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Mes enfances "
extrait d'un cahier d'atelier (Fictions)


"… ce trajet court-circuite l'alibi du rapport au réel ;
je transforme ce qui était déjà peinture en peinture autre,
de la culture en culture autre. Ici je reprends une tache rouge,
ici tel tracé noir, là un bleu, sans référence directe à un réel
qui ne soit d'abord de la couleur de peinture. "

Marcel Alocco, Fragment de Patchwork,
Revue Toponymies n°2/3 été 1979


A l'occasion du catalogue " Quarante ans de Fluxus à Nice " Annie Vautier se souvient et me rappelle qu'en 1969, dans le cadre d'un Festival Fluxus à Nice, j'exposais mes " dessins d'enfant ". Il s'agissait bien de mes dessins, mais imités des enfants pour l'occasion les jours précédant l'exposition. Dans un évident esprit de provocation. Le projet est aujourd'hui différent, puisqu'il vise à un apprentissage.
On pourrait dire ridicule le projet d'un sexagénaire d'entrer en apprentissage du dessin. Mais il ne s'agit pas d'apprendre à dessiner, ce que j'ai continué de faire année après année avec plus ou moins de constance depuis l'école. Car on ne sait jamais dessiner : chaque dessin est un défi de la fiction au réel. L'enjeu est dans le rapport du réel à l'inscription. Apprendre le dessin, c'est tenter de saisir comment du réel peut entrer dans le plan, comment se structure et naît une image qui s'oriente et fait sens dans l'abstrait face à l'apparente objectivité du réel. Deux ronds dans une page ne sont que deux ronds. Mis dans un ovoïde plus grand, ils deviennent deux yeux. Qu'un trait sinueux partage le blanc du papier en secteurs, et du sens peut surgir.

Le principe du travail " Mes enfances " est simple. Reprendre au pinceau avec de la gouache, sur un format habituel (65x50 cm), un dessin d'enfant exécuté aux feutres ou aux crayons de couleurs sur un banal A4. Pour comprendre (s'approprier) comment fonctionne le dessin. Un peu, comme le prétend l'art naïf, montrer le vrai visage des choses en n'en gardant que l'essence… volatile.

La vision plastique ne prend des dimensions à peu près arrêtées qu'avec le corps adulte. Enfant, adolescent, nous devons constamment nous adapter au changement d'échelle de la réalité. L'échelle de l'appartement dans lequel vit un enfant de trois à quatre ans sera à peu près divisé par deux quand il arrive à sa taille d'adulte ! Le corps adulte n'aura pas les mêmes rapports au monde que le corps transitoire de l'enfance. Il faut que l'individu trouve ses formats projectifs. On détermine un format institutionnel du papier dessin de 65x50 cm qui permet de gesticuler du bras, de pivoter au mieux sur les hanches. Il ne s'agit que de limites pratiques, insérables sans problèmes dans un cadre classique.
[Mais je peux déployer tout le corps, passer d'un cercle de 20 cm de diamètre tracé avec la seule mobilité du poignet, à un arc de cercle de 1m40 avec le bras, et tracer beaucoup plus grand si je déplace le corps : je peux peindre aussi avec les pieds comme Pollock (en marchant), ou Shiraya Kasuo, (du groupe Gutaï, qui suspendu à une corde peignait avec les pieds) qui projetaient le corps dans l'espace de l'atelier. La réflexion engagée avec la pièce 340 de la peinture en Patchwork, (chaise, chevalet, échelle, châssis…) entre aussi dans cette problématique du rapport du corps à l'espace.]

J'ai choisi pour " Mes enfances " le format 65x50 parce qu'il est, à partir du modèle en A4 et dans les papiers usuels, le plus proche du rapport d'échelle entre le corps d'un enfant et celui d'un adulte. Les formats utilisés ne sont jamais innocents : ainsi j'ai jadis travaillé sur des draps de lit parce qu'il me situait dans le rapport d'une pratique "historique" au corps humain. Pour l'enfant, l'abstraction du réel dans un dessin fait normalement problème dans le choix des traits significatifs, mais aussi dans la dimension et la mise en page de ce qui est mis en image. Dans les premiers temps, il n'utilise qu'une partie, ou bien au contraire il déborde. Aurait-il l'habileté de reproduire qu'il serait contraint, par le format et par l'effort de réduction d'échelle, à une autre transposition que celle du décalque simplifié des structures de la réalité.

Choisir de travailler sur le modèle du dessin d'enfance en passant du A4 au 65x50 c'est encore changer l'échelle et changer le rapport aux zones blanches de la surface. Changer l'échelle du dessin, c'est aussi transformer le trait du crayon ou du feutre en une trace plus longue et plus large. Le choix du tracé à la gouache contribue à la mutation de l'image. L'une des remarques étonnantes faites sur le résultat est dans le constat d'uniformisation des dessins obtenus. La diversité des modèles et des tracés persiste, mais il se dégage une unité de facture qui doit au format choisi et aux matières utilisées : texture du papier dessin, consistance de la gouache… Il se peut que dans les " modèles " sélectionnés, parmi la multitude des possibles, la recherche de variété soit inconsciemment accompagnée d'une recherche de constantes. Ou, plus simplement, que les minuscules déviations et accommodements dans le transfert aillent tous dans le même sens.
Bien que le modèle ne soit pas toujours visible à l'œil nu, toute peinture dépend d'un modèle : car je construis mon modèle. Je donne à une réalité quelconque le statut de modèle, j'en suis l'inventeur. Je modèle le réel. J'ai ainsi modélisé l'invention du tissage à partir des cheveux de femmes. Le premier travail est donc de façonner le modèle en outil. Dans l'éventail infini des possibles, je choisis de prendre appui, de faire signe à partir de, et peu importe quel est le modèle réel : un objet, un geste, un espace, une idée, un rapport d'abstraction… Le choix que je fais du modèle est déjà un élément de la stratégie, mais c'est le rapport que j'établis avec ce pré-texte qui est déterminant. Le rapport par le regard à ses contours, à ses surfaces, à ses structures, ou le rapport du modèle au support comme outil médium de la couleur ou des lumières, transforme pour le même objet " transitionnel " les signes obtenus. On a dit que prendre pour modèle l'enseigne d'une boutique dans la rue ne fait pas du peintre un peintre en lettres : il se peut que l'enseigne devienne illisible au sens scolaire, ce qui la rendra peut-être, autrement, plus significative. Le modèle peut devenir comportement dans le geste, outil dans l'empreinte, toujours dans le rapport de la fraction : réel / abstrait = concept

Lorsque Cézanne peint des dizaines de toiles représentant la Sainte-Victoire, aucune n'est identique à une autre. Mon modèle est un dessin d'enfant auquel je suis aussi fidèle que Cézanne " copiant " la Sainte-Victoire. L'artiste s'enseigne plus qu'il ne se renseigne à son modèle. Il ne copie jamais la réalité, il l'utilise comme l'écrivain qui décrit un paysage : les mots sont plus importants que le paysage origine. Parce que peintre, le peintre Cézanne est par définition truqueur puisque son objet pèse des tonnes de rocs ou des kilos de chair, qu'il est du poids des choses, et se traduit dans l'œuvre par la légèreté du trait, de la couleur, de la trace qui est comme le fantôme du sujet désigné. Le magicien fait apparaître, mais il y a toujours un truc. L'œuvre est une illusion, elle écrit ou décrit, et dans le tableau il n'y a de réalité matérielle que la poussière de couleurs, un peu de colle liant l'ensemble à un support. Le corps et la montagne présentés sont aussi absents que le chanteur dans le disque qui, lorsqu'on l'écoute, occupe tout l'espace de la pièce.

J'écrivais il y a quelques années : " j'ai inventé les cheveux ". J'invente dans " Mes enfances " le dessin d'enfant en tirant du fond de l'obscur, parmi des milliers de cailloux, les quelques cailloux bruts qui vont briller. Rien de plus banal qu'un caillou de diamant avant la taille. Ce qui caractérise les dessins d'un enfant, surtout dans la période (trois à cinq ans) choisie, durant laquelle le trait sort des gribouillis, ce sont les sauts d'un jour à l'autre, d'un moment à l'autre, une instabilité de la forme dans la recherche de la figure. Successions d'essais. Plus qu'à tenter de figurer, ce dessin désigne. Ce tâtonnement vers l'écriture ordonnée d'un chaos construit un autre espace que celui de la page. Ce n'est pas le dessin que construisent les enfants, mais eux-mêmes dans leur rapport de nomination aux choses. Parler du génie des enfants, c'est joli, et très sot. Car ils ne créent rien dans les arts plastiques. Toujours en transit, ils traversent les représentations successives non pour construire une vision transmissible globalement, mais pour marquer un passage vers autre chose. Ils ne construisent pas une œuvre plastique, ils se construisent : travail assez prenant et suffisant pour qu'on n'en attende pas davantage. C'est pourquoi d'un dessin au suivant les codes changent et tendent normalement vers une vision convenue : Etablir la norme qui fera possible la lecture par l'autre et de l'autre. L'objectif est de prendre possession du réel, comme avec chaque mot l'homme s'approprie les objets et les êtres. Avant de dire sa propre vision, il faut voir. Le plus beau des dessins d'école, aussi habile soit-il et de façon d'autant plus évidente qu'il est plus habile, n'est qu'un dessin qui obéit aux codes convenus, (en quoi il est parfaitement lisible : c'est dit-on justement un dessin académique). Ce que disent les dessins de l'humain " inachevé ", c'est comment ça se construit vers un inachevé plus achevé, l'espace, la différence, les couleurs impertinentes, les proportions, la ressemblance, la perception abstraite des objets, comment ce qui peut être dit l'est.

Ce que je cherche dans ce cheminement de " Mes enfances ", c'est le geste fondateur du sens et, au bout, de la lettre. Naissance ou renaissance. Toujours retrouver la frontière mouvante et brumeuse qui sépare l'image de l'écriture, là où passe la frontière entre la ressemblance et la pure diction abstraite, par l'homme, de ce qui est.

Marcel Alocco
Nice, septembre 2003


Post-Scriptum 2006
:
Henri Matisse disait que le peintre est inventeur de signes. J'entends inventer dans tous ses sens : créer, enfanter, et jusqu'à faire l'inventaire. Il me plaît de penser que des signes surgissent de toutes projections inscrites sur un plan, et que le vrai travail de l'artiste est de percevoir ceux qu'il se doit de mettre au jour, comme l'inventeur d'un trésor. Ils étaient là depuis longtemps peut-être, mais couverts. A la lettre, l'artiste découvre et montre. Les signes entrent alors dans son inventaire, ils deviennent ainsi, dans l'emploi répétitif du langage et ses variations, significatifs pour les voyants. L'artiste fait entrer le signe dans la socialisation, il l'introduit dans ce dictionnaire qu'est l'inventaire mouvant de l'histoire des formes. L'enfant fait des signes qui construisent son geste et son corps, il ne conserve à l'usage répétitif que ceux qui seront déjà reconnus par les autres. Il passe du têtard au bonhomme parce que le bonhomme est reconnu comme tel par les regards adultes. Lorsque qu'une enfant de trois ans représente son petit frère à naître après avoir vu l'échographie qui l'annonce, (Mes enfances, n° G 22 ou n° 124) elle est, puisque sans exemple, contrainte d'inventer sa représentation en traits et couleurs des masses en noir, et divers gris et blancs cassés. Elle crée un modèle de lignes en rouge, marron et vert, mais il sera demain oublié, recouvert, quoique peut-être persistant dans les brumes de l'inconscient. L'artiste transforme mais, conscient de ses signes, en fait son écriture, demain peut-être l'écriture.

 

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Fragments, avec cheveux

extrait d'un cahier d'atelier (Récit)


J'ai inventé les cheveux.
Apparente énormité d'un tel propos. Car bien sûr, les cheveux existaient, étaient utilisés, pris dans l'expression et l'esthétique du corps, le fétichisme d'objets et de suggestions, et ainsi, d'être trop apparents, ils devenaient évidents et donc invisibles.
Le tissage montre la texture, la couleur, le cheveu.
L'artiste est celui qui, pour socle de son œuvre invente, dans sa banalité, la réalité. J'invente le cheveu, la présence du cheveu.

Chercher le sens, c'est explorer l'origine. A la recherche des composantes fondatrices, mon travail exploite l'élémentaire, l'archaïque, aussi bien dans les techniques que dans l'iconographie. L'hypothèse freudienne selon laquelle "on pense que les femmes n'ont que faiblement contribué aux découvertes et aux inventions de l'histoire de la civilisation. Peut-être ont-elles cependant trouvé une technique, celle du tissage, du tressage", et ceci grâce à leurs cheveux, m'a longuement fait rêver avant de déclencher une approche mimétique. D'un côté la très longue histoire de l'humanité en marche depuis les origines; de l'autre l'ombre presque contemporaine de "Nuit et brouillard", l'humanité réduite, humiliée, privée des cheveux comme s'ils étaient le texte de sa dignité.
On me parle bien sûr d'Auschwitz, où le pillage entasse la matière industrielle des cheveux rendus anonymes par le mélange et l'accumulation, masse des cheveux d'une foule, masse de cheveux née de la haine. J'ai hésité à m'engager dans ce travail tant que n'a pas été résolu le problème de l'origine des cheveux mis en œuvres: ce ne pouvait pas être une matière récupérée (dans mon salon de coiffure habituel, par exemple), c'est-à-dire des cheveux comme matériau brut à traiter de façon mécanique. Il fallait une relation personnelle à une personne déterminée, féminine, en un geste assumé: la mèche donnée l'est de personne à personne, dans une relation affective qui dit, sinon l'amour, du moins l'estime et la reconnaissance de l'artiste aux yeux de la donatrice. Dans la tradition, on garde la mèche d'un enfant, on donne une mèche à son fiancé, on conserve la mèche dans un médaillon avec une chaîne autour du cou...

Plusieurs fois on me cite Adorno: "Il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui - après Auschwitz - des poèmes". Ils ont voulu, à Auschwitz, ôter à l'Homme la parole. Je dirais donc qu'il faut absolument, après Auschwitz, retrouver la parole, sous toutes ses formes, et donc la Parole, le Poème; et aussi le texte des cheveux, le texte le plus humain s'il est vrai qu'il est l'origine du tissu.

Du propos freudien Michel Butor m'écrit, (pour le thésard du futur je précise: dans une lettre du 28 octobre 1995), "je le trouve manquer de vraisemblance". J'admets volontiers que l'hypothèse est, devant l'histoire, infondée (et, je pense, infondable). Mais le fonctionnement symbolique de cette hypothèse est superbe, et en ceci elle me convient. Elle fait entrer les femmes dans le dialogue créateur du plasticien, dialogue dans lequel la donatrice est aussi par fondation l'inspiratrice. Et c'est bien grâce à ce rapport que ce travail avec des cheveux a été (pour moi) initié. Je dirais donc dans un rapport d'amour. Mais aimer n'est pas être amoureux, même s'il s'agit d'une relation à fleur d'épiderme, intense ou ... tirée par les cheveux. Aimer, dans un sens qu'entendrait peut-être un chrétien... mais, aussi, Eros présent.

J'affirme que c'est le droit de l'artiste, et peut-être son devoir, de préférer au vraisemblable l'efficacité symbolique. Je suis du parti d'Homère.

Si le travail "Fragments, avec cheveux" est issu de l'hypothèse de Freud, il est nécessaire d'en tirer ses propositions fondatrices: puisqu'il dit que ce sont les femmes qui ont inventé le tissage, à partir de leurs cheveux, il y aura toujours et seulement, pour donateurs, des donatrices. Contrainte, ... agréable contrainte.

Difficile d'obtenir quelques cheveux pour amorcer le travail. L'offre d'une mèche de cheveux conserve le sens symbolique d'un lien. Il concrétise une relation amoureuse ou magique. Je pense à "formule magique": dès qu'on entre dans les mots, on ouvre au texte, on tisse.
Cependant, après avoir vu les premiers travaux, des collégiennes viennent me proposer une mèche de leur chevelure. Elles disent : "Je veux être dans l'œuvre". Le Larousse dit : "Les donateurs sont souvent représentés dans les œuvres d'art." Donatrices, elles seront présentes dans l'œuvre, "sans figure", simplement par l'écriture du prénom et d'une initiale, à demi anonymes puisque reconnues seulement d'elles-mêmes et des entourages, mais individualisées et présentes avec la même intensité que les commanditaires des œuvres religieuses de jadis. Ici encore, elles sont (on est) dans le texte.

Chacun y pense immédiatemment et me cite "La chevelure" de Charles Baudelaire, qui la dit "mer d'ébène". La poésie amoureuse est parsemée de notations, de développements sur le thème des cheveux. "L'Hérodiade" de Stéphane Mallarmé délire sur "la froideur de stérile métal" de ses cheveux. Dans" Le Paysan de Paris" Louis Aragon fait longuement la leçon sur tout un nuancier des blondeurs à partir du banal "blonds comme les blés": "J'ai mordu tout un an des cheveux de fougère...".
Plus fulgurant, Guillaume Apollinaire dans "La jolie rousse": "Ses cheveux sont d'or on dirait un bel éclair qui durerait"

Ebène, métal, fougère ou éclair, c'est la couleur qui travaille le textile premier - peinture, déjà...

A ma demande, Michel Butor puisant dans sa mémoire me signale et m'envoie par retour du courrier photocopies de trois textes, dont voici de chacun un court extrait:
De Jules Michelet (La soie): "L'idéal des arts humains dans le filage et le tissage, me disait un méridional (fabricant, mais inspiré), l'idéal que nous poursuivons c'est un beau cheveu de femme (... la chevelure) c'est la fleur de la fleur humaine. "
De Alphonse de Lamartine (La chute d'un ange): "A des fronts de seize ans de long cheveux ravis (...) Et tressés chauds encore en doux tissus soyeux, s'étendaient en tapis sous les membres des dieux ! "
De Chrétien de Troyes (Clégis, vers 1154 à 1166) "(Une chemise en soie...)... Aux coutures, ils n'y avait pas un fil qui ne fût d'or ou au moins d'argent. Soredeman avait participé plus d'une fois à sa confection. Avec le fil d'or, elle avait cousu, à certains endroits, un de ses cheveux, aux manches et à l'encolure, pour voir si un homme, particulièrement attentif, était capable de distinguer l'un de l'autre. Le cheveu blond brillait autant et même plus que l'or."

Remarquons que les cheveux sont ici objets de filage, tissage, tressage et couture, comme s'il y avait un lien inéluctable entre le cheveu et les techniques du textile. (Il est vrai que c'est d'abord de la tête que vient le texte!)

Tissage des cheveux: je suis droitier, et cependant l'aiguille-navette va de gauche à droite tenue par la main gauche, et de droite à gauche le rang suivant, tenue par la main droite. C'est de la peinture ambidextre. Alors que le pinceau, ou l'instrument qui d'une façon générale dépose la couleur est tenu par la main directrice. A remarquer que dans la couture aussi les deux mains sont employées. L'une soude les bords, maintient la tension, manipule le tissu, l'autre manœuvre l'aiguille. On écrit que c'est du cousu-main. J'écrirais volontiers :"Cousu-mains".

Par image avec le laboureur, qui tourne derrière le bœuf sur les deux bords du champs et parcours l'espace chaque sillon dans le sens inverse du précédent, on dit de certaines écritures qui alternent les lignes de droite à gauche et de gauche à droite qu'elles sont "boustrophédons" (gr.. bous, bœuf, et strephein, tourner). On pourrait dire du tisserand que son geste est boustrophédon. On voit ici qu'on ne peut parler d'art plastique sans parler d'espace. Le peintre, le laboureur, l'écrivain et le tisserand sont unis dans un geste d'aller-retour: ils "font la navette"; ils sont latéralisés. Ils vont de l'archaïque au présent.

Présence, avec la logique engagée en posant le cheveu comme matériau premier du tissage, des données fondamentales de la peinture.
On démarre sur le tissage originel des cheveux et tous les constituants élémentaires de la Peinture apparaissent: le châssis du métier à tisser, le tissu à tendre (subjectile sur ce même châssis ou un autre), la combinaison des couleurs dès la constitution du support textile, avec les trois primaires "biologiques" blond, brun, roux, le tout donnant en fin de compte (en fin du temps)... du blanc.
Le cadre, pour fixer le tout en l'état. Et l'image est déjà là avec la forme du coupon, le rapport des nuances toujours présentes dans une chevelure, les couleurs avec les juxtapositions de cheveux d'origines diverses. ("Toute peinture fait image").
Paradoxe de l'œuvre plastique dans sa nécessaire matérialité: elle n'est jamais autre chose que son apparence. Les mots dévoilent, projettent, et il peut y avoir illusion provisoire. Mais ne se révèle durablement par des mots que ce qui est inscrit, au-delà du projet, dans la matière: les formes, les textures, les couleurs. Ce qu'est l'apparence du coupon, finalement.

Quitter les lins de la toile, les cotons du patchwork, quitter les tissus industriels pour le tissé des cheveux, c'est retourner au rapport premier de l'homme à la nature, à son vêtement, à sa parure. Se pencher sur un textile humanisé, plus proche du texte que de la structure, de la culture que de la nature. La zone ambiguë où se fait le passage.
Je suis toujours du parti d'Homère.

La peinture et l'écriture ne sont que violons d'Ingres, petites distractions. Le principal est de s'occuper à être et à être vivant. Se donner d'avoir de l'amour à donner, de l'amour à réavoir aussi, pour rester généreux dans ses dons. Il faut s'y employer, et profiter de la vie que l'on se donne pour, en plus, écrire, peindre et... une liste de synonymes: vivre, aimer, tisser...

Nice, mars 1995 - mars 1996
"Fragments, avec cheveux" a été publié dans la revue Energia,
Recherches doctorales, n° 3 (Paris,Avril 1997)
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