dans un esprit du temps qui nous confondra d’abord en une seule  image d’époque ou académisme du siècle, pour ne distinguer ensuite que quelques rares cas comme destins modulant dans un style personnel une proposition qui, la distance aidant, se révélerait très commune ?

            Style, oui. Ou sa dégénérescence, la manière, ou mieux dit aujourd’hui : Label.  Ce style contre lequel (n’est-ce pas, Michel Parmentier ?)  nous nous serions en vain battu, vengeur nous rejoindrait. Finalement seraient identifiées des esthétiques dont nos démarches ne seraient qu’alibis porteurs. Le vingtième siècle serait le plus esthétique des moments de la modernité, et les masses d’écrits produits par nos artistes, nos critiques, nos plus ambitieux philosophes, s’effondreraient comme les propos académiques du Dix-neuvième, laissant aux créateurs du vingt-et-unième siècle ravis un espace libre dans lequel piétiner allègrement leurs aînés (comme nous l’avons fait), avant de reconnaître que celui-ci, et puis pourquoi pas celui-là, après tout, ne seraient pas sans intérêt pour eux, jeunes novateurs intégraux, acteurs enfin de la coupure épistémologique permettant l’invention, à partir d’un matériel radicalement repensé, d’une pratique de la couleur, de la matière, de la forme, avec un médium à poils, à fibres, à bois, les mains, les pieds, et peut-être la tête; libération de la liberté, énième véritable vérité de la réalité d’un homme encore à construire.

            Une fois enterrés nos penseurs, les discours de Carzou, de l’Institut-je-crois, qui en son temps nous firent tant rire, seraient au goût du jour : L’information parviendrait donc vers 2030, à mes oreilles ébahies de vieux ramolli du cerveau cacochyme, que Picasso était un fort mauvais peintre après avoir jusqu’en 1905 donné quelques espoirs grâce à de bien jolies belles peintures.   Dans cet éclairage des risques extrêmes des possibles de l’imaginaire et de suprêmes catastrophes culturelles envisageables, pourquoi nous brider ? Soyons donc délibérément ringards, jeunes gens, vieux mandarins de l’avenir, pour proposer d’enfin donner à l’humain sa dimension, à la mesure de son pas, de son drap de lit, de sa chaise, comme du déploiement de son cerveau jusqu’aux étendues sidérales...

            Tirons conclusions. Soyons rationnels. (Ici je devrais sans doute comme dans les bandes dessinées faire figurer une série de ? !!! ?    ! ). Une seule certitude : c’est du regard du vingt-et-unième siècle que naîtra (re-naîtra) l’art du vingtième, comme à celui que le dix-neuvième aurait voulu nous léguer (Carolus-Durand, Léon Gros, Henri Gervex, William-Adolphe Bouguereau, Théodore Chassériau, etc...) nous avons substitué Delacroix, Ingres, Géricault, Manet, Cézanne, Van Gogh...,        ,          ,         , (Ici, je laisse des blancs. Non par inadvertance, mais pour être interactif, comme ils disent, que vous ajoutiez les noms de votre choix, – pour le cas où une lecture pourrait ne pas l’être, interactive). Un peu comme si cette fin de siècle énonçait un panorama Dali, Giorgio de Chirico, B. de Klossowski (dit Balthus), Carzou, Picabia, Bacon, Buffet,          ,             ,            , et quelques autres, et que nous disions... mais que dirions-nous? Que le vingtième siècle aura certainement été inventeur et fondateur pour un art d’images virtuelles animées (ciné-vidéo-net) comme le fut le dix-neuvième siècle pour la photographie. Mais en ce qui concerne les arts plastiques ?

            Aurons-nous le siècle prochain un regard « international », ou éliminerons-nous ceux qui préférant le superficiel généralisé au particularisme révélateur du fondamental se seront trompé de culture, gardant quelquefois un temps outre-Atlantique un prestige qui nous paraîtra incongru, à nous qui admirerons peut-être encore Pablo Picasso et Robert Rauschenberg, boudant déjà les effets de mode d’un Warhol ou d’un J-M Basquiat (Mais suis-je optimiste ? Borgne ? Aveugle totalement ? – qui aujourd’hui pourrait le dire ?)

            Sûrement, si mon travail est enseveli dans les plis du temps, rien ne correspondra au regard que j’ai aujourd’hui sur le monde et ses modes. Prévoir qu’il y aura de l’imprévisible serait notre seule sagesse. Déplacement des critères. L’Histoire fera le tri, me répète un écrivain ami : oui, mais qui fera l’Histoire ? Des histoiriens-esthéticiens ou les publicitaires-banquiers ? Ou les uns contre les autres, tantôt plus l’un, tantôt davantage l’autre ? Là est le vrai problème.

            Qui peut dire dans quelle société quel système de pensée émettra ses critères ? Exemples fragmentaires : On peut imaginer George Brecht, Robert Filliou, Wolf Vostell, Ben, Mario Merz et Marinette Cueco classés ensemble dans une catégorie secondaire d’artistes « Art brut intellectuel » et leurs œuvres massivement léguées au Musée de Lausanne. A l’opposé, seraient réunies au Centre Pompidou, sous une même étiquette de « Mondainistes » signifiant glorieusement le monde immédiat, des œuvres pour nous fort dissemblables comme celles de Foujita, Fernand Léger, Bernard Buffet, Christian Boltanski et Daniel Buren, ce courant étant crédité en 2050 d’une forte considération par ceux qui y reconnaîtraient forcément leur image. Un peu en arrière de ce groupe, Sonia Delaunay, Louise Bourgeois, Annette Messager, Michèle Brondello, s’y verraient dans le même lieu accorder un statut particulier de « Mondainistes-auto-exploratrices-de-l’inconscient-socio-féministe ».

            On parlerait, un peu en marge, apprécié d’une petite minorité intellectuelle probablement un tantinet ringarde, d’un courant « coloriste » avec entre autres Piet Mondrian, Henri Matisse, Joan Miro, Pierre Alechinsky, Tom Wesselmann, Sam Francis, Max Charvolen, Martin Miguel, et Pierre Soulages (mais oui, bien sûr ! Soulages...) auxquels on joindrait avec réticence Marcel Alocco, malgré sa flamboyante époque des « Idéogrammaires » et sa plus mate longue série du Patchwork ; avec réticence à cause particulièrement de l’austère période dite des cheveux  – « fin de siècle ! » diraient-ils.

            Imaginons que tout est possible, (toutes les interprétations, aussi illogiques et invraisemblables qu’elles puissent aujourd’hui paraître, pouvant s’élaborer à partir de notions qu’à ce jour nous ignorons) et continuons obstinément puisque, aveugles d’être fascinés par l’encre sympathique de l’éblouissante lumière de l’avenir, quoi qu’il doive advenir nous ne pourrons que faire notre travail.

            Nous aurons été pensant et manufacturant, nous aurons construit notre part de temps en ce vingtième siècle...

                                                              ... Et à chaque siècle suffit ma peine.

 Nice, juillet/août 1999 

In « Les artistes de l’an 2000 »

 Editions Fuss-Art, décembre 1999

 

25. Régine Robin et ses identités

              Régine Robin, Montréal, Shtetl-Paris vingtième, Pologne-en-Québec. Telle pourrait être l’adresse virtuelle ou symbolique d’un écrivain passé de la rue Botha à Montréal après transit par Fontenay (E.N.S) Aix-en-Provence pour maîtrise et, avec quelques indigènes itinérants, création de la revue niçoise « Identités » ; étape aussi par la Bourgogne pré-révolutionnaire pour doctorat. Spécialité, la bio-fiction : quelque chose qui ressemble à de l’Histoire et à de la rumination poétique, mêlées. Un mesclun. Peut-être ce que jadis j’ai, pour une longue rhapsodie, indûment désigné « roman » dans une collection intitulée « Contes et Poèmes » (Oswald 1969) et que plus récemment, par défaut de terme plus adéquat, j’ai pour mon cas appelé ‘’pastrouil’’ ? Bio-fiction serait la traduction en international d’un pastrouil d’historiens sérieux, entre intellectuels avertis et sensibles. Mais la raison n’y reconnaîtrait sans doute guère ses enfants déguisés. Le jeu est aussi d’être et de ne pas être l’un ou l’autre dans cette foule de personnages qui parlent ou sont parlés. ‘’Kaluszyners’’(habitants de Kaluszyn) ou Lénine (avec  cheval blanc),  Régine Ajzersztejn, Pamela Wilkinson ou Emilia Morgan, ou Nancy Nibor, ou encore Martha Himmelfarb, Régine Robin ou sa fille, narratrices ou narrateurs...Un labyrinthe des mémoires (on dit ‘’recherche d’identité’’) qui s’apparente à l’essayage de prêts à porter dans un grand magasin avec l’espoir de tomber sur son personnel fait-sur-mesure égaré. Autant dire que l’on se vit comme essayant être, le réussir n’étant pas d’arriver (où ?), mais d’être, itinérant, forcément  itinérant. Harassant.

             Passons sur les ouvrages dits plus solides du professeur, une dizaine d’essais ou travaux universitaires dont quelques uns ont compté, (tel « Histoire et linguistique », Armand Colin, 1973), mais somme toute moins sérieux, pour nous aujourd’hui, que les à-côtés de l’écrivain. Tout le programme est dans un premier livre inclassable, essai-récit-fiction paru en 1979 (Rééd. Berg International, 1995) : « Le cheval blanc de Lénine ou l’histoire autre » " Si j’avais eu besoin de m’inventer des ancêtres, de jouer avec l’Histoire qui façonne les destins, si je ne pouvais accepter ma famille que distancée dans l’épopée tragi-comique ou alors dans le carnavalesque ?  Allez savoir ce qui est vrai, allez démêler la part de mes fantasmes, allez y voir de près. " Oui, mais plus loin :  " ...si conforme à la mémoire familiale tout cela était néanmoins totalement faux..." . « L’immense fatigue des pierres » (XYZ éditeur, 1996) serait donc encore une étape dans une entreprise de construction plus que de reconstruction.  " Elle, la petite, c’est à l’école de la République qu’elle était heureuse avec nos ancêtres les Gaulois, la belle forme hexagonale de la France, Le Tour de France de deux enfants, et ses poètes s’appelaient Lamartine et Musset. Et puis et puis..." L’errance choisie est faite de légèreté, mais de tristesse, de plaisir présent mais de la persistance de loin venue d’un goût amer.

            Si le premier de ces livres se présente comme le récit du « déplacement » d’une communauté  juive depuis Kaluszyn jusqu’à... partout ailleurs, essai chemin faisant sur ce roman familial bien particulier, le deuxième est constitué formellement d’une série de nouvelles qui gravitent autour d’un même destin ou qui se recoupent partiellement pour dire la solitude de l’individu dans sa paradoxale appartenance à une histoire « avec »: avec tous les autres, ceux de sa culture (de ses cultures ?), ceux de sa famille pour le moins. Finalement," Nous nous contenterons de peu. Méditer sur l’arbre généalogique, trouver le moyen de redonner une place à ces cinquante et une ombres qu’elle n’a pas connues." Entreprise énorme, si on mesure tout ce qui serait exigé pour y parvenir-- et les conséquences. En quoi sommes nous concernés ? En ce que les vrais problèmes qui mettent en jeu l’individu sont au-delà du particulier : ceux des origines et des identités qui travaillent chaque culture.

La Strada n°9 novembre 1999

 

26. Poèmes qu’on jette...

            Etudiant à Aix-en-Provence, Jean-Pierre Charles n’a pas vingt ans lorsqu’il participe à la fondation de « Identités », revue littéraire niçoise qui s’ouvrira ensuite à d’autres  pratiques avec notamment Fluxus, le Happening et l’Ecole de Nice. Dans les 14 numéros, de 1962 à 1966, il donnera des poèmes en grande partie aujourd’hui repris dans "Poèmes qu’on jette aux vents" (L’Ormaie, Vence 1999) auxquels sont venus s’ajouter d’autres, publiés dans quelques petites revues vivantes de l’époque, ou inédits. Ce premier recueil de Jean-Pierre Charles offre donc en plus de 150 pages une part significative de son œuvre poétique : l’une des écritures marquantes de cette période d’une grande activité créatrice, à la fois lyrique, réaliste et onirique, et porteuse, dans l’ironie et le baroque quelquefois, de sa propre critique.

            Un bon livre, un beau livre aussi : retrouvant plus de trente ans après la connivence d’ «Identités », Ernest Pignon-Ernest intervient avec des dessins à la plume, précis, dépouillés et énergiques.

            Si l’ensemble des textes possède un ton personnel, il s’inscrit en partie dans une esthétique que Serge Brindeau, dans son ouvrage « La poésie contemporaine de langue française depuis 1945 » (Editions Saint-Germain-des-Près, Paris 1973), qualifie de "Poésie Pop", en rassemblant sous ce titre pour illustrer le chapitre les poètes des revues Chorus et Identités. Le terme, guère défini, indique un climat, celui qui est le plus voisin en France des poètes américains "Beatniks"leurs contemporains, avec lesquels ils partagent l’essentiel des sources culturelles. Une poésie dans laquelle se traduit le rythme désarticulé de la vie contemporaine, où flashent le quotidien et la révolte que nous retrouvons aujourd’hui dans les textes jetés, brusques et violents, « raps » disent les Anglo-saxons, sans qu’il soit question ici de pièces fausses, ni d’un it is not worth a rap! mais avec, pour les meilleurs, un souci d’écriture qui n’exclue pas des temps de tendresse ou de nostalgie, et l’imprégnation d’un courant qui vient d’Apollinaire, Blaise Cendrars et Henri Michaux, de Maïakovski ou Ezra Pound : comme ici, des "Poèmes qu’on jette aux vents", non sans espérer que retombés ils seront ramassés et lus, ô lecteurs, mes semblables, ou mes sœurs...

            Lisez ce livre en pensant qu’aujourd’hui encore, sous quelle forme et où qu’elle soit, portée et porteuse de zéphyrs ou de tempêtes, la poésie reste un moment de concentration et de fulgurance, car la poésie est à l’écriture ce que la foudre est à l’électricité.

Poème qu’un orage a livré à La Strada

On cheval

on cheval renâcle

crache de l’eau

un cheval n’importe

lequel cheval

casse des cris casse les cailloux l’eau

tout ça parce qu’on cheval s’est trouvé là

au moment de la

grande inondation vous savez

                                          il avait

                                    cheval ô

de tellement beau yeux tandis qu’

 

il cheval renâcle il cheval s’est trouvé là

au moment de la

belle inondation tu sauras

                                   on aura

                               cheval û

de tellement grands yeux tandis qu’

 

un cheval renâcle un cheval sue

crache de l’eauon cheval n’importe

lequil cheval

cricasse d’eau

jean-pierre charles 

La Strada n°10 décembre 1999

27. Bruno Peinado

                Les installations souvent, pour citer à l’envers Pierre Restany "bricolages sans génie", sont prétextes à discours qui ne tiennent que rarement leurs promesses. Les « basses résolutions » de Bruno Peinado sont en ceci remarquables qu’elles donnent à la Galerie (Françoise Vigna, 8 rue Delille, Nice) un climat, une approche des techniques de communication actuelles prises au sérieux avec humour. On attend le prochain message.

     

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