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Ecritures en patchwork

 
 

 

 

 

Raphaël Monticelli

La Peinture en Patchwork
Morceau choisi

 

Paradoxes en oeuvre

La Peinture en Patchwork, c'est d'abord un principe paradoxal d'éparpillement/ unification... Le premier geste du Patchwork d'Alocco, ce n'est pas de réunir des fragments qui existent, c'est de déchirer une toile sur laquelle il a préalablement déposé des images, c'est de se constituer un stock de fragments dans lesquels la déchirure de la toile provoque celle de l'image... L'éparpillement produit ainsi un traitement indifférencié de l'image et de l'un de ses outils, son support, de sorte que leur distinction devient caduque.

La Peinture en Patchwork, c'est ensuite un principe paradoxal de décomposition/ composition... L'éparpillement de l'état initial du tableau détruit la composition première; le remontage des fragments, tendanciellement aléatoire, propose une composition autre, dans laquelle le regard n'est pas guidé par le vouloir-composer de l'artiste mais par les ruptures entre fragments, son vouloir rompre, ainsi se crée un espace particulier qui met le regard en mouvement, et qui est le lieu où se joue symboliquement notre rapport quotidien aux ruptures d'espaces... En d'autres termes l'espace du Patchwork d'Alocco, c'est le lieu nouveau dans lequel se brise le schéma gauche/droite/Haut/bas, il marque la volonté de donner un espace sémiotique nouveau.

Le Patchwork, c'est encore un principe paradoxal de montré/caché... L'image initiale brisée par la déchirure se trouve recousue dans de chimériques compositions, elle est à la fois elle-même reconnaissable, et autre se créant de la rencontre avec d'autres. En même temps, la couture joint les fragments, désigne leur séparation, doublement elle s'affirme et, s'affirmant, dit que ce qui est joint l'est à force, que ce qui est uni pourrait ne pas l'être...

Le Patchwork, c'est aussi un principe paradoxal de traitement non seulement d'images et d'espaces, mais de temps... À côté de traces comme hâtivement jetées, de gestes brusques, de bombages, d'empreintes, c'est la lenteur de la couture, son rythme, sa répétition, ou celle encore du détissage et de ses traitements où l'image s'estompe, se fragilise et en même temps se charge de temps et de cette charge de temps s'ancre, curieusement d'autant plus présente que l'artiste a passé plus de temps à l'absenter...

Il y a enfin dans le patchwork ce paradoxe qui fait que sans arrêt, au fur et à mesure que le travail se développe, ce qui semblait évacué revient: si par exemple, la déchirure traite le problème de la composition, elle ne le dépasse, ni ne l'occulte bien longtemps; épisodiquement, revient dans le patchwork le problème de l'organisation interne du fragment, et du rapport que cette organisation entretient aux limites. Si, encore, la couture permet, en tenant les pièces les unes aux autres, de travailler la question de l'accrochage et de la tension, c'est pour poser bientôt à nouveau celle du rapport au mur. Les techniques du patchwork et du détissage semblent se développer en dehors du rapport au châssis: elle supposent que la toile soit travaillée libre, les pièces produites gagnent à être présentées librement; pourtant le châssis peut redevenir nécessaire par le fait que l'accentuation du détissage conduit à des oeuvres ténues, minimales, à la structure extrêmement fragilisée. Du même coup sont réintroduits deux éléments récurrents dans l'oeuvre d'Alocco: le rapport entre châssis et construction/composition, et entre le châssis et la transparence. C'est le double rapport qui, vraisemblablement, a induit la transformation des traces sur la toile: leur minimalisation.

Cette série de paradoxes, paradoxalement cohérente, assise sur quelques-unes des problématiques majeures de notre temps, donne à l'oeuvre d'Alocco, son énergie j'entends le principe de son mouvement. C'est parce que tout cela l'anime qu'elle accroche notre regard et que notre regard y aborde à des rapports inattendus entre images, techniques, supports, marquants, qui le mettent à la fois en présence et en manque, en reconnaissance et en recherche.

Une certaine incertitude

C'est à la construction de ces espaces tremblants, incertains, sur lesquels nos traces hésitent entre leur statut de signe et leur réalité de fait, entre image et marque, qu'Alocco fait oeuvre.

Peut-être était-ce déjà cette hésitation sur le statut des genres artistiques qui l'avait attiré dans le mouvement Fluxus, dont il fut, dans les années soixante, un participant actif. Jeune poète, il avait, au tout début de la décennie, fondé et animé la revue "Identités", rare exemple d'une revue de province pleinement inscrite dans les mouvements artistiques internationaux de l'époque (Beat-Génération, poésie japonaise, Lettrisme, Pop Art, Nouveau Réalisme, Fluxus...). Les lecteurs pouvaient y découvrir l'écriture de Dadelsen et de Claude Simon, l'une des premières réflexions sur l'Ecole de Nice, des numéros spéciaux sur le Nouveau-Réalisme, des interventions de Ben.

C'est ainsi que, collaborant depuis 1958 aux publications Tout de Ben, il entre en contact avec le mouvement Fluxus, mouvement héritier du dadaïsme, via la présence de Duchamp aux U.S. durant la dernière guerre, marqué par l'enseignement de Cage, sensible à la philosophie Zen, profondément ancré dans la réalité et les problèmes de la société de consommation. Le mouvement Fluxus est de 1962 à 1968, représenté et illustré dans la région niçoise par des artistes comme Filliou, Brecht ou Ben. Dans ce cadre, Alocco propose des actions, gestes, concerts, happenings, spectacles éphémères où se dilue la distinction entre les genres artistiques. Un concert pouvait ne pas donner à entendre une pièce musicale, mais, par exemple le son du velours vert pour reprendre l'un des events d'Alocco où l'on voit l'exécutant déplier sur scène une pièce de velours... rouge. Glissements des genres esthétiques qui doivent bien figurer les glissements de notre perception du réel, notre incertitude quant à la validité du rapport qui s'établit entre le réel et les espaces du sens &

Questions de débats

Peut-être était-ce encore cette même incertitude sur le statut des genres artistiques, qui a conduit Alocco à prendre part, dans les années qui suivirent, aux débats et aux travaux qui présidèrent à la création de l'une de nos dernières avant-gardes artistiques reconnues. Les échanges que cette participation suppose, se développaient soit dans des contacts individuels, soit dans la création de structures ou lieux comme la revue Open ou le groupe INterVENTION. Ainsi, d'une certaine façon, prenait forme le besoin de contacts et de mise en relation dont Alocco témoignait à l'époque de la revue Identités. Dans le groupe INterVENTION, notamment, se retrouvaient et pouvaient échanger des disciplines, des tendances et des générations différentes: théâtre, poésie, sociologie, artistes d'une abstraction construite et d'autres plus préoccupés de matières, de Viallat et Saytour à Arden Quin, Miguel, Charvolen ou Maccaferri. Ces débats et travaux portaient sur le statut de cet espace particulier que constitue le tableau, la toile traitée par le peintre: on peut comprendre qu'il s'agit, d'une certaine façon, de l'un des aspects de l'incertitude dont je parlais plus haut. Le rapport entre le réel et cet espace du sens spécifique qu'est le tableau, comment s'établit-il ? Comment les moyens et outils de la peinture interviennent-ils dans la production de l'espace plastique ? Quels sont d'ailleurs les constituants de cet espace ? Ou, si l'on préfère, qu'est-ce qui fait qu'un espace physique quelconque finit par se transformer en espace de l'art ? Débats qui ont accompagné toutes les périodes historiques de redéfinition de l'art, qui ont fondé, dans la pensée, toutes les aventures où s'est transformée la pratique de l'art... Sans remonter à la réflexion explicite qui tend l'art grec, ou à celle où se construit la représentation de l'espace de la Renaissance, il suffit de faire référence à toute la réflexion dans laquelle se construisent des mouvements comme l'Impressionnisme ou le Cubisme, à des constructions comme celle de Maurice Denis ou de Yves Klein pour se convaincre que c'est au moment où se développe ce type de débats que l'on cesse de faire académiquement de la peinture, pour faire créativement la peinture.

Et c'est sans doute encore cette même recherche d'une redéfinition du statut de la peinture, de ses outils, de ses constituants qui, après avoir conduit Alocco dans les prémisses de Support-Surface, a mis en place ce que sa réflexion-pratique de peintre a de profondément original dans l'art de notre époque. Alocco oeuvre avec/sur notre perception de l'image, sur ce qui la définit comme image et comme image de l'art et sur les rapports qu'elle entretient avec le contexte où elle apparaît et avec les moyens qui la permettent. Lorsque Support-Surface théorise la déconstruction du tableau, lorsqu'il cherche à en présenter les éléments constitutifs, il pointe trois réalités immédiates: le châssis, la toile, la couleur... Alocco introduit dans ces éléments au moins deux autres constituants à ses yeux au moins aussi importants: la tension (rapport de la toile au châssis, ou plus généralement du subjectile au support) et l'image. Pour ce dernier élément, l'approche est plus complexe: elle me paraît en effet relever d'au moins deux approches: l'image c'est d'abord le rapport entre la couleur et la toile (ou entre tout marquant et un subjectile). De ce point de vue, Alocco avance l'idée que "toute peinture fait image" et qu'il est illusoire de vouloir exclure l'image de la réflexion sur la peinture, et de la définition de ses constituants; mais l'image, ce n'est pas seulement le résultat de toute activité plastique, c'est peut-être surtout la totalité des représentations que nous véhiculons et par rapport auxquelles immanquablement un artiste peint. Moins l'image donc, que la somme iconographique: peut-être la notion d'intertextualité que met à l'époque en oeuvre Julia Kristeva donnerait-elle l'idée la plus rapprochée de ce deuxième aspect de l'image dans la conception d'Alocco: de même qu'on ne saurait envisager l'écriture en dehors des rapports explicites ou non entre le texte en cours et l'ensemble des textes qu'il convoque, de même le peintre travaille avec, sur, et par les images.

C'est ainsi que l'introduction du Patchwork permet un traitement nouveau de l'espace plastique et du rapport entre l'image et son support. Entendons bien qu'Alocco ne retient de l'artisanat du patchwork que le seul principe de la couture de fragments, qu'il s'agit moins de patchwork au sens technique du terme que de Peinture mise en Patchwork, au sens esthétique. De ce point de vue le patchwork c'est l'intégration à un travail sur l'image et le support de la pratique de la déchirure et du fragment héritée du collage, ou de la technique du cut up que l'on rencontre en écriture. C'est ce type de préoccupation, associé à son rapport à des mouvements comme Fluxus qui détermine chez Alocco une attitude autre que celle des gens du groupe Support-Surface dans sa conception de l'image comme dans le choix des procédures de transformation. À partir de là tout est particulier: le projet de l'artiste, la collecte et la disposition des fragments, les modalités de la couture...

Raphaël Monticelli

 

Un cheveu sur la langue

Quoi de plus fascinant et de plus nécessaire que les oeuvres de ces artistes, notamment les peintres et les sculpteurs, qui s'en vont oeuvrer dans des zones que nous croyons muettes parce que la langue semble ne s'y être jamais déployée, ou ne les avoir jamais dites, ou qu'elles figurent quelque chose d'avant ou d'après la langue, ou en dehors d'elle.

Au moins aussi fascinante la démarche de ceux qui, travaillant d'abord la langue et les mots, sont poussés un jour à explorer les espaces de la peinture et des arts plastiques. Sur quoi peut-on buter, dans le rapport à la langue, pour devoir changer ainsi d'espace, d'outils, de mode d'investigation ? Que peut-on rencontrer de si difficile à dire ou de si secret, ou de si éloigné des possibilités de construction de la langue, pour que l'on se sente obligé de quitter le travail sur la langue et passer à celui sur l'espace et les formes ?

Dans le cas de Marcel Alocco, le passage entre poétique et plastique m'a semblé d'autant plus intéressant qu'il s'est d'abord présenté comme une poursuite de l'exploration de la langue par les moyens plastiques, et qu'il s'est peu à peu développé comme une recherche spécifiquement plastique, sans jamais abandonner la relation entre langue et formes. C'est ainsi qu'à côté d'une approche critique, sans jamais abandonner la peinture, Marcel Alocco a proposé une approche de sa définition, de son extension, de la relation entre forme, image et démarche, de son histoire. Au fond, Alocco a toujours été, dans son travail plastique, en recherche d'une « origine » de la peinture, et il a identifié cette origine dans la langue, les formes et les images, les outils, les supports, les matériaux, et, dans les matériaux, ce constituant apparemment premier de la peinture occidentale : la toile, et, dans la toile, les fils qui la tissent.
Travaillant sur le tissu, Marcel Alocco sait qu'il travaille encore avec et sur une double métaphore : celle du corps, et de la peau que le tissu figure, celle de la langue et de ce « texte » dont-il sait qu'il doit son nom au tissu, au textile, justement.
Passant alors d'une approche historique en anthropologique de la peinture, à une approche archéologique et mythique, Marcel Alocco, dans sa dernière période, identifie les cheveux comme matériau d'origine des fils, et c'st à partir des cheveux qu'il va faire oeuvre entre 1995 et 1999, le fil retrouvant alors son corps d origine : tout à la fois son espace physique comme avant toute parole, et paradoxalement, l'un des objets les plus bruyants de mots, l'un des plus chargés linguistiquement et symboliquement.
Rétrospectivement, je vois bien que dans l'oeuvre plastique d'Alocco se développe ainsi comme pour parvenir à utiliser cet objet ultime : le cheveu, pour ne plus faire art plastique que de lui. Je reparlerai de cette sorte de nécessité dans laquelle s'inscrit sa démarche de peinture, du premier au dernier tableau. Mais auparavant, il faut que je dise comment m'est apparu le travail de cheveux et les terribles problèmes qu'il m'a posés.
Il serait en effet impossible de parler des oeuvres de cheveux de Marcel Alocco sans dire le trouble profond que j'ai ressenti depuis que j'en ai vu pour la première fois une exposition d'ensemble à la galerie Sintitulo, à Nice, en mars 1998.
Ce qui m'est apparu alors davantage lors de la présentation d'ensemble des travaux que lorsque je les avais vus, non encore encadrés, dans l'atelier, au moment où se cherchait encore le bon mode de présentation, la forme que devait prendre la relation au châssis, la recherche comme hésitant entre tissu et résille "c'est d'abord l'infinie séduction de ces petits réalisations, de ces tissus miniatures, non pas fragments, mais bien totalité infime, saisis entre deux plaques de verre, et mettant ainsi, entre le regardeur et les cheveux, comme une distance nouvelle qui ne m'était pas encore apparue.
C'est cette distance, peut-être, qui, en ajoutant à la séduction, a fait déferler en moi toutes les images dont les cheveux sont porteurs. Et d'abord toutes les images dont étaient porteurs justement, ces cheveux-là, ce jour-là : ces adolescentes « donatrices », qui "spontanément ?" s'étaient offertes à donner à l'artiste quelques uns de leurs cheveux 'des mèches ?' « pour être dans l'oeuvre », disaient-elles & J'avais du mal à imaginer le type de relations qui doit se nouer entre un artiste d'âge mûr et de toutes jeunes filles, pour qu'elles en arrivent à ce don-là.
Tout aussitôt, se sont imposés, lourds, terribles, d'autres souvenirs qui hantent, aujourd'hui, notre rapport aux cheveux, et d'abord ces masses qui restent attachées à l'image d'Auschwitz : comment peut-on regarder de tels travaux aujourd'hui, et ne pas penser à la shoah ?
L'exposition m'avait ainsi permis d'identifier et d'amplifier la gêne vague que j'avais ressentie auparavant. Ce que je ne supportais pas c'était à la fois toute la violence sur l'enfance dont ces cheveux-là étaient porteurs à mes yeux, et toute la violence sur les peuples dont sont porteurs les cheveux aujourd'hui. Ce qui était encore plus insupportable, c'était que ces oeuvres réalisées en cheveux sont indubitablement « belles » : elles se tiennent ainsi entre tissu et toile d'araignée, entre toile et résille ; palpitant de cette douce chaleur des corps animaux, trois fois rien, faites de rien et à peine présentes au monde, elles s'inscrivent dans la transparence et dans l'évanescence, en même temps que dans une sorte de permanence au-delà de l'histoire : elles éveillent d'autres souvenirs que nous associons volontiers aux âges d'or et aux paradis perdus. Leur tissage grossier, leur pigmentation même, évoquent ces fragments de tissus que nous recueillons précieusement aux origines de l'histoire. Fugacité, fragilité et permanence, voilà bien de quoi appeler à coup sûr nos émotions les plus fondatrices et faire surgir en nous ce fantôme que nous appelons « beauté ».
Cette beauté avait ajouté à mon trouble ; comme si l'artiste, usant de séduction, avait pu chercher à masquer les zones de trouble qu'elles convoquaient : la violence des peuples et celle de l'enfance.
J'ai eu du mal, depuis lors, à parler avec Alocco de ce travail et de mes réactions - Les critiques et écrivains qui l'ont approché en premier ne m'ont été d'aucun secours, même lorsque je les ai personnellement sollicités.
Face à ces travaux, avec mon trouble, il ne me restait plus qu'une solution :je ne pouvais pas laisser glisser ce travail du côté de l'horreur que je sentais trop comme devant autant à moi-même qu'aux oeuvres que je regardais, ni du côté de la banalité - Il fallait que je dise à Alocco, et que je vous dise, ma torture et mon dégoût ; ma fascination et mon inquiétude. Il fallait que je me demande si travailler ainsi sur les cheveux c'était vraiment complaisance à l'égard de la barbarie. Si c'était vraiment rendre aimable, plaisante et séduisante, cette horreur profonde & Ne rien dire, ne rien écrire, c'était rejeter du côté du barbare, sans examen, ce travail, cette démarche, cette oeuvre et ce peintre.
Bien d'autres références se tissaient heureusement pour donner vie à mes réactions, dès mes premières approches des oeuvres de cheveux ; c'était leur rumination qui peu à peu, m'a permis d'apprivoiser ce travail: toutes les mythologies, toutes les littératures, depuis les temps bibliques et épiques, tiennent le cheveu pour un objet particulier, et la chevelure pour le symbole, selon le cas, de la force virile ou de la féminité, ainsi que le lieu des manifestations du trouble, de la sagesse, de la douleur ou du deuil. Plus profondément enfouie dans la langue, la parenté entre monde - la fondamentale beauté de l'rdre du « kosmos » - et chevelure & La poésie, la littérature, l'art sont pleins de ces références qui viennent encore peser au bord de nos lèvres et de nos regards quand nous sommes aujourd'hui confrontés aux cheveux.
L'art moderne et contemporain ne manquait lui-même pas de références fortes et fondatrices aux cheveux. Pour imiter le propos aux démarches qui intègrent le cheveu réel dans l'oeuvre, il y avait la présence de cheveux dans le collage au moins depuis que Umberto Boccioni l'y introduit avant la première guerre mondiale et, dans des périodes plus récentes, les tressages de J. Fischer, ou les travaux de Iannis Kounellis. Aucun travail, toutefois, ne me semblait mieux baliser ce territoire que celui de Francis Schwartz brûlant de cheveux dans le douloureux souvenir d'Auschwitz. La démarche de Schwartz avait le mérite de ne pas masquer l'horreur, et de faire oeuvre avec et malgré elle, et comme dans l'horreur elle-même.
Etait-il possible de faire autre chose à partir du cheveu ? Etait-il possible de le réemployer dans la peinture sans qu'il soit élément plastique parmi d'autres, comme pouvait encore se le permettre Boccioni, et sans qu'il soit définitivement voué à l'horreur et à la mort ? Etait-il possible que, dans le travail de Marcel Alocco, le cheveu fût réellement le nécessaire objet de la fin d'une quête ? Etait-il possible que, par son travail, le cheveu - désormais offert et non plus dérobé (l'image des « donatrices » est très forte dans ces oeuvres et dans les explications du peintre) - devînt l'objet d'une sorte de rédemption ?
Pour que ce fût possible, il fallait, me semblait-il, que le cheveu s'inscrivît dans une cohérence interne au travail - et vraisemblablement à la vie - de l'artiste, et que fût levée toute hypothèque sur la réalité du don par les « donatrices ».
Je voudrais deux pistes pour croiser ces questions.
Je ne ferai qu'effleurer la première. Parmi les réflexions qui m'ont permis de mieux approcher le travail sur les cheveux, celle de Martin Winkler a été importante. Son interprétation de la place des cheveux dans l'oeuvre d'Alocco, et dans sa vie, m'a soulagé de beaucoup d'inquiétudes. J'en retiens que j'ai lu, grâce à lui, l'oeuvre d'Alocco de façon nouvelle. J'ai toujours vu le travail d'exploration de l'espace plastique par Alocco comme le développement du travail d'écriture. Je n'avais jamais considéré comme possible que ce travail plastique pût s'inscrire historiquement dans le travail d'écriture, de sorte que, venant de l'écriture et se mettant à peindre, Alocco puisse un jour cesser de peindre pour ne plus se vouer qu'à l'écriture. Avec ce travail sur les cheveux, s'achève l'aventure plastique de Marcel Alocco. Pour aussi surprenante que puisse paraître cette affirmation, force est de constater que c'est pourtant bien ainsi que les choses se passent.
Le deuxième concerne les conditions dans lesquelles des adolescentes ont été amenées à donner leurs cheveux à l'artiste. J'ai eu d'abord du mal, je l'ai dit, à imaginer le type de relations qui pouvait conduire à un tel geste.
Ce que je peux au moins dire, c'est que le don des cheveux est apparu dans un cadre scolaire. Marcel Alocco intervenait alors dans un collège de Nice. On sait que ce dispositif fait intervenir un artiste, à raison de 2 ou 3 heures par semaine, dans un établissement scolaire, auprès d'élèves volontaires, en plus des cours habituels, en présence d'au moins un professeur & Le don des cheveux s'est donc réalisé dans un espace institutionnel, sous l'autorité d'un tiers, et dans le cadre de la présence des pairs, c'est-à-dire hors toute possibilité d'abus : dans ces conditions de respect, le don apparaît comme parfaitement volontaire.
« Chercher le sens, c'st explorer l'origine », dit quelque part Marcel Alocco à propos de son travail sur les cheveux. On sait bien que les choses ne sont pas aussi évidentes ; que l'on considère que le sens ne préexiste vraisemblablement pas à l'activité humaine, et qu'il n'en est pas indépendant, on peut dire qu'il se construit plus qu'il ne se cherche, et que si la recherche d'une origine peut contribuer à faire sens, elle ne saurait l'épuiser.
En revanche, ce qui fait sens, c'est bien le fait que Marcel Alocco se sente obligé de chercher une origine, que, dans sa recherche, il « invente » un objet de l'origine, au sens que les archéologues donnent à ce mot quant ils parlent de l'invention d'un site archéologique, de sa découverte et de sa mise au regard. Cet objet de l'origine, c'est le cheveu. Avec le cheveu, il affirme qu'à l'origine de la peinture - au moins à l'origine de la peinture de Marcel Alocco - il y a femme et corps - sans doute encore immature - de femme.
Cette période de travail sur les cheveux demeure à mes yeux, incontestablement, la plus ambiguë d'une oeuvre plastique qui a toujours travaillé sur l'entre deux. Je formule aujourd'hui l'hypothèse que c'est là ambiguïté nécessaire, que l'artiste s'est ainsi ré-approprié quelque chose de fondateur de sa propre vie, et de sa raison d'écrire et de peindre, le référent même de cette nécessité poétique qu'il présente à l'ouverture de son roman Au présent dans le texte comme « la ficelle qui fait parler les amnésiques » ; et que, se l'étant ainsi réapproprié, il se persuade qu'il peut quitter les régions des arts plastiques et revenir pleinement et entièrement à l'écriture. J'ajoute à cela que cette réappropriation de l'histoire personnelle croise notre histoire collective et qu'il ré-habite - et réhabilite - un symbole fondateur que nous pouvions croire définitivement abîmé et meurtri par des barbaries séculaires et le plus barbare des siècles.
Ainsi se tend l'arc de toute vie humaine : de la langue à la langue, des mots, aux mots. C'est par les mots que, petits d'hommes, nous venons au monde des hommes ; c'est par eux que, venant au monde, nous sommes dits au monde, en naissant ; par eux encore que nous sommes rappelés, mourants, jamais disparus vraiment tant que ce qui nous aura nommés, ou ce que nous aurons contribué à nommer, notre vie durant, fera trace et désignera encore, nous morts, ce que nous aurons laissé au monde.


Raphaël Monticelli
Février 2002


Ce texte (dont la première version est datée décembre 1991) a connu plusieurs versions modifiées et mises à jour à l occasion des publications: "Le Patchwork, morceaux choisis" Maison des Comoni, le Revest-les-Eaux, (février 1992). "Alocco, peinture en Patchwork" Espace Vallès, Saint-Martin d'Hères, (janvier 1993). "Marcel Alocco, Fragments d'un itinéraire" Galerie Les Tanneries" à Nérac, (Juillet 1996). "Marcel Alocco, Peinture en Patchwork, quinze fragments", Centre d'Arts Plastiques de Royan, (Février 1995). (La partie concernant le travail 1995-2000 a été publiée dans Alocco, Itinéraire 1952-2002). A été ajouté "Un cheveu sur la langue" pour la publication dans "Alocco, Itinéraire : 1952 2002" (Editions de L Ormaie, 2002)



Raphaël Monticelli

C'est dans les années 60…

C'est dans les années 60, période d'intense activité qui a transformé le visage de la peinture française, que se forme le rapport de Marcel Alocco à la peinture. Sa participation au mouvement Fluxus, et sa rencontre avec George Brecht, témoignent alors d'une résistance à un Nouveau-Réalisme qui -chez les jeunes artistes niçois du moins- exerçait un puissant attrait (1) . De formation littéraire, sa pratique de l'écriture et sa réflexion sur le fonctionnement de la langue le conduisaient d'autre part à se poser, pratiquement et théoriquement, le problème des rapports entre langage et peinture et à élaborer une œuvre qui tint compte de cette interrogation (2). Vivant le triple questionnement du structuralisme, du marxisme et de la psychanalyse ni comme enthousiasme de néophyte ni comme opportunisme de salon, travaillant et exposant tant avec ceux qui devaient, un temps, se regrouper sous le sigle "Supports-Surfaces" (Viallat, Saytour, Dolla etc…) qu'avec ceux qui constitueront le "Groupe 70" (Miguel, Maccaferri), il prit une part des plus actives à l'élaboration de la problématique de l'avant-garde picturale française.
Il s'éloignait toutefois des peintres de Supports-Surfaces au moment où le groupe se constituait et où sa théorie se figeait autour de la séparation de la toile et du châssis considérée comme marque de reconnaissance de l'avant-garde. En fait, cette séparation (qui n'était d'ailleurs par retenue par tous les membres du groupe) (3) renvoyait au problème de l'image qu'Alocco n'entendait pas évacuer, la considérant, au même titre que les matériaux, comme élément constitutif de la peinture et estimant par ailleurs que l'analyse plastique des constituants matériels de la peinture passe à tout moment par un donné à voir (4). C'est ce problème du rapport entre image et matériaux qu'interroge et approfondit le Patchwork (5).
Car le Patchwork n'est ni un puzzle dont les images seraient à reconstituer, ni simple juxtaposition de fragments. Il se présente tout à la fois comme acceptation et brouillage de culture, comme marque d'un rapport contradictoire à la toile (distance de la coloration par bombes et caches, plongées que supposent la déchirure et la couture), comme réalisant l'unité d'éléments plastiques divers (peint/écru; travail de l'artiste/usiné…) et de divers modes de pigmentation (pulvérisation, empreinte, pinceau, dripping…) comme posant autrement le problème de la composition et des limites. Les derniers travaux renvoient à la même problématique à cela près que le dessin -à la différence des formes plus nettes, plus réduites- impose un remontage de la toile en l'état et permet de considérer le Patchwork non comme un dépassement de la composition et des limites de la toile d'Alocco, mais comme un travail sur la composition et les limites dans l'histoire.
Parce qu'il suppose la déchirure d'une toile chargée de forme(s) le Patchwork dépasse l'opposition entre "image" et "support", entre ce qui est présenté et ce par quoi c'est présenté. Du coup l'image n'est plus un simple élément d'un répertoire culturel -objet au sens où elle serait à voir et reconnaître- mais moyen elle-même d'une culture critique -élément entre autres de la construction de la vision. Le Patchwork n'est pas la projection d'un regard qui se soumettrait le corps, mais point de repère dans l'analyse et la construction de la perception de l'espace, lieu où, par le moyen de la peinture (le domaine, son étendue, leur(s) histoire(s), ses outils…), s'objective une vision qui se situe, se mesure, se développe, se construit dans les rapports du corps à l'espace.


Raphaël Monticelli
Août 1977
Publié dans l'invitation de l'exposition
"Fragments du Patchwork, IV° présentation,1973-1977"
Galerie "30" rue Rambuteau, Paris, Septembre 1977.

1.Voir à ce propos les extraits de l'entretien Alocco-Monticelli publiés dans "Artitudes" n°24 (Juin1975) et N.D.L.R. n°1 (été 1976).
2. Voir catalogue "Idéo-Grammaire, Chapitre premier 1966-1967". Galerie A. de La Salle.
3. Par exemple Vincent Bioulès et Marc Devade...
4. Voir "In-scription d'un itinéraire" 1970, Galerie A. de La salle.
5. Voir "Patchwork" par Marcel Alocco, et "Alocco, la peinture déborde" par Raphaël Monticelli, dans le catalogue "Alocco" Galerie A de La Salle (1974)

 

Raphaël Monticelli

Fragments of Patchwork

It was during the sixty's, a périod of intensive activity, which changed the face of French painting, that Marcel Alocco becames involved in painting. His participation in the Fluxus movement and his meeting with George brecht, showed a resistance to "Nouveau Realisme" which - at least with most other young Niçois artists - was a powerful attraction 1. His background in the Humanities, his expérience as a writer, and his reflections on the innerworkings of language, drew him toward the problematic relationship between language and painting. In practice and in theory, he dealt with this question 2. Struggling with the issues of Structuralism, Marxism, and Psychanalysis, Alocco had neither the raw enthusiasm of the beginner, nor the opportunism of a social climber. He worked and exhibited as much with the artists under the label of "Supports-Surfaces" (Viallat, Saytour, Dolla etc...) as with those who made "Group 70" (Miguel, Maccaferri). He took a most active part in the elaboration of French pictoral avant-garde.
While the group of Supports-Surfaces painters was forming, Alocco was moving in a différent direction. At the time, the group's theory was crystallizing around the separation of the canvas and the frame. This separation, considered a sign of avant-garde, was not accepted by all the members of the group 3, yet it reflected the problem of image. This was the problem Alocco did not want to abandon, considering the image, as much as the actual materials, a constitutive element of painting. He also believed that the plastic analysis of the constitutive materials must always be self evident 4. It is this problem - the relationship between the image and the medium - that Patchwork addresses and explores 5.
For patchwork is neither a puzzle whose images are to be reconstitued, nor the simple juxtaposition of fragments. It is at the same time the acceptance and scrambling of culture, as well as the sign of a contradictory raport with the canwas (distance of the application of color by spray and stencil, the venture that tearing and sewing represent). Patchwork is the realization of the unity of diverse plastic elements (paint/neutral, the individual work of the artist/technical production) and the diverse modes of pigmentation (spray, print, brush, dripping). It is a different way of posing the problem of composition and limits. His latest works reflect this same research, except that the drawing - made up of smaller and clearer forms - imposes a reconstruction of the canvas in its own state. This allows one to consider patcwork not only as a surpassing of a composition and limits of Alocco's work, but it becomes and endeaver into the composition and limits in history.
Because it allows the tearing of a canvas full of forms, patchwork surpasses the opposition between the "image" and "support", between what is presented and the medium on which it is presented. In this way, the image is no longer the simple element of a cultural repertoire (an object that can easily be seen and recognized) but actually, a means of cultural critique - elements, among other things that construct vision. Patchwork is not the projection of a vision but rather, a reference point in the analysis and construction of the perception of space. This space is where, though painting (the domain, its outspread, its history(s), its tools,...) a ways of loocking is objectified which situates itself, measures itself, develops, and builds itself in the interelation of the body to space.

Raphaël Monticelli
Août 1977

1. See on this subject excerpts of the Alocco-Monticelli interview in "Artitudes" n° 34 (June 1975) and "N.D.L.R." N°1 (Summer 1976).
2. See catalog "ideogrammaire" First chapter 1966-1967. Galerie A. de la Salle.
3. For exemple Vincent Bioulès and Marc Devade.
4. See "In-scription d'un itinéraire" 1970. Galerie A de la Salle.
5. See "Patchwork" by Marcel Alocco and "Alocco, la peinture déborde" by Raphaël Monticelli in the catalog "Alocco" Galerie A de la salle (1974).

 

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