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Ecritures en patchwork

 
 

 

 

Gérard Durozoi

Présenter...

Présenter "Vingt ans de travail", c'est en général impliquer un "vingt ans après" conviant à mesurer simultanément un parcours et une antériorité -la façon dont le premier confirme la seconde, mais en prétendant approfondir ou "dépasser" se propres points de départ. Tel chapitre du parcours révélerait les insuffisances de ce qui l'a précédé, dévoilant progressivement une intrigue bien souvent synonyme de stratégie pour la conquête du marché.

Certains sont très habiles à ce jeu - qui n'est pas celui d'Alocco. Il s'agit moins, chez lui, de vérifier le sens (la téléologie) d'une diachronie que de constater l'approfondissement d'une position. "Itinéraire", a-t-on déjà dit (dès 1970) - et ce terme est aujourd'hui à comprendre comme désignant une trajectoire dont l'activité signifiante ne se révèle que progressivement, et une rare obstination à déjouer les pièges de l'étiquetage et de la réduction théoricienne.

On sait pourtant qu'Alocco ne se prive pas d'accompagner sa production de textes et entretiens qui précisent ses intentions. Là où toutefois nombreux sont les artistes qui se laissent prendre au lacis d'une écriture d'auto-célébration, Alocco a la modestie (ou la prudence) de ne concevoir le rapport écriture-peinture que comme d'après coup - en sorte qu'au lieu de figer sa pratique, son texte la relance, l'invite à un débordement de ce qu'il conceptualise.

Ce principe de relance innerve le travail pictural lui-même, ce qui donne aux œuvres les plus anciennes leur permanente actualité. On n'a pas le sentiment, en examinant aujourd'hui les Dé-tensions, d'exercer un regard archéologique révélant des états encore balbutiants d'une recherche. Tout se passe au contraire comme si ces moments demeuraient actifs dans les réalisations les plus récentes, leur "leçon" n'ayant pas valeur d'un apprentissage initial, mais tenant au contraire le rôle d'un sous-sol à partir duquel la poursuite du travail trouve à s'établir.

C'est que la démarche analytique permit à Alocco, non pas le simple repérage d'un alphabet primitif, destiné à être occulté par les phases ultérieures -mais bien plutôt la mise à jour de ce à partir de quoi le travail plastique est indéfiniment possible. Le tort (la limite) des tenants de l'avant-garde française "pure et dure" des années soixante a sans doute consisté à se crisper aveuglément sur un élément analytique, sans admettre que cette crispation produisait une "image de marque" qui était encore une image parmi d'autres. C'est précisément en considérant l'ensemble de ces autres - dans l'extension maximales de leurs occurences - qu'Alocco est sorti du cul-de-sac que constituait le travail exclusif sur le support, et qu'il a pu accéder à une pratique transformationnelle. Dans ses successifs compagnonnages - avec Fluxus ou Support-Surface, l'Ecole de Nice ou le Groupe 70 - s'affirme une curiosité, une ouverture à des questionnements trop diversifiés pour s'inscrire dans un raidissement théorique. Lorsqu'Alocco théorise, c'est donc "ailleurs" que dans les cases prévues, parce qu'il a cette capacité enviable (même si peu payante) de déceler très vite les lacunes (les dénégations) de toute théorie momentanément dominante.

Dans son cas, la réflexion première sur les supports n'avait donc pas le sens d'une interrogation purement analytique: elle a repéré ce sur quoi le travail ultérieur pourrait dialectiquement dériver vers des performances différentes. Non que la compétence ainsi acquise, jointe à la performance des réalisations ultérieures, autorise à concevoir la peinture comme le trict équivalent (via Chomsky) d'un langage. Transformer, c'est, dans la pratique sensible, changer d'abord les formes: les découpes, les bords, les limites, les supports en même temps que les images, les couleurs simultanéement aux graphes. Travail, donc, d'illimitation (le Patchwork est potentiellement sans fin -ce pourquoi n'en peuvent être montrés que des "fragments") - que l'on peut symboliquement originer dans les réflexions sur la "détérioration d'un signifiant" de 1968: exercer la détérioration, c'est anticiper le procès d'apparition (sociale, culturelle) d'un signifiant autre, l'enfouissement progressif de l'image dans un support déterminant, comme son négatif, l'étude de ses conditions de maintien et de prolifération.

L'illimitation, ce peut être aujourd'hui la plus efficace mise en question du fétichisme, s'il est vrai que ce dernier consiste à privilégier, comme porteur métonymique du sens, un élément isolé d'une totalité. En la pratiquant dans toutes les dimensions du travail artistique, Alocco s'en prend dès lors à tous les modes du fétiche. Celui du regard culturel: tous les éléments, d'origine "noble" ou non, sont mis à plat, Matisse, Lascaux, l'idéogramme chinois et le sigle des P.T.T cohabitent sans respect des codes admis. Celui de l'activité artistique elle-même, chez lui distendue de l'artisanat du réparateur de filets de pêche aux techniques les plus subtiles de la mise en couleurs. Celui de l'œuvre "finie": il montre, à côté de ses toiles et composants comme leur arrière-pays, l'accumulation de leurs "déchets" (La peinture déborde). Celui de l'individu séparé: la "neutralité" qu'il vise n'est pas pure dé-subjectivisation, mais au contraire s'élabore sur un effort du peintre pour connaître ce qu'il est, ici et maintenant, saisi dans un réseau complexe où circulation des images, des souvenirs et des connotations s'effectue incessamment ("Il se passe qu'un homme refuse d'être l'infirme qu'on attend, l'étroit spécialiste d'un objet peinture, ou société, ou mouvement, et qu'il bouge, pense, reflète"...1974).

Illimitation, décentrement : il n'y a pas de discours univoque. La monstration n'a lieu que grâce à la mise en œuvre d'éléments qui, s'ils sont opposables d'un point de vue conceptuel ou critique, trouvent dans le faire pictural l'occasion de s'enrichir par le jeu de leurs différences: image et support, totalité et fragmentation, peint et écru, hérité et inédit, bombé et tracé, plan et relief, distancié et proche, tissé, déchiré et (re)cousu... Tous ces termes peuvent être, sans doute, référés à un moment particulier de l'histoire de l'art contemporain; la singularité d'Alocco (ce qui confère à son travail le statut d'avertissement ou de mauvaise conscience pour les amateurs de solution définitive) consiste à prouver que ce qui dépend de chacun d'eux n'a d'efficacité qu'à la condition d'être confronté aux autres déductions, instaurant comme Work in progress un ensemble variable de relations différentielles qui se révèle d'une étonnante productivité. Alors que la majorité des peintres se contentent de fabriquer du sens, Alocco fait travailler dialectiquement la signifiance.

Gérard Durozoi
Février 1986

Publié dans le catalogue "Marcel Alocco, trois cents fragments du patchwork", Galerie A. de La Salle, Saint-Paul de Vence, Juillet 1986. Repris dans Alocco, Itinéraire : 1952-2002, CIAC Carros-L'Ormaie éditeur.