Alocco.com

 
 

 

 

2008

 

 

 

111.

 

 

Ecrits d’ici

(À suivre…)

 

            Comme elle distingue un grand homme d’un homme grand, la langue devrait mieux faire la différence entre les éditeurs grands par le chiffre d’affaire et ceux dont la grandeur tient aux textes publiés, marquant que la qualité importe ici davantage que la quantité. Depuis une vingtaine d’années, dans les régions nombre d’éditeurs  dits « petits » se signalent par la richesse de leurs catalogues.

            Ainsi le catalogue de L’Amourier (Coaraze), non seulement parce qu’il comporte quelques noms très connus, mais aussi parmi ses auteurs, certains encore très jeunes, des écrivains qui méritent de l’être mieux. Parmi les dernières parutions, « Si j’ai une âme », de Vincent Peyrel, « livre destiné à un public averti » indique l’éditeur. « Impostures » de Marie Claire Blancquart qui, dans une approche inédite et sensible de l’histoire propose de découvrir trois destins exceptionnels, trois récits hantés par l’imposture. Dans la collection poésie « Grammages » (dans laquelle nous trouvons déjà, entre autres, Michel Butor, Béatrice Bonhomme, Jean-Pierre Chambon, Marcel Migozzi, Yves Ughes, Bernard Noël) un nouveau recueil d’Alain Freixe, « Dans les ramas », rassemblement de textes pour lequel l’auteur nous dit avoir risqué « ramas » pour aller contre le sens péjoratif que le mot donnerait à l’art de confectionner les fagots qui l’hiver permettent d’allumer les feux. Nous dirons donc un livre bien fagoté.

Toujours chez l’Amourier, « Vienne le ciel » de Jérôme Bonnetto est un roman dans lequel le travail porte d’abord sur la structure. On aimera, ou pas, mais… Comme un apprentissage de la photographie. L’art de donner (du modèle) et l’art de prendre (de l’auteur)… Présenter une femme, mère, regards différents mais « Ada qu’on ne peut qu’aimer. Sans preuve. » Tant est fragile l’image. Drôle de « roman-photo », sans photographies, qui n’existe et ne tient que par une écriture originale à la hauteur du propos. L’anecdote serait banale si le découpage photo par photo et l’analyse de chaque plan (sans aucune reproduction !) n’étaient aussi précis et sensibles qu’insolites

Michel Séonnet a accompagné le travail d’Armand Gatti dont il a publié et préfacé les œuvres aux éditions Verdier. Les lecteurs de ses romans, « La Chambre obscure » ou « Le pas de l’âne », (Gallimard 2001 et 2005) le savaient niçois. A l’adolescence, fâché, Michel Séonnet s’est éloigné. « Nice, le bleu du galet », (éditions Point de Mire, 2004) disait le long chemin de réconciliation avec sa ville natale. « La marque du père » (Collection L’un et l’autre, éd. Gallimard 2007) ne pouvait venir qu’à cet âge où le passé s’épaissit, où la lente remontée de la part cachée de l’histoire familiale peut enfin, le père disparu, être plus ou moins digérée et assimilée. Dans un récit douloureux à l’écriture nuancée et sensible, la raison parle mais se heurte à l’impossible compréhension que cet homme admiré ait pu aussi être un autre. Avec « Petit Livre d’Heures à l’usage de ma sœur » que l’Amourier a publié fin 2006, il relève la gageure d’écrire « un livre pieux pour une impie ». Série de courts textes chacun à propos d’une image ou d’un objet présent autour du bureau où s’écrit le livre.

Dans un autre registre, Alandis Editions (à Cannes), présente un catalogue spécialisé dans la littérature et l’histoire du Comté de Nice et de la Provence. « Histoire du Comté de Nice en 100 dates » (2007) de Ralph Schor, retrace en 150 pages, à partir de 100 dates repères, la vie locale depuis 1815 (Restauration Sarde) jusqu’à à nos jours. Dates bien choisies pour l’importance des événements marquants qu’elles situent, ou pour la singularité locale qu’elles soulignent. Les guerres, par exemple, concernent la nation, tandis que d’autres faits, comme la publication de la « Nemaïde » de Joseph-Rosalinde Rancher, participent plutôt à la saveur propre du Comté de Nice. On  apprend que la création française de « Lohengrin » de Richard Wagner eut lieu à Nice, au Cercle de la Méditerranée, le 21 mars 1881. L’incendie de l’Opéra de Nice (63 morts) qui survient deux jours plus tard par pur hasard, rassurons-nous, n’étant pas imputable à des flammes wagnériennes ! Autant que puisse s’en assurer un amateur, l’auteur, Ralph Schor, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nice-Sophia Antipolis, procède semble-t-il avec clarté, précision et exactitude. Un ouvrage utile et agréable bien que, trahi par ses sources dans un secteur qui ne lui est manifestement pas familier, le court texte à propos de l’Ecole de Nice reste plus qu’approximatif sur un thème qui n’a certainement pas fait à ce jour l’objet de beaucoup d’écrits sérieux. On nous annonce, pour 2008 aux éditions Giletta (à Nice), écrit par Raphaël Monticelli, un ouvrage à propos de l’École de Nice accompagné d’un volet pédagogique élaboré par une large équipe d’enseignants, ensemble qui devrait mettre quelques lumières sur le sujet.

 

Art Côte d’Azur

14 mars 2008

 

 

112.

 

Écrits d’ici, deuxième…

(Suite et à suivre)

 

La littérature « pan-bagnat » se porte bien, mais certains s’en extirpent. La littérature contemporaine niçoise est donc riche d’écrivains à bon tirage, scénarisés, cinématographiés et célébrés, et même allés de l’Avenue des diables bleus ou de la Place Île de Beauté aux prix académiques, ou, étrange itinéraire, de Garibaldi et la République jusqu’à Richelieu. Mais jusqu’ici les femmes étaient peu présentes.

Ces dernières années, quelques écrivaines s’illustrent en colonnes spécialisées et magazines généralistes, et sans doute serons-nous un jours concitoyens glorifiés d’une Académicienne. Il est vrai que pour l’instant nos femmes de lettres, les Maryline Desbiolles, Claire Legendre, Olympia Alberti, les poétesses Béatrice Bonhomme, Régine Lauro, Sophie Braganti, Cathy Rémy et autres écrivaines, j’oublie sans doute les meilleures, ont les dents encore trop blanches et la chevelure trop brillante et fournie pour briguer un fauteuil en la Vénérable Compagnie. Elles écrivent, publient, animent de leurs lectures et signatures Festivals, Salons et librairies… À Mouans-Sartoux, tous les octobres, les stands en sont moins barbus et moins austères.

« Quelque chose dans le ventre », le premier livre de l’auteuse que je viens de lire, (j’emploie à dessein ce féminin, car…) a été publié par « Côté Femmes Editions » en 1991. Françoise Laurent se délivrait alors d’un texte un peu bricolé, récit-témoignage et non pas roman, et comme tel plutôt efficace. Depuis l’écriture, son style et le genre ont évolué. Il ne semble pas qu’avec son dernier roman (éd. Krakoen), portant un nom de femme, « Dolla », version latine je suppose de la Dolly anglo-saxonne, Françoise Laurent ait eu l’intention de briguer l’abri du célèbre Dôme. Il s’agit d’une histoire abracadabra-dantesque de retraités soixante-huitards bien secoués par les ans. Pas de ceux qui ont fait carrière, d’ici delà, de gauche à droite, mais des gauchos guère pensifs, plutôt tendance guitares-pétards-performances-paillettes.

[ Ah ! Fatigue. Soixante-huit ! Qu’en a-t-on fait ! Mère des fictions ! Sous les pavés, les rêves ! Comme s’il avait existé, boîte de Pandore d’où seraient sorties toutes les idées fast-foods, un objet 68 autre qu’une année entre soixante-sept et soixante-neuf. Comme si le féminisme n’avait pas agité le 19ième siècle, participé vivement à la « Commune », comme si le «Front Popu» n’avait jamais eu lieu, comme si Dada et Surréalisme n’avaient pas existé. Comme si le symptomatique Victor Margueritte n’avait publié en 1922 «La Garçonne», une génération avant l’importante compilation de Simone de Beauvoir et ainsi perdu à grands bruits sa légion d’honneur… : « Abstenez-vous dans une affaire qui passe infiniment votre compétence » écrivait Anatole France dans sa « Lettre ouverte à la Légion d’Honneur ». Fictions dans la fiction. Car si sur cinq cents mètres de boulevards le Surréalisme s’est exprimé avec plus de force que les trotskistes ou les maoïstes conjugués, si une grève générale qui rappelait 1936 faillit priver d’essence et de vacances ceux qui en avaient les moyens, l’ordre régnait sur les plages durant l’été 68. Ce fut un mai roulement de tambour dont les idées s’étaient forgées pendant des décennies : le mur des Fédérés ne sentait pas le shit, mais la poudre noire des cartouches. Mais, bien sûr, tout cela n’a, évidemment, rien à voir avec la fiction qui ici nous occupe.]

 

Revenons à nos moutons noirs, couleur polar. Nous serions dans un futur proche de quelques lustres. Il s’agit d’un roman dans lequel s’accentue la tendance à faire appel à l’histoire-fiction pour décrire finalement… notre temps en traits  d’encre de chine. Stratégie déjà adoptée dans de précédents ouvrages, notamment « Une dent contre les fraises » (éd. Du Ricochet), histoire de dantesque dentisterie (Côté Enfer). Dans le dernier livre, en un décor local, l’écriture caricaturiste retrace les péripéties rocambolesques d’un groupe de post-seniors qui, pris dans leurs rêvasseries, pour n’avoir finalement rien compris à leur temps (ou pas voulu comprendre) en viennent aux solutions radicalement extrémistes des fondamentalistes kamikaze human-bomb de tous bords. Nous dirons, Nice oblige, que c’est un récit baroque carnavalesque, plutôt Daumier ou Mossa que Gide ou Matisse. Donné par l’éditeur comme « une fiction pleine de tendresse », avec son panorama de gentils délirants, de traîtres, et de meurtriers, ce roman se révèle d’une incroyable férocité, tant pour son époque que pour ses personnages qui, découpages à la tronçonneuse aidant, finissent par être surtout à l’image des plus poujadistes ou médiocres parmi nos contestataires contemporains. Plutôt nuisants, brouillons, ces meufs et leurs mecs, et… démoralisants. « Fable sociale » ? Nous, on voudrait bien, mais où en est le moral et la morale, quel que soit le sens donné à ces mots ? Pas, comme on pourrait l’espérer, aussi bête et méchant qu’un hebdo ! Paraît même, quelqu’un m’a dit, que c’est rigolo. Tout dépend avec qui l’on rigole…

 

Art Côte d’Azur

9 mai 2008

 

 

 

113

 

Relecture

transversale (mais égocentrique) d’un texte de Michel Butor

 

 

Quant est paru de Traverses le numéro 41-42, en bon provincial j’ignorais l’existence de cette publication, « revue du Centre de Création Industrielle - Centre Georges Pompidou » dont la référence « industrie » du sous-titre n’avait rien pour me séduire. Le thème de ce numéro, «Voyages», n’avait aucune chance de m’attirer, puisque le voyage ne m’a vraiment intéressé que comme figure symbolique : ainsi Ulysse parcourant le monde (à l’échelle de son temps) pour retrouver chez lui, vingt ans après, ce qu’il avait rencontré partout… la jalousie, la guerre, la mort et aussi, il est vrai, l’amour.

Ce numéro est paru, donc sans que j’en aie été informé, en septembre 1987. Ce n’est qu’un an plus tard qu’un ami me parla incidemment d’un texte qui m’était dédié dans une revue, et devant mon étonnement, m’apprit l’existence de Traverses.

 

Vous savez que vous êtes examiné, interrogé, mis en questions.

Il m’a regardé, et l’œuvre en cours. Mais m’a-t-il vu ? Et qu’a-t-il vu ? Est-ce bien moi – et mon travail inséparable – , qui a été exploré, déconstruit, reconstruit, analysé, synthétisé ?

Des mots différents, autres, comme si ce texte attendu, espéré et mystérieux, était écrit dans une langue étrangère. Voyage aller-retour, du monde à son écho, de l’écho au monde nommé.  Nous sommes passé du réel aux concepts, et voici que ces mots doivent répondre d’un objet concret, d’un ensemble d’objets dont vous êtes le lien et qui n’est qu’un fragment de la réalité. Mais fragment d’un lieu incernable, inépuisable.

Oui, c’est bien d’une double traduction dont il s’agit. De l’inerte au parlé, puis d’un langage de matière à celui de la parole. D’où l’impression d’une part d’ombre dans cette langue de l’autre, si affûtée fut-elle, qui jamais n’est identique à notre langue « maternelle ». Et : « Traduttore, traditore. » Évidemment, toujours pas encore, tout ne peut être dit. Dit en mots. Être parlé. Ou à quoi servirait « l’œuvre », si les mots étaient suffisants, même après-coup ? Donc angoisse à découvrir : l’enjeu est plus que d’une image…

Car « Miroir, mon beau miroir, suis-je toujours… »

 

J’avais eu en 1988, avec Michel Butor, (je viens de vérifier dans mes archives) un échange assez fréquent de correspondance concernant notamment son livre « L’œil aux aguets » qui serait publié en fin d’année dans une collection qu’à Nice j’essayais de construire pour Z’éditions. Échange aussi à propos de « Lisières », texte destiné à figurer à l’origine dans un catalogue d’exposition à Oslo, exposition finalement annulée avec l’arrivée d’un incroyable nouvel attaché culturel qui faisait dans nos conversations téléphoniques l’impossible confusion entre Butor et Robbe-Grillet. Nous préparions principalement pour ce long texte, que je pensais inédit, une publication à 150 exemplaires en septembre aux Editions Voix - Richard Meier. Parut en effet « Lisères arlequins », qui comprenait aussi une traduction en anglais, et « Arlecchino sfarmarsi non puo », poème de Raphaël Monticelli, en français mais entrecoupé ici et là d’un vers en italien.

Je fus donc très surpris d’apprendre que « Lisières » figurait, un an plus tôt, en septembre 1987, parmi les « Voyages » de Traverses. Discrétion, ou négligence de l’auteur ? Je n’en avais pas été prévenu ou informé. L’échange épistolaire devait continuer, mais la partie de ma lettre de remerciements étonnés n’eut droit à aucune réponse.

J’avais bien sûr reçu un manuscrit de « Lisières », (j’utilisais pour le livre des agrandissements de son écriture comme éléments « graphiques ») et la découverte de cet écrit m’avait laissé dans un état étrange : c’était certainement un bon texte de Michel Butor, mais je ne voyais guère, à première lecture, le rapport de cet écrit avec l’explicitation du travail qu’il devait accompagner —  si ce n’est le titre car, traitant à cette époque de limites, de bords et bordures, je nommais « Lisières » l’exposition des Fragments du Patchwork concernés.

D’entrée il est question « d’un immense océan », de « tout un continent » de « bûcherons » et « d’hélicoptères »… Il y est fait mention de violences, de la guerre et de ses conséquences, d’une société peu enviable, et puis de petits morceaux épars de la vie ordinaire… Comprenez que c’est ainsi qu’à réception je l’ai lu.

Il y avait bien, classique inscription d’un leitmotiv pour relier chacun des tableaux au suivant, une petite phrase intercalée, commençant par « Le fil de la couture comme… », qui vers la fin du texte se transformait, plus énigmatique, une fois en « Croix sur croix et croisée, croisements et croassements avec le fil comme… » et une autre fois en « Et le filet de sang qui revient imprégner tout cela, fil compris, et fil comme… », mais ma lecture très subjective et aveugle d’être trop concerné en occultait certainement le sens et le rôle. Ainsi sans doute sont lues les critiques rationnelles par ceux qui en sont sujet (ne dit-on pas aussi, et dans le même sens, l’objet !) et plus difficile encore est le décryptage d’un texte métaphorique. L’œil, pourtant exercé me semblait-il, ne  percevait pas la structure mimétique, et le passage du textile au texte égarait ma lecture.

Plus tard, j’ai perçu ce qui semble après coup évident : ce texte modélisait le travail du Patchwork, dans ses contenus d’images évoquant l’histoire des cultures avec le tragique et le quotidien de l’Histoire, avec sa structure parcellaire, ses ruptures (déchirures) ses raccords (coutures) ses frontières et ses échanges de part et d’autre, de marche à marche, de territoire à territoire (fragments affrontés) donnant un continuum aux morcellements du réel… Ainsi le tissu des Fragments du Patchwork devenait, « immense continent » et « océan plus immense encore », la métaphore d’une géographie aussi physique qu’humaine. Mais, du discours de l’explorateur,  que perçoit le cartographe?

 

 

 

Comment n’avoir pas compris ce qui était pourtant explicite bien que… presque en conclusion :

« Le fil de la couture comme un nerf transmettant souffrance et spectacle parmi toutes ces rognures, coupures, ces copeaux de textes et de toiles qui se composent en un arc-en-ciel réconciliateur de lieux et moments ».

 

Écrire n’est pas aisé. Mais qu’apprendre à lire est long. Et difficile.

Patience. Nous allons y parvenir, bientôt.

 

 

Marcel Alocco

Nice, Juin 2008

Ecrit pour un projet de n° spécial Butor de Doxia (Fac Nice)

(Inédit ?)

 

 

 

2009

 

 

114.

 

CONTESTATIONS

 

 

Les graffitis, les tags, c’est quoi ? Des inscriptions, des peintures sur les murs, de préférences des murs célibataires, un peu abandonnés, patinés d’intempéries, de maltraitances, d’indifférence. Des mots et des images hors normes, venues de la clandestinité (tels que jadis l’étaient, écrits à la chaux, les slogans politiques) pour interpeller, provoquer, marquer simplement l’existence en couleur de ce qui se fond dans la grisaille du quotidien et du temps passé. Des murs. Des murs, et le plus souvent ceux sur lesquels est écrit « Défense d’afficher », en lettres noires normalisées. « Loi du 29 juillet 1881». Des peintures, inventées entre 1960 et 1980, sans permission, hâtives parce qu’illégales, pas forcément naïves, mais le support et la durée d’exécution obligeant, toujours un peu art brut par nécessité. Œuvres dont les qualités tiennent, aussi pensées soient-elles, à la vitesse et l’improvisation d’exécution, à la liberté thématique et stylistique, à l’adaptation ou l’utilisation des matières, aux états et dimensions des supports.

Lorsque j’ai entendu parler de Graffitis et de Tags à propos d’une expo à Paris, je m’attendais à des morceaux fameux du célèbre « mur de Berlin », des fragments arrachés dans le métro de N.Y., des pans de wagons venus d’Italie, des rideaux de fer de magasins en faillite, des bouts de  devantures de boutiques dégradées des quartiers à l’abandon… J’ai pensé : « Voici des gens courageux et qui ont de gros moyens ». Gros camions, grosses grues puissantes, grands élévateurs, et abondante main-d’œuvre…

Le magazine « artension » – qui double titrait son n° de mars-avril 2009 « Comment changer le système ? » et « Le dernier art officiel, ou la fin des janissaires » – donnait, sous-titré « Qui a peur du graffiti ? », un article sur « La collection Gallizia au Grand Palais ». Selon son  auteur, l’événement de la fin du XXe siècle, « Et tellement plus excitant que l’art officiel ! ». Et d’interroger « A quand un ministère enthousiaste ? » Mais voici que l’exposition présente les toiles de plus de 130 artistes. Vous avez bien vu, bien lu : des toiles. Trois cents toiles, toutes doubles horizontales de 60x180cm (soit 60x360) montées sur châssis, toutes donc de la même taille, signature de l’artiste obligatoire à gauche, sujet libre (mais « thème imposé » nous dit-on !! ??) « sur l’amour ». Où sont passées les qualités particulières de ces modes de productions sauvages ? Voici la discipline réduite à la conformité, devenue comme le montre cette collection, œuvres traditionnelles conditionnées, uniformatisées, réalisées en atelier comme « marchandises » d’artistes. Abstraction, lettrisme, publicité, B.D., tout a été, sur toiles ou en espaces, bien mieux interprété par les artistes Pop’ et la suite.

Le magazine susnommé ne paraît guère cohérent quand il se positionne comme contestataire d’un « art officiel » qui se cacherait sous le manteau de l’Art Contemporain, tandis qu’il défend dans ces faux « tags » la gadgetisation de démarches qui furent ailleurs novatrices, et propose dans ses dossiers à longueur de temps des artistes majoritairement dans l’expression des esthétiques du milieu du siècle précédent.

Dans le même temps, nous étions informés que Aude de Kerros (qui écrit dans le dit magazine) adressait (le 25 mars 2009) une communication à l’Académie des Beaux Arts : Ce pauvre Charles De Gaulle pensait sauver la France si elle devenait puissance nucléaire – quelle erreur ! Aude de Kerros nous donne la solution : «  L’Amérique dès la fin des années 40 avait compris qu’elle ne gagnerait la guerre froide que si elle devenait à son tour la référence artistique du monde ». Et de nous expliquer l’histoire de l’art du siècle par des stratégies comploteuses. Qu’il y ait eu des stratégies commerciales, il serait absurde de le nier, ce n’est nouveau que depuis quelques siècles. Mais il se passe des choses bien trop subtiles dans les écrits et dans les ateliers pour que la création puisse être manipulée comme de simples productions. On nous avait inventé l’art naïf, on y ajoute la critique d’art naïve…

Certes, les critiques de Nathalie Heinich, vues en sociologue, sont souvent fondées. Mais les transformations proposées, retours à des procédures du passé, ne semblent pas propres à favoriser de nouvelles éclosions esthétiques. Claude Mollard défend l’installation de son « système décisionnaire dialectique et créatif » mis en place à partir de 1981, qui était novateur et utile : actualisations des CNAP, FNAC, et autres structures, mise en place des DRAC, des FRAC, des Centres d’Art Contemporain… Tout était pavé des meilleures intentions. Dominique Bozo a peut-être infléchi les dérives, mais les effets pervers étaient d’origine. Une construction trop rapide a sans doute contribué à des recrutements de personnels « incestueux » : on est né dans le clan, on y reste, s’y allie et s’y reproduit à l’identique. Cette consanguinité n’est guère créatrice, et les artistes ne sont pas des chevaux. Les responsables culturels non plus, sans doute…

 

Performarts n°7

 Eté 2009

 

 

115.

 

Ecrire ou peindre ? ( à William Xerra)

 

William Xerra réside principalement à Piacenza, en l’Italie, pays où son travail (qui a notamment été défendu par Pierre Restany) est bien connu. Il séjourne régulièrement à Nice où il a exposé dès 1973  (« Hors Langage » au Théâtre de Nice). et a été présenté récemment, par Les éditions La Diane Française, la Galerie Quadrige, et la Galerie Depardieu.

William Xerra a participé dans les années 60-70 au courant particulièrement actif en Italie de la « Poesia Visiva », travaillant à la remise en cause de la spécificité des disciplines, oeuvrant aux lisières confuses entre les arts plastiques et les écritures. Nous étions quelques-uns en France à travailler dans des  formes diverses sur les mêmes zones, (moi-même entre 1965 et 1968 avec « L’Idéogrammaire » et « Le tiroir aux vieilleries ») et d’autres comme Joachim Gerz, Jean-François Bory, Julien Blaine, les groupes IN ter VENTION et Textruction, etc… Nous nous sommes alors fatalement rencontrés, participant aux mêmes expositions des avant-gardes en Italie, à Fiumalbo, Novara, Paris, ou Buenos-Aires… Comme ses compagnons, William Xerra a développé ensuite un travail très personnel, mettant en jeu de plus en plus ouvertement l’ambivalence-ambiguïté de l’œuvre d’art vérité-mensonge, affirmant aujourd’hui clairement par et dans ses œuvres « Io mento » (Je mens). Le hasard heureux ici exploité de son initiale X donne à ce texte qui lui est dédié une dimension algébrique, celle de la valeur variable « artiste » représentatif  d’une époque.

*

* *

 à William X.

 

Si le travail de X. me concerne,

 

c’est que d’une certaine façon les artistes d’une même génération buttent sur les mêmes obstacles, franchissent les mêmes haies, ruminent les mêmes souvenirs — la rude tache de s’assujettir le réticent ready-made, de maîtriser le all-over, de discipliner tout « objet mental » dans les limites de l’œuvre espace toile et couleurs ouvertes infiniment à l’exploration,

 

c’est que les artistes aussi sont partis à la conquête de l’espace — tout le ciel, du bleu, du bleu, bleu, bleu, sans tuer les oiseaux, parce que la vie, le mouvement, E=MC2, tout tient symboliquement dans un petit fragment de surface, dans le pinceau actif, dans cette poussière colorée et collée que l’on nomme peinture, tout bouge et s’immobilise et pivote autour de la minuscule particule de matière solide d’une semence de tapissier,

 

parce que l’art est un mensonge grandeur nature, (io mento)

 

que nous le savons depuis toujours,

 

depuis que nous avons entrepris de signer le geste dans la poussière, de tenter de le perpétuer dans la paroi rocheuse, depuis que le charbon de bois, la terre ocre, les oxydes et les jus, les pierres broyées déposées dans un ordre ou un désordre suscités marquent lieux et temps de l’humain, disent oui au mouvement, au survivre, au vivre mal, au vivre mieux, à la nuit des temps et des cavernes, au jour le jour du vécu et des feux de camp ou des feux de forges,

 

parce que ce mensonge est le doute contrarié devant chaque pas à faire, devant l’ignorance ancestrale  et celle du lendemain, devant l’insondable scandale de la mort et l’absurde persistance de l’humanité à durer quoi qu’il advienne,

 

parce que toute création d’art est le dénie obstiné de la réalité, que chaque marée vient détruire le château de sable qu’à grand effort — armés de nos seuls cerveaux et de nos faibles mains fragiles au froid, à l’eau, aux coupures, à l’usure, à la décomposition — minute après minute, heure après heure, jour après jour, nous nous évertuons à rebâtir, ce dont témoignent jusqu’au magma en fusion les couches géologiques accumulées, les bactéries et les dinosaures fossiles, jusqu’aux mammouths pris dans les glaces,

 

que tout surgit de pauvre matière, un petit tour, et puis s’efface sous la dernière couche qu’étale le pinceau,

 

et pourtant revient encore dans ce gribouillage dérisoire qui lentement s’ordonne et fait sens sous la main et dans les yeux avides de couleurs que l’enfant fait surgir sur le vide de la page qu’aucune blancheur ne saurait défendre longtemps, et malgré toute cette fragilité de la peau et des chairs cachées, l’éblouissement de déborder ne fusse qu’un instant aussi bref qu’un battement de paupière dans l’écoulement de l’éternité, de déborder par une forme habitée d’un dessein le chaos initial, continué, et semble-t-il final, et dire, en fin de compte,

 

je l’ai malgré tout écrit.

Marcel Alocco

Nice, mai 2008

 

Dernières expositions : Gli Amori di William Xerra 1973-2008, Galleria Maria Cilena (Milan) et Les amours de William Xerra 1973-2008 Galerie Quadrige  - La Diane Française (Nice)

 

Performarts n°7

Eté 2009

 

 

 

116.

 

Plusieurs Crocodiles dans mon marigot ?

 

Apprendre à naître 1

 

Artiste, hors la nécessité d’information historique, je ne m’intéresse vraiment à d’autres artistes que si, au moins en partie, ils travaillent sur des chantiers qui interfèrent avec mes activités. Un artiste à l’ego dilaté et aveuglé par son orgueil se contentera de travaux qu’il identifiera à tort ou à raison comme né de son influence, mais alors nous pourrons soupçonner son œuvre de manquer d’ouverture. Car ce n’est pas mon image que je cherche dans les travaux en construction, mais ce que je pourrais apprendre et gagner par les différences d’approches et de solutions proposées. En quoi, si j’en avais, je serais l’étudiant de mes élèves.

 

Sans que j’identifie aux premiers abords la cause de mon intérêt, c’est bien la similitude des démarches qui m’attirait dans les expositions des Coccodrilli a Manovella. Il y avait dans les apparences si peu de rapports qu’il m’a fallu aborder par le texte une réflexion sur leur pratique pour voir poindre la similitude structurelle qui avait alerté ma saisie inconsciente de leurs propositions, « Hortus », puis « Imago ».

 

Ce qui s’énonce clairement dans les propositions des Coccodrilli a Manovella, c’est le plan chronologique du travail, principalement en au moins trois étapes explicitées. Le résultat est manifestement source d’étapes suivantes ou produits des précédentes. Il ne s’agit pas d’un simple travail en cours (Work in progress), lequel sous-entend que nous serions face à un brouillon ou pour le moins d’une œuvre à poursuivre. L’exposé (exposition) de la réflexion du passage d’une étape à l’autre est l’objet principal de la démarche. Ce qui se passe dans les intervalles, entre les trois (ou quatre) étapes des Hortus, ou entre les trois états manifestés du développement symbolisé par le passage d’un insecte de la larve à la nymphe puis au papillon, importe autant que la livraison matérielle aboutie. Le processus du « faire » compte ici autant que le « fait ».

 

Nous retrouvons ce qui hante mon travail depuis l’origine : L’obsession de Fluxus pour faire œuvre de « ce qui entoure » autant que de l’objet construit. Obsession des Nouveaux-Réalistes de mettre en jeu, et faire symbole, de l’objet plutôt que de son image.  Celle des artistes de « la peinture analytique et critique » pour lesquels le  « montrer comment c’est fait »  remplace le « secret d’atelier » des faiseurs d’art classique. Il s’y ajoute, venu ensuite dans la chronologie, la prise en compte du corps comme interlocuteur et instrument de l’expression plastique. Comme il est normal et fécond pour de jeunes artistes, par analyse et en partie par intuition, la démarche des Coccodrilli a Manovella assume l’héritage de cette histoire récente des déplacements des valeurs esthétiques, et sa pratique est un des résultats heureux de leur synthèse.

 

Basilic n°31 décembre 2008

et PerformArts n°7 été 2009

 

 

*

Apprendre à naître 2

 

Il n’est pas aisé pour de jeunes artistes comme les Coccodrilli à Manovella de mener la construction d’une démarche artistique réfléchie et enracinée, hors des modes frénétiques et des pressions mercantiles qui privilégient le superficiel. Inscription d’une démarche dans la durée qui prend à revers la mise au présent (à l’alibi de la friable cybernétique) qu’il est aujourd’hui convenu de pratiquer. Mais que serait une culture sans mémoire ?

 

Le temps efface ceux qui ne le respectent pas.

 

On ne saurait produire du sens (en écriture, signes ou matières) sans le long lent et lourd apprentissage de la langue qui se construit au cours des ans et se poursuit indéfiniment. Est nécessaire la pratique ininterrompue de l’exercice et n’est pas négligeable ce peu de savoir académique qui permet d’apprivoiser les élaborations sauvages du sens par l’analyse et de la réflexion sur les effets obtenus. Inscrire en encre, couleurs, ou objets, est une manière de s’observer pensant l’humain et le monde, une façon d’objectiver des cheminements complexes dont on croit maîtriser les parcours mais, telle la nage (ou l’équilibre sur le vélo) le fondamental est partiellement obtenu sans clairement saisir les composantes : ça nage, ça tient l’équilibre. Ça est.

 

L’écriture, en lettres ou en figures, est une image en continuelle évolution dans un miroir sur lequel dans le même temps on superpose, efface et conserve formes et couleurs, surchargeant de couches successives une surface continuellement corrigée. Le résultat en est à la fois linéaire (il se déroule jour après jour comme une pelote que les Parques menacent à tout instant de couper) et massif, comme si à l’autre bout, dans le laborieux tissage en atelier, s’entassait pli après plis un tissu ténu comme toile d’araignée mais solide, pareil au meilleur drap de lin, ne laissant apparaître que l’imprimé du dernier pliage, chacun jetant le pli précédent dans l’obscure clarté de la mémoire. Il n’y a pas d’œuvre sans une maîtrise technique. Mais il n’y a pas de technique unique, et la technique est inutile si elle n’est pas inventée à la mesure d’un projet original, car  chaque artiste exploite ou dévoie les éléments académiques acquis pour en faire sa technique aux conditions et aux mesures de son projet à vivre et créer.

 

Il importe que la démarche des jeunes artistes des Coccodrilli a Manovella  soit le résultat d’une réflexion collective. Ainsi le projet ne peut s’élaborer que dans la confrontation de vécus, dans une conjugaison des désirs et des volontés qui sera nécessairement dialectique. Il ne s’agit pas, dans cette édification d’un parcours d’additionner les travaux personnels (au reste encore tâtonnants) de chacun des protagonistes, mais d’aboutir à chaque étape à une synthèse dynamique.

 

Une première série de propositions a pris place sur quatre saisons, de mai 2007 à juin 2008, élaborées à partir d’une réflexion sur l’Hortus conclusus médiéval. Espace clôt, mais ouvert à l’évolution et aux marques du passage du temps.

Tandis que se clôturait ce premier cycle s’ouvrait à Nice un nouveau thème d’expérience autour de la naissance, l’éclosion, la transformation, travail sur les trois états de la métamorphose (larve, nymphe, imago) dans un climat qui mélangeait le cabinet du naturaliste et le cabinet de curiosités du collectionneur.

Dans l’un comme dans l’autre processus toutes les composantes visuelles sont artificielles. Il ne s’agit ni d’horticulture, ni d’élevage. Il est question de représentations significatives. Il s’agit donc bien d’un dire artistique.

 

 

« HORTUS » comprenait 5 événements dans la durée d’une année, situés en 4 lieux (et 4 saisons), dans deux salles urbaines1 et deux espaces campagnards2. Un cinquième lieu recevait une nouvelle présentation intériorisant 3 états symboliquement désignés par les étapes de la transformation du vivant et passant par la confuse et longtemps mystérieuse métamorphose de la chrysalide vers l’insaisissable « IMAGO » de l’adulte jamais achevé, si belle que soit l’apparente finition du papillon. Les propositions expositions et événements « Hortus » ou « Imago » concrétisent ce qui constitue l’œuvre : une démarche qui déplace ses composantes, qui abandonne ses formes primitives et à travers ses mutations conserve l’essentiel. Les 3 états successifs (en 5 formes ou sessions), pour HORTUS, se transforment  en 3 états simultanés dans un seul lieu pour IMAGO3, qui n’est semble-t-il toutefois pas point final : le processus exige encore et encore une nouvelle remise en question. Il s’agit bien dans le symbolique processus de vie, du jardin comme du vivant, de mettre à l’épreuve dans l’art comme miroir révélateur le processus de création.

Si le groupe (à géométrie variable4) des Coccodrilli unifie sa production, il n’efface pas – l’œil initié le perçoit – la patte originale de chaque intervenant ; ce qui assure qu’ici se jouent la naissance, la transformation de la chrysalide, l’épanouissement perturbé de l’adolescence, mais que dans ce nid agité ont déjà pris formes les adultes qui affirmeront demain dans une langue forgée en commun des langages (ou discours) qui diront que chacun existe dans ce dialogue complexe ; et que si le chant reste aujourd’hui comme il se doit choral, les voix seront bien posées et pourront bientôt être distinctes.

1 Les deux lieux successifs Via Castello puis Piacettta Barozzieri de la Galerie Laboratorio delle Arti, à Piacenza

2 « Hortus 2/3 » seconda fase, Orte Spaggiari di Castellarquato et final au domaine Torre Fornello, à Ziano

3 Du 15 mai au 20 juin 2008, Galerie Christian Depardieu, à Nice. « Imago 2 » est programmé à Nice, du 27 mars au 10 juin 2009, Salle d’Exposition du Collège Port-Lympia,

4 Pour « Hortus » le groupe était « Coccodrilli a Manovella » et comprenait six artistes, mais retenus ailleurs par d’autres activités, Cristian Arbasi, Annalisa Brega et Laura Segalini  ne pouvaient plus participer à un travail collectif. Depuis le début de  « Imago » Isabella Genovese, Francesca Manetta et Claudia Valla, constituent désormais le groupe « Coccodrilli ».

 

Nice, été 2008

PerformArts n°7 été 2009

 

 

 

 

117.

 

 

Luca Pignatelli ou la « Pop’Vanguardia »

21 mars-31 mai 2009-03-29

Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain

(Mamac) Nice

 

Après s’être orienté vers des artistes américains marquants de la seconde moitié du siècle (Tom Wesselmann en 1996, Indiana en 1998, Donald Judd en 2000, Flanagan en 2002, Rauschenberg en 2005, Richard Long en 2008) donné un bon aperçu de l’Arte Povera ( Zorio, Anselmo, Calzolari, Pistoletto,) le Mamac, enjambant la période Transavanguardia, montre aujourd’hui un peintre héritier de ces courants.

Présentée en trois lieux, l’exposition disperse le travail de cet artiste, et l’impact varie, plus ou moins heureux en fonction des choix d’œuvres et d’installation. « L’œuvre de Luca Pignatelli est imprégnée d’une culture italienne forte de présences antiques, médiévales, renaissantes ou moderne. Elle décline ses racines au fil des images en jouant en permanence sur le fil de la mémoire » écrit Hélène Depotte dans le catalogue de l’exposition. Luca Pignatelli, en effet, ne laisse pas ignorer dans sa production qu’il a commencé son travail de peintre sous le règne de la Transavanguardia et dans le souvenir aussi du Pop’Art, car ses images, ici, sont surtout avions et locomotives en grand format, évocations par les thèmes comme par la manière plus vingtième que quattrocento.

Dans la Galerie Contemporaine du Mamac, au long mur masqué de petites toiles (31x43) posées à touche-touche, images brunes unifiées d’un très pâle rose, vert, bleu ou jaune, l’ensemble reste mièvre et distant malgré l’accumulation des images. Galerie de la Marine, les quelques toiles de grandes dimensions, (jusqu’à 400x300) occupent bien l’espace, et le travail dans des tonalités obscures de terres, s’imposent davantage. Les fonds de bâches usagées, vécues, rapiécées, morceaux de cordes ou ficelles effilochées pendant aux anneaux de fer, sur lesquels se détachent les figures principales découpées dans un matériaux rigides, donnent à ces œuvres une vigueur certaine. L’effet s’accentue encore Galerie des Ponchettes, où cinq toiles (ou bâches) imposantes, une libre au mur, les autres posées comme en attente sur des fragments de vieux madriers, dévorent l’espace.

On nous dit que Luca Pignatelli sera l’un des représentant de l’Italie à la prochaine Biennale de Venise : s’il ne bouleverse pas le regard, ce travail a du caractère, il est construit, sérieux. Et cohérent, ce qui dans le climat actuel est sans nul doute assez insolite !

 

Performarts n°7

Eté 2009

 

 



[1] Voir programmes de concert, invitations, photos et textes, Cat. Alocco, Itinéraire 1952-2002, L’Ormaie éd. Vence 2002.

[2] Fluxus, par Harry Ruhé, published  by "A",  Amsterdam, 1979.

[3]«  …une expo qui vient trente ans après ?  Ça ne peut être que pitoyable ». Ben, Entretien par Michel Giroud . Cat. Hors limites, Centre Georges Pompidou, Paris 1994. Dans ce terrible interview, Ben est d’une effrayante lucidité… ce qui ne l’empêche pas d’exploiter le filon.

[4] Penser au  Spatial Poem développé de 1965 à 1975 par Mieko Shiomi depuis Osaka.

[5] Mentionnées par Charles Dreyfus, évoquées par Ben (Cat. Hors Limites, cf note 1 ) les prises de position politiques fort violentes ou radicales de Fluxus sont peu mises en lumière par les « héritiers » artistes ou collectionneurs : La publication par exemple « Communists must give revolutionnary leadership in culture » de Henry Flynt (World view publishers) qu’on retrouve reproduite dans le catalogue Ubi Fluxus ibi motus 1990-1962 mais en réduction illisible ! Qu’on lise aussi les tracts  Overthrow the human race ! !  qui porte l’indication : issued by the REALISTS c/o Box 180, New York 10013,  et (même adresse postale)   U.S. surpasses all nazi genocide records ! signé George Maciunas (1966 ?).

[6] Voir le tract  Rentrez chez vous de Serge Oldenbourg  (Serge III) » ou la lettre que m’adressait Robert Bozzi le 1er mai 1989 en contribution à la publication Fluxus à Nice  (Z’éditions, Nice, 1989)

[7] « Une lectrice, Mlle F. D. s’interroge et m’interroge sur la notion d’acteur Fluxus utilisée au sens de comédien dans un article dont elle ne me donne pas les références. Il est vrai que les rares articles qui ont couvert en petit événement la commémoration à Nice des 40 ans de Fluxus, (et des 30 ans de sa mort ?) reprenaient en général un texte très fragmentaire de Ben, sans remonter aux documents, aux livres ou études sources, ou bien donnaient une image du «Mouvement » qui l’assimilait à de la peinture ou du théâtre, ce qu’il n’est que dans sa marge la plus anecdotique : Les œuvres Fluxus ne prétendent qu’au statut d’humbles traces de comportement, sans désir esthétique préalable. Mais, bien sûr, prises dans la contradiction de la nécessité de structures pour dire, les artistes font art et des objets tant bien que mal « objets d’art ». J’espère qu’il y avait des créateurs Fluxus, qui actaient et en cela étaient acteurs, mais il n’y a certainement pas d’acteurs au sens d’interprètes comédiens. Ma seule détestable participation au théâtre, hors Fluxus, fut un rôle muet : avec Pignon-Ernest nous étions les infirmiers dans une pièce d’Henri Michaux, participation héroïque puisque nous avions choisi d’être peintres, croyant naïvement en ce temps nous cacher derrière nos toiles. Nous avons appris depuis que ces masques nous révélaient. Si j’ai acté des « Events » Fluxus, c’est que tout le monde peut comme George Brecht aller déposer un pot de fleurs sur un piano. Il y a quelques créateurs Fluxus mais, pour Fluxus, acteur tout le monde l’est. Au début des années soixante-dix nous avons quitté Fluxus et sommes entré dans la maintenance : Nous avons le Félibrige que nous avons mérité. » ( Jeu m’emmêle 9  La Strada n°00, nouvelle série, janvier 2004 )

 



 

 

 

 

 

 

Brèves de lecture…

Dans PerformArts n°7 été 2009

 

118.

 

 

Asphyxiante Santé

Réévaluations esthétiques de la maladie

Par Philippe Godin

L’Harmattan, 2008

 

 

Il n’a pas manqué de critiques pour voir dans tout artiste un malade… au moins un malade social. Et des sociétés qui se disaient humanistes pour justifier logiquement de l’hôpital psychiatrique ces déviants de leur bonne pensée. Mais les rapports entre santé et maladie sont plus complexes, et la zone intermédiaire pour le moins voyageuse. Faire de tout artiste un malade serait faire de tout malade un artiste, les deux hypothèses étant insoutenables, sauf à faire de la création un acte banal – tous créateurs, ce fut soutenu, nous l’entendons encore. À la lumière de l’art brut, des créations issues de la psychopathologie, l’auteur tente une évaluation des critères esthétiques et de leur remise en cause à travers les pratiques artistiques contemporaines : débat insoluble entre les causes et les effets, la nature de la santé et de la pathologie, les possibilités curatives et les résultats symptomatiques, potentiel de créativité ou déviances, vitalité des langages, élargissement des sens, ou destructions obscures.

Nous en restons à devoir repenser à perpétuité – Philippe Godin conclut : « Non pour idéaliser une « créativité » accessible à tout à chacun, en oubliant l’exigence du travail créateur, mais pour revendiquer que l’art, la pensée, ne sont pas seulement affaires de formes préexistantes (Moi, don, tradition…), idéales, passées, figées, mais de productions désirantes, de rencontres multiples, d’agencements, de dialogues, d’exercices critiques, de commentaires irrespectueux avec les textes anciens, etc. »

 

 

 

 

119.

 

ElianArman, bye bye ma muse

par Christine Siméone   

édition fondation A.R.M.A.N. Genève, 2008

 

Les draps du peintre

par Maryline Desbiolles

Fiction & Cie, Seuil 2008

 

Pénélope se plaint. Elle porte plainte. Aujourd’hui son porte-plume n’est pas un vieillard aveugle rompu aux compromissions courtisanes. Une femme. Et plutôt qu’une plume ou je ne sais quel instrument encore barbare de jadis, ou bien l’acier à peine flexible de la Sergent-major de l’école primaire de naguère, on imagine volontiers le clavier discret d’un léger portable. Style journalistique. Rapide. L’épopée est dans la vitesse du récit. Pas cruel, non. Le bistouri ici reste chirurgical. Il n’en découpe pas moins en tranches son objet, métaphore, l’écriture telle une œuvre d’Arman s’attaquant au bronze d’une statue classique.

Paradoxalement ce récit tranchant, ou roman presque, sonne comme l’exégèse apologétique de l’artiste mais reste sévère avec l’homme. Tout aurait été sacrifice à l’œuvre. Mais l’œuvre est l’expression d’une volonté de puissance : dominer la matière, dominer l’objet, dominer aussi les autres, par la force si le charme ne suffit pas. La vie est un combat, l’artiste ne se voit que vainqueur, donc jamais au bout de l’affrontement. Donc conquête de la position dominante en tous domaines : l’argent, les femmes, les pouvoirs de décider – je veux, je peux.

J’impose mon point de vue. Puisque plasticien je suis, le regard est mon objet, et mon sujet. Cet Ulysse vagabonde, et heureux, revient souvent en sa maison. Mais qui va à la chasse… un jour retrouve vide son logis qu’il s’acharnait à remplir. Le plein d’objets fait le vide d’humain. « Je t’aime, est-ce que ça te regarde ? » disait André Gide, ou Henri de Montherlant. (Ou les deux peut-être ?) Arman, lui, dirait plutôt : « Je t’aime, n’est-ce pas suffisant ? ». On disait les écrivains stendhaliens « égotistes ». Lui se fait l’image généreuse, comme un bon roi avec ses sujets. Mais le roi c’est moi, et j’ai dit. Il fait le plein. Il y a celle permanente qui attend, et celles tout aussi nécessaires qui passent. Il advient que la permanente décide de passer. En souffre-t-il ? Il le dit, et c’est probable. Et ceux qui l’aiment ? Certainement. Mais ils l’aiment. Ils restent – ou s’en vont. Il démolit les pianos, les incendie. Elle fera d’autres bruits pour une autre musique. Pénélope vingtième siècle en a marre des claviers brûlants.

C’est qu’ils n’occupent pas le même espace. Des espaces inconciliables. L’espace sonore est béant, il se propulse dans le vide, plus justement hors des objets. Lui s’obstine intensément à combler. Du solide pour ne pas plier. Mais au bout du compte, comme le chêne, cassant. La vie est un champ de bataille, soit. Il y a des effets, directs ou collatéraux. Les tirs fratricides n’en sont que plus cruels. Il faut gagner, avancer, construire, bétonner. Lorsqu’on ne perd pas, il y a quand même des pertes.

On bétonne. La tour n’est ni de pierres ni de briques : dans le béton, des chars, des canons… Ils ne tuerons plus ? Certes. Ils ont tué. Mais c’est la vie… réaliste. La société technologique est un char d’assaut. Après vient la Croix-rouge, Amnesty International. Oui, mais après. Réalisme. Homère déjà raconte : on tue les rivaux, on pend les servantes qui pourraient témoigner… De quoi ? On a fait d’un coup d’œil l’état des lieux. On épargne l’aveugle. Nouveau réalisme mais vieille histoire. Pierre, sur cette pierre… : il sait, mais il n’a rien vu. Il sait dire ce qu’il n’a pas vu. Il ira plus loin, plus profond que l’actualité. Il n’a pas vu, mais il sait dire. S’il dit – c’est son rôle – n’entendent que ceux qui savent. On ne sait toujours que trop tard. Lutte de l’avoir et de l’être. Il y a d’avoir que quand la chose n’est plus étant. Lorsque la chose ne participe plus, n’est plus présente. L’objet fini est mort, le briser ne lui rend qu’un bref éclat de vie. Je sais, l’art est tentative de lutter contre la mort. Mais la mort gagne, toujours. Il faut donc courir très vite, « courir le monde », l’illusion qu’on ne sera pas rejoint. Semer derrière soi des obstacles objectifs : Œuvres qui affrontent le temps, les siècles, les millénaires, disent les historiens d’art. Pluriels trompeurs – car, que pèsent des millénaires face à une éternité ? Illusion sans doute de retarder l’échéance, à l’échelle modeste de la vie humaine. « La Bérézina » titre Arman. Pire : Merde ! C’est Waterloo… « La garde meurt, mais ne se rend pas » ? Elle s’est rendue, et elle est morte. Reste le souvenir. La mémoire, on en fait des monuments, pour faire durer « objectivement » de « subjectifs » souvenirs. La mémoire s’effrite, les monuments s’effritent, –parfois plus vite que la mémoire. On restaure. Mais restaure-t-on l’amour, Pénélope ?

Quand Ulysse revient, –dans l’écriture– ce n’est plus qu’un corps d’imprimerie.

L’œuvre use.

 

Une lecture récente m’oblige à penser à un autre artiste que j’ai connu, quelques années plus tard qu’Arman, mais dans la même période. Lui aussi vivait dans un autre monde… Pas celui d’Arman, et bien que plus voisin, probablement pas non plus le mien. Nous exposions dans les mêmes collectifs, nous nous sommes rencontrés à Paris et chez moi à Nice, nous échangions des lettres, de plus en plus rares, puis la géographie aidant, nous nous sommes perdus de vue, nous croisant la dernière fois au hasard d’une FIAC. Je le retrouve dans « Les draps du peintre » de Maryline Desbiolles. C’est lui, dans sa franche spontanéité, sa naïve croyance dans le pouvoir révolutionnaire d’une pratique artistique. Je relis, dans le courrier ancien, de sa grande écriture hâtive les mêmes phrases que cite M. Desbiolles, et aussi des phrases amicales et confiantes qui me touchent encore. Son devenir, après le milieu des années 70, j’en ignorais le quotidien. Il enseignait dans une école d’art, il avait des marchands… Je savais l’homme souffrant, mais pour le peintre tout allait bien, me semblait-il, de loin… Ce que je lis dans ce récit me bouleverse, mais lui ressemble tellement, même dans les aspects plus sombres, mais si vraisemblables, que j’ignorais. Du roman peut-être. Maryline Desbiolles écrit « On m’a suggéré, un jour, d’écrire une biographie pour me reposer du roman ». Elle s’est embarquée dans une galère. Mais la croisière reste belle : une exploration plutôt qu’une biographie. Alors que l’homme devient présent et s’éloigne, sa peinture d’abord indifférente gagne et fait sa conquête. Approche d’une image qui, je le vois sur le net, rend furieuse « une de ses filles ». Il est vrai qu’ayant estimé son amitié, on souhaiterait que ce récit ne soit que le romancé d’une vie dramatique. Faisons la part du roman, mais le fond reste vrai : le combat d’un peintre coincé entre sa démarche vitale d’artiste et les dures réalités des choses et des hommes trop souvent si peu « camarades » dans ce milieu qui devrait pourtant être idéalement le modèle de l’humanisme.

Jean-Pierre Pincemin a mené à sa manière le même combat qu’Arman. Mais il venait d’ailleurs, n’avait pas les mêmes armes. Lui aussi a gagné, lui aussi a, comme nous tous, perdu. Mais il y a la manière, sa manière, et elle en vaut bien d’autres.

Oui, l’œuvre use.

 

 

 

120.

 

Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise

Alain Amiel, Vangoghaventure.com, éditions 2009

 

Après deux années terribles, à Arles, puis à Saint-Rémy, Vincent, qui ne supporte plus de vivre parmi les malades mentaux, désire revenir auprès de son frère Théo. Ce sera les brefs et difficiles passages à Paris, les rapports complexes avec le Dr Gachet, le séjour à l’auberge Ravoux, et aussi la découverte d’Auvers-sur-Oise, versant lumineux de son crépuscule.

Comme pour le précédent ouvrage paru en 2008, « De Vincent à Van Gogh, une semaine aux Saintes-Maries de la Mer », cette étude s’attache à mettre au clair, comme s’il avait répondu à une interview, une période précise de la vie de l’artiste : car la source principale du récit est l’abondante correspondance dans laquelle il commente au fil des jours sa production. Ainsi, il est possible de suivre presque au quotidien, souvent avec les mots de Vincent, la détresse de cette dure et pourtant féconde période des 70 jours qui seront pour lui le bout de la route, avec en parallèle, dans la chronologie, la force des images de l’œuvre qui semaine après semaine se construit.

 

 

 

121

 

L’image subtile

Jeux visuels et manipulations de l’image

dans l’art de l’Antiquité

par Yannick Le Pape

 

L’auteur indique que « L’ambition de cette étude est finalement double : il  s’agira d’une part de présenter un choix de jeux visuels et d’astuces graphiques (souvent surprenants et parfois novateurs) auxquels l’artiste de l’Antiquité a pu avoir recours : d’autre part étudier quel(s) sens pouvaient revêtir, dans l’Antiquité, chacune de ces manipulations si particulières des images ». Il est vrai que ce texte nous révèle la vision figée que nous avons de certaines périodes de l’art, ensevelis que nous sommes sous les certitudes d’une évidence que par conformisme ou paresse nous n’allons en général guère remettre en cause. Pourtant les « manipulations » des images traduisent des intentions, des glissements du sens qui différencient ce que nous recevons comme des ensembles compacts. Les proximités entre figuration et abstraction, les problèmes de répétitions d’images, d’accumulations de figures dans les bas-reliefs, les débordements hors du cadre, les traitements par fragments et images reconstituées évoquent des pratiques que l’art contemporain aborde, même si les intentions et les significations sont autres, bien sûr. Je me souviens d’Arman parlant du temps où après des études à l’Ecole du Louvre il avait participé à une mission archéologique en Irak, disant, au-delà de la rencontre avec les œuvres dites d’art, l’influence que ces visites et ces fouilles avaient eu sur son parcours, lui permettant par exemple d’assumer « les poubelles » comme images d’une société.

Un livre érudit sans doute, mais qui énonce simplement et avec précision, et garde une clarté agréable pour ceux qui comme moi ne connaîtraient que trop superficiellement l’art ici analysé.

 

122.

 

 

Quand l’œuvre a lieu

L’art exposé et ses récits autorisés

(nouvelle édition revue et augmentée)

par Jean-Marc Poinsot

Les Presses du Réel, Collection mamco 2008

 

Il s’agit de l’édition augmentée de d’articles de réflexion sur l’art des années 60 à 90 : Comment, dans cette période, le rapport au lieu (ou non-lieu) d’exposition prend place dans la création et le discours (récits autorisés) des artistes. Les préliminaires (qui ne sont pas ici très explicités) sont anciens, mais s’expriment surtout avec Dada, Marcel Duchamp, les avant-gardes des années 20, Fluxus…avec la tentation, chez certains artistes, (comme Klein, Buren, Weiner) de remplacer par l’analyse du projet l’œuvre faite, ou de lui donner un rôle accessoire, (l’art conceptuel des années 60) d’autant plus encouragés dans ces dispositions par les critiques qui deviennent ainsi les arbitres incontournables, puisque non seulement ils valident le discours, mais ils peuvent enfin en produire en égaux, en « créateurs ». J-M Poinsot montre que « …le musée qui construit in fine l’histoire et la valeur symbolique garantes de la légitimité sociale de l’art »  se transforme avec les Musées contemporains ou des Centre d’art en lieux de production. J’y vois, moi, la perte de crédibilité de l’institution muséale, car A ne justifie plus A s’il est A, si n’est plus produit que ce qui est de naissance annoncé validé, s’il n’y a plus affrontement dialectique mais identification. Le rôle de l’histoire de l’art est bien de remettre en question ce qui paraît acquis. Un livre à réfléchir.

 

 

123.

 

 

Morales de l’art

Par Carole Talon-Hugon

Presses Universitaires de France, coll. Lignes d’art, 2009

 

Morales. Le pluriel est ici important. Et le débat historique. Il n’est que de parcourir les notes de bas de page, et voir au hasard parmi les auteurs cités : Claudel, Tolstoï, Alberti (1435) Molière (1664) Aristote (IVe s. av. J-C.) Pascal, Diderot, Rousseau, Lessing (1758) Sartre, Adorno, Horace (1er s. av. J.-C.),  Milton (1671) Gide, Wilde, et aussi des contemporains, ceux de langue anglaise étant curieusement beaucoup plus nombreux. Il est sans doute des territoires où la transgression est plus culpabilisante, des sociétés dans lesquelles la morale est plus prégnante ou bien, parfois, l’expression du problème plus libre. Thème de réflexion singulièrement d’actualité. Reste que la dialectique esthétique/éthique, balançant entre complicité et opposition ou composant avec l’un et l’autre, est toujours présente, exprimée ou sous-jacente. Il faut que le débat ait lieu, qu’il ait même de préférence des lieux. Rien d’étonnant me semble-t-il, l’art étant le lieu de la meilleure expression des pensées, que les débats d’idées d’une époque, en recherche de formulations ou de formes, soient toujours plus ou moins présents dans les œuvres – et, comme dans ce livre instructif, l’examen du problème cent fois sur le métier remis librement en ouvrage. A chaque auteur, à chaque lecteur de faire avec…

 

 

124.

 

 

Mégapolis Les derniers pas du flâneur

de Régine Robin

Collection Un ordre d’idées, Stock.  2009

 

L’auteure revendique le droit d’être, comme Jean-Didier Urbain, « un idiot du voyage ». Fascinée, avoue-t-elle, par les mégapoles qui lui paraissent être l’avenir urbain. À moins, je me prends à rêver, qu’un renversement des conditions de vie et des cultures ne les destine à devenir des villes fantômes, comme le sera peut-être bientôt Venise, qui en quarante ans a perdu les deux tiers de sa population, et va peut-être vers le destin les citées filmiques abandonnées après une ruée vers l’or.  Nous sommes avec ce livre dans le regard encore ébloui par les néons de la seconde moitié du vingtième siècle. Historienne, sociologue, oui, mais romancière. Au fil de la lecture de ces 400 pages, nous soupçonnons la coupable (romancière, oui, mais universitaire !) de ne voyager que comme alibi à ruminer les textes, et surtout les images, massivement emmagasinés au cours des ans. Elle écrit :« des paysages industriels, des banlieues anciennes à moitié abandonnées, des cités HLM, des jardins potagers, des zones pavillonnaires, des villes en voie de rénovation, des terrains vagues, je frémis de bonheur, et la lecture du récit de cette aventure me ravit l’âme. »

À suivre les notes qui jalonnent cet ouvrage en bas de page, vous pourrez constituer une vaste filmo-bibliographie sur le sujet. Je me suis ainsi amusé, entre autres, pour n’y jamais avoir été mais avoir lu quelques polars, à visiter Los Angeles sur les traces du célèbre Hieronymus Bosch (dit Harry Bosch, inspecteur du LAPD créé par Michael Connelly). Au fil des délires et fantasmes de l’écrivaine, vous décrypterez ainsi, à travers de nombreux livres et de souvent anciennes pellicules, les terrifiantes mégapoles, New York, Tokyo, Buenos Aires, Londres, mais sans que soient mentionnées Gap, ni même Aix-en-Provence où dans les cinémas à notre époque régnaient la Nouvelle vague, et Rosi, Fellini, Antonioni.  Très satisfaisant, surtout pour ceux qui, comme moi citadins stabulants, auraient horreur de sortir de leur « atelier » ou « librairie »… et peuvent ainsi vérifier qu’ils connaissent bien le monde par images et mots existant.

 

 

125.

 

De la peinture en général,

Et de l’art du XXe siècle en particulier

 

(Peinture, pédagogie, ou les enjeux de l’histoire de l’art)

 

Les publications prétextes à cet article sont d’abord conçues comme instruments pédagogiques, et n’auraient sans doute pas mérité plus de quelques lignes si elles n’étaient pas, aussi, symptomatiques de l’état des lieux : dans ces écrits l’enjeux, non déclaré, est la façon actuelle de concevoir l’histoire de l’art, la manière implicite de penser l’art et la création en général. Il ne s’agit en effet, en plus schématiqu, que de la traduction de ce qui se joue dans d’autres livres destinés à des publics plus impliqués comme « acteurs » sur la « scène de l’art ».

 

« La peinture » de F. Giboulet et M. Mengelle-Barilleau (1) est un ouvrage construit de manière très didactique, conçu pour poser les bases de la connaissance et destiné principalement aux lycéens, étudiants, et professeurs des écoles. Moins dense et moins complexe que, par exemple, le « Lire la peinture » de Nadeije Laneyrie-Dagen (2), mais adroitement schématique, il privilégie la clarté de l’exposer, et la vision la plus courante de la peinture. Ses qualités en font un instrument efficace, mais qui sera sans doute rapidement insuffisant pour les étudiants des spécialités concernées. On regrette donc que chacune des entrées ne soit pas l’occasion d’une indication bibliographique orientant les lecteurs vers un approfondissement du sujet. Regret encore, la place faite à la peinture dite contemporaine : Les deux pages consacrées à l’art contemporain aux Etats-Unis et les deux données pour l’art contemporain en Europe ne sont en rien représentatives de la richesse du demi-siècle écoulé. Pour la page « Les limites de la peinture » ( ?) nous aurions mieux vu un Yves Klein ou un Fontana là où est présenté Olivier Debré, et plutôt Gaston Chaissac que Karel Appel. Comment, sans pouvoir comprendre (aux deux sens : englober et analyser) l’art contemporain, pourrait-on saisir l’histoire, la vie et les vrais enjeux de l’art à travers les âges ? Mais sans doute les techniques et la diversité des mouvements depuis le début du vingtième siècle exigeraient un autre ouvrage de même ampleur. Dans la même logique, signaler les musées les plus significatifs est une bonne idée : cependant, pourquoi aucun musée d’art contemporain dans ces listes ? La vie ne s’est pas arrêtée au milieu du siècle dernier.

 

Malgré ces quelques manques, et dans les limites de ses objectifs académiques auxquels nous attribuons la très stricte observance de la spécificité du domaine abordé, un bon ouvrage pédagogique  élémentaire.

 

« Histoire de l’art 20e siècle, clés pour comprendre » de Denis Laoureux (3) est semble-t-il plus ambitieux. Traiter un siècle d’art en 250 pages est un pari plus que périlleux. Le parti pris de ne donner aucune reproduction permet au texte de se développer plus abondamment, sans pourtant éviter le schématisme. Et plus l’histoire entre dans la période contemporaine, plus la version officielle devient dominante. Version publicitaire et bancaire, c’est-à-dire celle des galeristes et des « grands » collectionneurs : en français, des marchands et des plus riches collectionneurs, ceux qui font la cote, pas toujours dans la logique des valeurs créatrices.

 

Ce ennième ouvrage n’échappe pas aux défauts des livres similaires, et c’est peut-être parce que l’insatisfaction née de ce décalage rend opaque les logiques créatrices que les écrits de ce type se multiplient. Toute la première période, ayant déjà fait au fil des ans l’objet de longues et sérieuses recherches et de nombreuses publications, est bien documentée et analysée de manière plus nuancée. Ensuite, les vues se dégradent. Le propos bascule de l’analyse du fond vers l’exposé plus événementiel où l’exposition vaut argument et la célébrité de la personne la valeur de l’œuvre. Les arbres cachent la forêt. La « société du spectacle » (car la publicité est spectacle et apparence) met en avant les objets d’art, ou de façon plus générale tout ce qui fait « image d’art ». Dans cette logique la scénographie prend le pas sur l’élaboration du sens et rend compte de la « scène de l’art » plutôt que de sa pensée. Ce qui ne peut nous surprendre, puisque nous savons que l’histoire de l’art se heurte aux mêmes difficultés et enjeux que l’Histoire en général, dont elle n’est après tout qu’une part, même si elle se propose souvent comme un domaine autonome. Les trous et manques de ces exposés sont significatifs de l’écart qui sépare l’histoire du marché de l’histoire de la pensée dans un temps où la critique promotionnelle supplante trop souvent la réflexion critique, réduite paradoxalement à se réfugier en général dans l’élaboration universitaire. Ne nous étonnons pas que l’importance de l’artiste soit estimée en fonction de son chiffre d’affaire dans une société où le premier argument en faveur d’un livre est d’annoncer ses ventes en centaines de milles ou son prévisionnel fort tirage.

 

Ces processus renforcent les énoncés schématiques (et ici l’enseignement, qui dans ces pratiques la voie trouve la plus facile, reprend son rôle traditionnel de sacre académique). Dans la période contemporaine (le demi-siècle de vie active d’un être humain, dirons-nous) les étiquettes proposées par l’affichage promotionnel sont fort commodes. Si, par exemple, le nombre de peintres appartenant à l’Impressionnisme reste imprécis, la tendance serait depuis quelques décennies à labelliser les appartenances aux groupes, mouvements ou tendances, en fonction des seules décisions du ou des patrons du moment, le critique ou les marchands dominants dans les médias, sans privilégier comme il semblerait évident l’analyse des travaux. C’est qu’à la bourse de l’art un « nom » constitue un capital, et si l’on oublie de signaler un mouvement dans un ouvrage, c’est que les artistes qui le constituent n’ont pas atteint des cotes suffisantes. Ainsi, effacé par J. Cage et le Pop’Art, « Fluxus », défini faussement comme « esprit nihiliste » n’apparaît qu’en quelques lignes rapide dans l’ouvrage qui provoque la présente réflexion, bien que l’Event (G. Brecht) et le Mail Art (Ray Johnson, ignoré !) soient nés en son sein, que le Happening, l’Art Corporel, la notion de Performances viennent de la même source ou pour le moins de son entourage, et que « Fluxus » ait depuis trente ans fécondé nombre de démarches. Ainsi, la peinture analytique et critique des années 60 se réduit à deux groupes dont tous les artistes ne présentent pas le même intérêt, négligeant les cinq ou six artistes qui comme Jean-Michel Meurice ou Pierre Buraglio (par exemples) ont des démarches plus remarquables. C’est oublier, dans la rigidité des classifications conventionnelles, que ce sont souvent les artistes restés sur les marges des grands courants (Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Klee…) qui sont les plus marquants…

 

S’il n’illustre pas ses propos, l’auteur fournit une bibliographie abondante, par thème au fil de l’ouvrage, et plus générale en fin de texte. Aucun ne pouvant prétendre à la perfection, cet ouvrage est donc un outil dans son ensemble exploitable avec profits.

 

La conclusion que nous pourrions tirer de la visite de ces ouvrages totalisants à visées pédagogiques, et qui ont sans doute tels quels leur utilité, est qu’il serait sage d’envisager de les construire en collectif, de croiser les regards, quitte à introduire des contradictions, à soulever des doutes… si provoquer questions et réflexion chez les étudiants et les amateurs n’est pas devenu répréhensible.

 

Marcel Alocco

 

1. « La peinture » de F. Giboulet et M. Mengelle-Barilleau

Collection Repères pratiques, Nathan

2. « Lire la peinture » de Nadeije Laneyrie-Dagen, Larousse

3. « Histoire de l’art 20e siècle, clés pour comprendre »  de Denis Laoureux

De Boeck éditeur, Bruxelles

 

 

 

PerformArts n°7 été 2009

 

 

 

126.

 

 

Vanité

(ou petit poème pour le Passage de Retz)

 

 

« Je n’ai jamais été Fluxus » (Robert Filliou)

« Fluxus ? C’est quoi ?... » ( George Brecht)

 

 

 

Je ne sais pas ce qu’est Fluxus

Fluxus Fluxus Fluxus n’est pas

cette horde pathétique de survivants

vieillards belliqueux qui se ruent à la soupe

hurlant mériter l’écuelle la plus grosse et la plus pleine

pour bientôt finir chacun avec la peau bouffée aux vers mais

… le plus riche du cimetière.

 

Marcel Alocco

Florence, Nice juin 2009

(Envoi à Ben et à divers sites)

 

 

 

 

     

c